« Fanny et Alexandre », d’Ingmar Bergman, mise en scène de Julie Deliquet

Gaël Kamilindi, Denis Podalydès, Rebecca Marder, Julie Sicard, Jean Chevalier © Comédie-Française

La grande famille du théâtre…
Rarement expression toute faite n’aura trouvé meilleur emploi que pour désigner l’adaptation de Fanny et Alexandre du cinéaste et dramaturge Ingmar Bergman (1918-2007) qui se joue actuellement à la Comédie-Française.
Des voix et des rires résonnent derrière le rideau qui ne s’est pas encore levé. Ou qui vient de tomber… C’est la fin d’un spectacle – et le début du nôtre. Un comédien et directeur de théâtre, Oscar Ekdahl (Denis Podalydès), entrouvre le rideau et s’approche jusqu’à l’avant-scène, et nous remercie d’être venus assister à la dernière de sa pièce du 24 décembre. L’œil de l’acteur brille de joie, heureux du miracle de la représentation qui vient de s’accomplir, heureux de ce que l’espace du dedans (le théâtre) offre de refléter et de comprendre l’espace confus du dehors, heureux de saluer en face son public sans qui il ne serait acteur que de lui-même. Heureux enfin d’inviter tout le monde à la première d’Hamlet, à la rentrée prochaine.

Gaël Kamilindi, Elsa Lepoivre, Denis Podalydès, Rebecca Marder, Florence Viala, Jean Chevalier © Comédie-Française

Une joyeuse bande de saltimbanques

Le ton est donné. Chaleureux, généreux, amoureux. Inhabituel. Deux autres tirades, dites plus tard par Émilie Ekdahl, l’épouse du précédent et comédienne (Elsa Lepoivre, déchirante), et Gustav Ekdahl, son frère et restaurateur (Hervé Pierre, truculent), viendront sous la même forme directe compléter cet éloge du théâtre comme art de la mystification et du rêve. En attendant, c’est la fête de fin de spectacle qui, mêlée aux festivités de Noël (à moins que ce ne soit l’inverse), compose dans les coulisses du théâtre un bel œcuménisme de saison.
La coutume théâtrale, qui veut que l’on célèbre la dernière des représentations, a déposé au pied du sapin ses tracas ordinaires, et chacun en tire un bon profit. On boit, on rit, on s’embrasse, on se félicite. On est ravis d’être ensemble, en famille, de faire famille au sens large de la troupe de théâtre dont les Ekdahl constituent le noyau tendre. Corps et mots circulent en tous sens, virevoltent, se télescopent avec bonheur. Sûr qu’on sait s’amuser chez les saltimbanques ! On entonne un lied allemand (Lydia Ekdahl/Véronique Vella), on déclame des vers d’Ibsen (Helena Ekdahl/Dominique Blanc). Et nous, spectateurs, l’on se plaît à entendre un bout d’Une maison de poupée jouée en 1997 sur la scène de l’Odéon par la même immense actrice, aujourd’hui pensionnaire du Théâtre-Français.

Rebecca Marder, Jean Chevalier, Anna Cervinka, Anne Kessler, Thierry Hancisse © Comédie-Française

La vie est un théâtre

Un rien de théâtralité, de générosité un peu surjouée prête à tous des « manières de jeu ». Le doute s’immisce, le jeu s’en mêle – s’emmêle à la vraie vie sans prévenir, sans rupture franche, accentuant ainsi l’illusion que ce à quoi l’on assiste est du « faux » alors qu’on est dans le « vrai », que les comédiens de la pièce, non pas ceux du Français, « jouent » une scène de fête alors qu’ils la « vivent ». La pièce est achevée, mais « ça » semble encore vouloir jouer. Tous, la défroque de leur personnage à peine ôtée, ont remis leur costume et réendossé leur rôle – le rôle de leur vie. Et en jouent sans compter, sans se tromper. Lucides acteurs d’eux-mêmes. Car qui, plus que ces comédiens qui connaissent leur Shakespeare, sait mieux s’amuser de la porosité entre la scène du théâtre et celle de la vie ?
Sur ce point, la mise en scène de Julie Deliquet fait merveille. Sa force est précisément de dépasser la simple citation ou la mise en abyme, et de se situer dans cette zone intermédiaire, ténue, mêlée, perméable du jeu des masques de l’existence. De capter l’endroit où l’un devient l’autre, où tout bascule et se transforme. Où tout n’est plus que farce, qu’il faut bien prendre au sérieux.

Florence Viala, Hervé Pierre, Véronique Vella, Dominique Blanc, Julie Sicard, Laurent Stocker, Cécile Brune © Comédie-Française

Retour à la vie du théâtre

Nous sommes, en 1907, dans les murs d’un théâtre suédois. Oscar, son directeur, rêve depuis longtemps d’incarner Hamlet. Il y travaille, il s’acharne. On (sa propre mère) le dit mauvais acteur. Il persévère et, par la grâce survoltée du jeu de Podalydès, nous donne bientôt à voir une instructive et hilarante leçon de mise en scène. Mais, trop de pression, de travail, l’histrion meurt lors d’une répétition. Sa femme Émilie décide de quitter le théâtre, lasse de jouer des rôles, de composer, de vivre dans le mensonge, dit-elle, désireuse désormais d’embrasser la vraie vie et de convoler avec l’évêque Edvard Vergerus (Thierry Hancisse). Débute alors la seconde partie de la pièce, l’envers du décor de la première, où Emilie, partie avec ses deux enfants Fanny et Alexandre, découvre l’enfer chez Dieu. Son mari est austère, dur avec elle, sadique avec les enfants qu’il torture quand il dit les aimer.
Dans le rôle, Hancisse est un père-la-rigueur terrifiant, marchant en permanence sur la corde raide de sa propre démence. Le jeu puissant de l’acteur, et à ce point habité que l’on ne sait plus cette fois-ci où débute et où finit le théâtre, laisse entrevoir les mille tourments d’une âme éprise d’absolu. À la fin, épouvantée par le monstre, Emilie se sauve, aidée par un précieux ami antiquaire (Isak Jacobi/Gilles David, troublant), et quelques tours de magie, et parvient à rejoindre les siens, sa famille, son théâtre. Échappée du caveau de l’existence (la scénographie sépulcrale est signée Éric Ruf), elle renaît.

Thierry Hancisse, Rebecca Marder, Elsa Lepoivre, Jean Chevalier © Comédie-Française

Du cinéma

La metteure en scène Julie Deliquet présente une adaptation réussie, à la fois proche et éloignée, du long-métrage testamentaire que Bergman livra au cinéma en 1982 – une œuvre « remontée » de son propre téléfilm en quatre épisodes, lui-même adapté du scénario romancé qu’il avait publié en 1979.
Deliquet en reprend la trame générale (d’une durée de trois heures comme le film) et, selon le même geste inversé du réalisateur chez qui il y avait beaucoup de théâtre, elle diffuse du cinéma dans sa mise en scène. Les longs plans-séquences du cinéaste suédois deviennent de vastes tableaux scéniques.
Dans la seconde partie de la pièce, les changements de lieux, où l’on commence à jouer dans un espace pour poursuivre dans un autre, sont de véritables fondus-enchaînés correspondant au recouvrement d’une image filmique sur l’autre. Le jeu de Thierry Hancisse trouve des références dans le cinéma de genre, entre Robert Mitchum (La nuit du chasseur de Charles Laughton, 1955) et Christopher Lee (en particulier pour ses rôles dans la série des Dracula).
Le cinéma horrifique, où se mélangent religion et tentation, chair et damnation, sert de caution au changement d’âge de Fanny et Alexandre (des adolescents ici, alors qu’ils ne sont que des enfants d’une dizaine d’années dans le film) permettant d’interroger les questions d’identité et de sexualité naissante, obscure, brutale.

Noam Morgensztern, Véronique Vella, Gilles David © Comédie-Française

Le théâtre-monde

Deux mondes s’opposent diamétralement ici. Or, paradoxalement (?), c’est l’univers du théâtre, du faux et de l’illusion qui est le plus vivant. Tout y est plus grand, plus vibrant, plus intense. C’est aussi un abri contre les souffrances et interdits d’une vie honnie (chez Vergerus), un refuge dans l’imaginaire, comme celui de l’enfance, qu’Alexandre et sa sœur refusent d’abandonner.
La trajectoire que suit Émilie, qui revient au théâtre, ou l’esprit rêveur d’Alexandre, qui s’y maintient, offrent des moyens de se soulager du poids de l’existence. Fût-ce au prix de quelque arrangement avec la mort, faisant de la première, une femme sacrilège (le meurtre de Vergerus), et du second, un découvreur de sortilèges (le spectre d’Oscar).
Bergman nous le dit, le théâtre transporte. Il est une part du monde perdu de l’enfance, qu’il nous donne de reconquérir. C’est le lieu des possibilités inconciliables, de l’illusion et du concret. Le lieu du peu et du tout, qui ravit littéralement le spectateur dans deux scènes de jeu pur : la mise en scène d’Hamlet et le petit théâtre d’ombres de Fanny et Alexandre. Le théâtre est alors l’occasion pour lui, s’il en accepte le contrat, d’aller au-devant d’un peu de lui-même oublié.
Fanny et Alexandre est une pièce de troupe, qui fait de sa représentation une vraie fête. Dix-neuf comédiens sont présents sur scène. Autrement dit une bonne partie de la grande famille du Français qui affiche un plaisir non feint à jouer nombreux, et où chacun, tel Laurent Stocker/Carl Ekdahl (décidément exceptionnel), trouve justement à s’exprimer dans l’espace que lui réserve la subtile mise en scène de Julie Deliquet.

Philippe Leclercq

 
• Du 9 février au 16 juin 2019, à la Comédie-Française (salle Richelieu), à Paris.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

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