Flee, de Jonas Poher Rasmussen
Documentaire animé d’une grande singularité esthétique, Flee, du danois Jonas Poher Rasmussen, relate le très long périple du jeune Amin depuis Kaboul jusqu’au Danemark. Il y a rencontré au lycée le réalisateur qui est resté un grand ami.
Par Philippe Leclercq, critique
Documentaire animé d’une grande singularité esthétique, Flee, du danois Jonas Poher Rasmussen, relate le très long périple du jeune Amin depuis Kaboul jusqu’au Danemark. Il y a rencontré au lycée le réalisateur qui est resté un grand ami.
Par Philippe Leclercq, critique
Comme l’histoire vraie que le film raconte, Flee a connu un destin hors du commun. Après avoir décroché plus de quatre-vingts récompenses internationales, dont le Cristal du meilleur long-métrage au Festival d’Annecy en 2021, le long métrage du réalisateur danois Jonas Poher Rasmussen a fait l’objet d’une triple sélection aux Oscars 2022 dans des catégories aussi diverses que le documentaire, l’animation et le film étranger. Une première pour un documentaire d’animation dont la singularité esthétique le distingue de l’importante filmographie inspirée des mouvements de populations déshéritées et/ou persécutées. Après une diffusion en prime time (en mai dernier) sur la chaîne de télévision Arte, coproductrice du projet, il est aujourd’hui visible sur grand écran.
La douleur sous silence
Flee, une syllabe, deux « e », une stridence, un cri. Ou l’expression d’une urgence, d’un besoin vital de quitter son pays pour survivre. Flee (« fuir » en anglais), est l’histoire du très long périple effectué par Amin (prénom modifié, informe le générique), depuis ses jeunes années à Kaboul jusqu’au Danemark où il vit désormais. Le film est aussi le récit de l’amitié entre Amin, aujourd’hui âgé de 38 ans et universitaire de renom, et Jonas Poher Rasmussen, cinéaste passé par le documentaire radiophonique.
Les deux hommes se connaissent depuis le lycée. Pour autant, la vie d’Amin, alors résident d’un foyer pour réfugiés, est demeurée longtemps un mystère pour le documentariste danois. Des rumeurs, que le sombre visage d’Amin semblait confirmer, circulaient à son sujet. Une famille massacrée, un itinéraire à pied jusqu’au Danemark… Ce n’est que plus tard, à l’âge adulte, que Rasmussen osa demander à son ami afghan de lui retracer son parcours. L’attente dura plus de dix ans. Un laps de temps durant lequel Amin a refusé de revenir sur son existence passée, à la fois par crainte de voir disparaître une tranquillité si chèrement acquise, mais aussi par peur de dévoiler le terrible secret qui le hante depuis son arrivée au Danemark.
Pour le convaincre, le réalisateur a alors l’idée d’utiliser la forme de l’animation qui, en plus du pseudonyme, doit garantir la sécurité d’Amin. « Réfugié » derrière le dessin, Amin accepte aussi de prêter sa voix à la version originale.
Enfin, Rasmussen fait le choix d’une mise en scène fondée sur le principe de l’entretien qu’il a longtemps pratiqué pour la radio. Le voyage d’Amin traverse des régions si sensibles, si intimes, que la confession face à la caméra s’avère difficile… L’homme, qui s’apprête à mettre des mots sur son histoire, est tendu. « Inspire un grand coup », lui suggère le cinéaste avant qu’il ne plonge dans les eaux profondes de sa mémoire. Allongé sur une sorte de divan, Amin se souvient alors de ses jeunes années.
Parole libératrice
La parole est au cœur de la forme psychanalytique du film, alternance de flash-back et de scènes au présent entre discussions thérapeutiques et vie affective d’Amin à Copenhague. Les images du passé apparaissent alors, qui prennent en charge l’évocation des mots et font bientôt récit. Elles transportent du Danemark à Kaboul en 1984, Amin a quatre ans. Il est un enfant ordinaire, insouciant, joyeusement turbulent. Il crie, court, s’amuse avec son grand frère, se déguise avec les robes de ses sœurs. Soudain, le ciel de cette prime jeunesse vient à s’assombrir quand son père disparaît après son arrestation arbitraire par la police du pays sous influence soviétique. Dès lors, tout s’accélère. Les moudjahidines, armés par les Américains, défient le pouvoir communiste. Une nouvelle guerre civile secoue le pays, poussant Amin et les siens à fuir juste avant l’arrivée des talibans à Kaboul en 1996. Dans le chaos, la famille éclate. Les sœurs d’Amin se retrouvent en Suède, et pour longtemps traumatisées à la suite de leur voyage dans un conteneur… Amin, son frère aîné et sa mère parviennent à gagner l’URSS alors en pleine décomposition mais seul pays à accorder un visa de séjour aux Afghans. À Moscou, métropole rongée par la corruption, tout manque, sauf la violence et l’humiliation, présentes à chaque coin de rue. Une longue attente débute avant une nouvelle fuite vers l’ouest marquée par la brutalité des passeurs – des trafiquants d’êtres humains –, l’insécurité des routes, la douleur de l’arrachement et la contrainte de se voir dépossédé de soi et des siens et de devoir se taire…
Or, c’est précisément parce qu’il ne peut plus supporter le silence devenu un poids coupable qu’Amin a accepté de prendre la parole. Sa confession a valeur de catharsis qui doit lui permettre de se délester de son secret et de renouer avec lui-même. Car l’homme qu’il est devenu est toujours en fuite, en désaccord avec l’adolescent qu’il a été et le « pacte » qu’il a noué avec ses diables de passeurs.
À l’image d’Ari Folman qui, dans Valse avec Bachir (2008), cherchait à éclairer les zones d’ombre de la guerre de 1982 au Liban, le réalisateur de Flee aide Amin à accoucher d’une vérité refoulée. À mesure que les souvenirs s’égrènent, pris en charge par un luxe de détails signifiants, Amin trouve des points d’appui qui lui permettent également de se réconcilier avec l’enfant, nourri d’une culture violemment homophobe, qu’il a été : l’homosexualité « n’existe » pas en Afghanistan et ne possède aucun mot pour la désigner, précise-t-il.
Du chaos à la reconstruction
Flee est doté d’une puissante intensité visuelle. Sa narration réserve des instants poignants, que le dessin transfigure habilement. Autant que la dramaturgie des couleurs, la bande-son, très bruitiste, constitue un élément majeur du récit, à la fois immersif et amplificateur de la violence des situations. Certaines séquences, comme celle du face-à-face entre le paquebot de croisière et le fragile esquif de migrants ou encore celle suggestive du viol d’une victime trop pauvre pour « acheter » ses bourreaux russes, ont l’efficacité dramatique du symbole, qui touche et émeut sans pathos. Il signifie la souffrance morale des exilés, leur cruel sentiment d’abandon, la fragilité extrême de leur destin.
Les sentiments et les souvenirs d’Amin éclairent le film et nourrissent sa palette graphique. Les moments les plus sordides, ou les plus flous, sont esquissés à coups de fusain, secs, fuyants, saccadés, enfermant dans l’approximation du trait monochrome l’horreur de l’action. Ailleurs, Rasmussen use d’un dessin traditionnel dont la polychromie chatoyante restitue les tendres souvenirs d’enfance d’Amin autant qu’elle colore son présent à Copenhague, alors même que ce brillant professeur ne sait plus s’il doit s’envoler pour une université américaine ou convoler avec Kasper, son compagnon de vie. À intervalles réguliers, des images d’archives en prises de vues réelles sur le quotidien de Kaboul, la vie sociale et politique (un congrès du Parti communiste afghan), ou sur quelques locaux d’un centre de rétention en Estonie, rappellent la fiction du dessin à la réalité des faits. Ce contrepoint plastique, qui ancre le témoignage dans le dur, prête enfin à cette histoire de trauma et de résilience, de perte et de reconstruction, une chair toute particulière, une humanité à la fois intime et universelle.
P. L.
Flee, documentaire d’animation danois, français, suédois et norvégien (1h29) de Jonas Poher Rasmussen, avec Daniel Karimyar, Fardin Mijdzadeh, Milad Eskandari, Belal Faiz, Elaha Faiz, Zahra Mehrwarz, Sadia Faiz, Rashid Aitouganov. En salle le 31 août 2022