"Juste la fin du monde", de Xavier Dolan, d'après Jean-Luc Lagarce
Pour un enseignant, le film de Xavier Dolan, réalisé en 2016 et disponible en dvd, peut être très utile : avec un casting composé de stars, il offre la possibilité à des adolescents d’avoir accès à une œuvre théâtrale moderne, que l’adaptation cinématographique permettrait de rendre accessible, moderne et peut-être plus séduisante.
« Le fils retourne dans sa famille pour l’informer de sa mort prochaine. Ce sont les retrouvailles avec le cercle familial où l’on se dit l’amour que l’on se porte à travers les éternelles querelles. De cette visite qu’il voulait définitive, le fils repartira sans avoir rien dit. » (Jean-Luc Lagarce.)
Le film n’est pas une captation d’une pièce de théâtre mais une adaptation, plus proche d’une vampirisation, où Xavier Dolan s’approprie la pièce écrite par Jean-Luc Lagarce en 1990, pour la faire connaître certes, pour montrer son goût des psychodrames et d’une écriture moderne et âpre, mais aussi pour approfondir son univers propre en utilisant un matériau façonné par un autre, et en le retaillant aux dimensions de son imaginaire.
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Une adaptation singulière
Il serait très hasardeux de faire du film le miroir des intentions de Lagarce, et même un intermédiaire vers une écriture théâtrale, tant son rythme est cinématographique. Si le cinéaste fait débat encore, cette adaptation montre à quel point il cherche une efficacité et une personnalité dans la mise en scène cinématographique. Le film de Dolan est plutôt fidèle à Lagarce, mais ce n’est pas le plus important, paradoxalement.
On peut présenter le film comme une possibilité pour approcher l’écriture de Jean-Luc Lagarce (au programme de l’option théâtre du baccalauréat dès 2008), à condition de bien montrer, presque dans le même temps, comment les émotions que transmet le film ne dépendent pas exclusivement du texte – souvent condensé, subtilement réécrit, même si certains moments clés sont conservés –, mais du rapport entre les mots, ce qui est dit, et ici ce qui est presque dit ou pas dit du tout, et les images (la façon de filmer les visages, l’usage de la lumière, les ruptures de rythme).
D’ailleurs, il peut être intéressant de choisir, pour commencer, quelques moments du film très éloignés du climat de la pièce de Lagarce (les dialogues vulgaires d’Antoine, l’entrée en scène des personnages au début du film, la scène de la danse, les tatouages de Léa Seydoux, voire la façon dont Nathalie Baye est habillée) pour faire comprendre comment Dolan considère ces désignations (Antoine, Catherine, Suzanne, la Mère). Ce ne sont plus des voix errantes, plus ou moins violentes, mais des personnages et des corps qui peuvent parler un langage proche du nôtre et habiter le même monde que nous. Il ne s’agit pas d’être réaliste à tout prix, mais de créer une vraisemblance minimale, qui brise la volonté abstraite de Lagarce.
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Le prologue et l’épilogue
La question de la fidélité est intéressante ici car Dolan, notamment, garde le début de la pièce et supprime l’épilogue, qui pourtant fait un effet de symétrie assez beau, au profit d’un recours au symbolisme très appuyé. Au début, le cinéaste essaie de rendre très concret l’arrivée de Louis : le prologue devient une voix off qui accompagne Louis, exprime ses idées enfouies et nous montre patiemment comment il revient, de façon très concrète.
Il est intéressant de noter comment il fait apparaître son personnage : le spectateur ne le voit pas tout de suite, dans une semi-pénombre, de dos, relié à un espace neutre de transition (l’avion ou la voiture) et à des gestes disparus (l’enfant, comme un rappel nostalgique de ce qu’il a été, de ce qu’il est encore et qu’il ne sera plus du tout). L’accès au visage d’Ulliel s’effectue au mot « mort ». Cela peut paraître contradictoire, mais cela ne l’est pas. Nous le découvrons au moment où il organise sa disparition.
Les plans où nous le voyons à peine, ou mal, sont très nombreux. Le clair-obscur en est une raison, mais il est souvent relégué dans un arrière-plan flou, où il nous échappe. Le jeu de l’acteur, tout en tremblements et en hésitations, essaie de retrouver cet effet de disparition par l‘usage du corps et l’interprétation. Le cinéma sert à Dolan pour créer des univers de limbes, éphémères et évanescents : les espaces sont très peu filmés en tant que tel, et la façon qu’il a de se rapprocher des visages lui permet de ne pas filmer les éléments en profondeur.
Il serait intéressant de montrer comment le théâtre, alors que les acteurs sont réels et comme à portée de mains, permet lui aussi de créer des fantômes, et de se demander avec les élèves dans quel art, ou par quelles mises en scènes, les personnages semblent exister le plus au monde. De même, la suppression d’un passage est toujours extrêmement suggestive, d’autant que la fin de la pièce est très émouvante et exprime en peu de mots, avec le récit d’un rêve, la douleur des émotions inexprimées et des actes retenus.
Dolan a-t-il eu peur de briser l’arc linéaire de son film ? Le film s’arrête avec l’expulsion de Louis hors de la scène familiale, et si Louis revient, c’est sous la forme d’une allégorie pour immédiatement s’allier visuellement avec un oiseau à l’agonie. Est-ce ici une liberté éteinte, une jeunesse sacrifiée ? Qu’est-ce qui meurt avec Louis ? Dolan fait le choix de finir par la mort, et non par le remords ; et en cela il fait un pas de côté par rapport à l’univers de Lagarce.
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Le personnage de Catherine
La question de l’adaptation permet évidement de comparer la place respective des personnages, leur sens et leur évolution. Entre Louis et Antoine, d’une œuvre à l’autre, le rapport n’est plus du tout le même. Chez Lagarce, Antoine est le petit frère de Louis, et recherche une reconnaissance, alors que Louis est l’unique objet d’admiration et d’adoration de la part de toute la famille. Chez Dolan, Cassel ressemble bien davantage à un grand frère, par son âge, sa force physique, la brutalité de son jeu. Il n’est jamais en situation de vulnérabilité, au contraire. Sa violence n’est pas toujours le résultat d‘une blessure ; c’est aussi un élément de domination.
Cela peut paraître un détail, mais même en conservant le nombre des personnages et un certain nombre de traits de caractères, Dolan déplace l’équilibre que Lagarce a construit. La mise en scène de Dolan s’efforce de remettre Catherine à la même hauteur que Louis. Pour ce personnage, l’image recherche les rapprochements, les jeux de miroir et de ressemblance, que le texte n’induit pas nécessairement. Par les silences et les regards, Dolan tresse entre ces deux personnages un sentiment de compréhension et de fraternité, que Louis ne retrouvera pas avec son frère et sa sœur. C’est aussi une façon de mettre un personnage en avant, de le sauver, de le faire exister sans passer forcément par la dramaturgie.
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La construction du film
La pièce ne veut pas du tout passer pour une tragédie classique, même si le thème de l’aveu, les conflits de la fraternité, le motif du retour impossible et de l’accueil intenable pourraient l’allier à des schémas dramatiques que la tragédie classique a beaucoup travaillés. De fait, Lagarce déplace le centre de gravité de la pièce, déséquilibre la construction, de sorte que subrepticement la pièce aboutit à un duel entre deux frères et que les autres personnages féminins deviennent à la fin moins importants, voire secondaires. Ce sont moins des personnages que des voix, rattachées à des sentiments, des états, voire des élans.
Dolan densifie l’évolution dramatique et trouve un rythme qui fait de chaque tirade et de chaque confrontation entre Louis et les membres de sa famille un petit épisode. Les personnages ont ainsi le droit d’exprimer leurs sentiments, tous à égalité, de façon démocratique et juste, et, à chaque fois, Dolan change sa mise en scène pour coller aux enjeux éthiques ou affectifs, pour que le rapport de Louis à sa famille soit singulier à chaque fois.
Pour mieux mettre en évidence cette structure et se défier de la linéarité chronologique, Dolan invente régulièrement de petites séquences qui se démarquent stylistiquement du reste du film : un souvenir d’enfance ou bien une première liaison homosexuelle. Ces échappées ne proviennent absolument pas du texte de Lagarce. La forme, lors de ces moments, n’est plus dépendante des gros plans et des confrontations de visages. Dolan cherche la caresse, la légèreté d’un sentiment, l’impudence du désir.
Ces moments donnent davantage de chair et de densité au personnage de Louis, rendent son désir, sa vie plus concrets ; et tout ce qui se rapporte à la visite familiale, en revanche, est sous le sceau de la désincarnation et de la disparition. Ce sont des moments nostalgiques mais heureux, filmés comme s’ils appartenaient à un autre Louis, définitivement révolu. Il n’y a donc pas qu’une aération du récit ; c’est un détour, un effort pour rendre le passé plus réel. En contrepartie, les scènes au présent paraissent presque irréelles, abstraites, et les espaces sont filmés au plus près, de telle sorte qu’il est très difficile d’y voir, sauf lors de la séquence finale, quelque chose comme une scène théâtrale.
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Sortir du théâtre
Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de théâtralité propre à Dolan. Si l’on demandait à un élève d’essayer de filmer les scènes, il chercherait d’abord à placer les corps dans un espace commun puis à découper à l’intérieur de cet espace de sorte que le spectateur puisse repérer les positions respectives de chacun. Dolan, avec beaucoup d’aplomb, n’essaie pas de faire cela. Les corps sont très peu mobiles, presque toujours paralysés lors des grandes scènes de confession, et le cinéaste ne cherche pas à quitter cette austérité.
L’entrée en matière est révélatrice : lorsque les cinq personnages se retrouvent pour la première fois, le ton monte immédiatement et chaque caractère se trouve déjà au bord de la rupture. Dolan aurait pu facilement orchestrer un chaos en plaçant plusieurs corps dans le même plan et en jouant sur les intervalles qui les séparent. Au contraire, il les isole chacun dans un plan : ils crient sans rien partager ensemble, et le cinéaste ne cherche pas non plus à articuler les plans entre eux par des raccords entre les regards. Ce n’est plus la disposition sur le plateau qui compte ici, mais le découpage haché que le montage impose.
Ce n’est qu’à la fin du film, véritablement, que les personnages arrivent à habiter le même espace ; mais, là encore, il y a quelque chose d’ambigu puisqu’ils ne se retrouvent ensemble que lorsque Louis est sur le point de les quitter et le geste que fait Antoine de sa main a une signification double. Il repousse son frère tout autant qu’il se retient à lui. C’est la seule fois où les conflits donnent lieu à une véritable chorégraphie : les personnages se tendent de tout leur corps et habitent un espace qui paraît ici agrandi.
Il y aurait une situation analogue au début du film, lorsque Suzanne esquisse avec sa mère quelques pas de danse – ces moments sont rares, tant les corps sont ici corsetés, reclus, arrêtés : des captures d’écran sur les différentes attitudes des personnages, assis ou allongés, permet facilement de le montrer. Le théâtre n’est pas nié, mais Dolan ne cherche pas à s’y plier, il s’en inspire au profit de sa mise en scène.
Le mouvement de la mise en scène
Au théâtre, c’est par la position dans l’espace, les isolements ou les rapprochements entre les personnages dans un espace unique que le metteur en scène peut créer de l’abstraction et des ruptures de rythme. Ici, c’est par la longueur des plans, leur succession dans le montage que quelque chose se crée.
Deux exemples me paraissent ici fondamentaux et montrent comment l’image traduit quelque chose qui dépasse les mots ou dans lequel les mots s’enferrent et s’enlisent.
Le premier exemple est fourni par la longue scène de voiture : le visage de Cassel n’est jamais montré. Les mots s’accélèrent, comme la voiture, s’entrechoquent, mais les corps restent à la même place, séparés et s’ignorant l’un l’autre. Le plan paraît alors énormément rigide, alors que les mots se font violence et que le spectre d’un combat physique rôde. Cette construction serait compliquée au théâtre et on n’aurait sans doute pas cherché à réaliser ainsi cet écart entre une parole qui n’en finit pas de se développer en voix off et l’invisibilité totale des visages et des bouches. On n’imagine pas cette fixation sur les nuques, ni le fait de créer une écoute sans montrer du tout le lieu physique de l’énonciation. Il y a une violence interne à l’image.
Second exemple, très beau, qu’on imagine au contraire plus facilement au théâtre qu’au cinéma : l’intrusion étrange de la lumière lors de la scène de départ. Ce peut être un crépuscule, mais Dolan ne joue pas vraiment la carte du réalisme. C’est une lumière symbolique qui envahit l’écran de plus en plus, de façon à envelopper les corps et à aveugler par moments le spectateur. Est-ce la lumière de la vérité, l’approche de la mort, l’anticipation d’un deuil à faire ou juste une offrande de beauté alors que Louis, une fois sorti, aura définitivement disparu ?
Peut-être est-ce aussi une représentation frontale du titre de la pièce : les personnages se déchirent pour se dire leur amour, mais rien ne pourra empêcher l’absence de réconciliation et l’échec de leurs retrouvailles. Ce serait cela la fin du monde.
Jean-Marie Samocki
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• Biographie de Jean-Luc Lagarce par Jean-Pierre Thibaudat.
• « Juste la fin du monde », d’après l’œuvre de Jean-Luc Lagarce, interprété par les comédiens-français, de Olivier Ducastel et Jacques Martineau, avec Catherine Ferran, Laurent Stocker, Elsa Lepoivre (dvd).
Je n’ai pas vu le film de Xavier Dolan, peut-être parce que j’ai gardé le souvenir prégnant d’une représentation de la pièce en 2007 dans la mise en scène – précise et poétique – de François Berreur pour la Compagnie Les Intempestifs.
Et je trouve étrange l’idée de supprimer l’épilogue. Ce faisant, le réalisateur insiste bien sur le fait qu’on est au cinéma, hors donc ce théâtre de la parole où Jean-Luc Lagarce nous invite dans cette scène ultime à nous rapprocher du personnage de Louis, à l’écouter nous parler – non de sa mort, mais de la vie qui reste en lui. La parole tue, l’aveu impossible : ce n’est pas ce qu’il emporte, ce n’est pas ce qui lui importe – mais un cri à jamais retenu, comme un adieu à son enfance – car l’enfant (l' »in-fans ») est bien celui qui ne sait, qui ne peut parler. Olivier Py, je crois, y voyait bien « un cri de joie », et à raison, alors que Louis – celui qui n’a pu se faire entendre, qui n’a pu parler – est seul et perdu dans la nuit, « à égale distance du ciel et de la terre » sur un viaduc ferroviaire que l’on devine sans peine vertigineux. Et voici les dernières lignes de la pièce :
« … c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir,
hurler une bonne fois,
mais je ne le fais pas,
je ne l’ai pas fait.
Je me remets en route avec seul le bruit de mes pas sur le gravier.
Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai. »
Pour qui voudrait étudier la pièce, qui fut il y a dix ans au programme du bac théâtre, un excellent dossier collectif qu’introduit exactement Pascal Charvet en rappelant, à propos de l’auteur, que « s’il y eut une divinité essentielle à ses yeux, ce fut bien celle de la vie. » : « Lire un classique du XXe siècle: Jean-Luc Lagarce », une coédition Les Solitaires Intempestifs / CRDP de Franche-Comté, 2007.