« Frère d’âme », de David Diop, prix Goncourt des lycéens 2018
14-18, une tranchée sur le front, quelque part. Alfa Ndiaye demande pardon à Mademba Diop, son meilleur ami. Mortellement blessé, Mademba voulait qu’il lui donne le coup de grâce. Il ne l’a pas fait. Il regrette, et pour expier sa faute, décide de soumettre l’« ennemi d’en face », le combattant aux « yeux bleus » à une mort terrible.
Armé de son fusil et d’un coupe-coupe, il le tue selon le même rituel, emportant en même temps l’arme et la main qui la tenait. Quant à l’agonie qu’il lui inflige, elle ressemble à celle qu’a connu Mademba.
La réalité sordide de la guerre sublimée par l’écriture
La collection de mains amuse un temps. Quand il arbore la septième, il passe pour un fou dangereux, on l’isole, et bientôt le capitaine Armand, qui dirige la section, l’envoie à l’arrière. Là, soigné par le docteur François et sa fille qui œuvre comme infirmière, tous deux désignés par leurs yeux bleus jumeaux, le ramènent à une forme de paix. La jeune femme est attirée par lui, et le lui fait sentir. Le médecin lui demande de dessiner ce qu’il ne peut dire. Ceux qu’Alfa Ndiaye réalise sont comme des exorcismes. L’un réveille le souvenir de Penndo Ba, sa mère, trop tôt partie, le deuxième montre Mademba, le troisième le renvoie au crime barbare qu’il a accompli. La punition ne tardera pas, pas seulement liée à ces crimes de guerre.
Une telle présentation de Frères d’âme, deuxième roman de David Diop pourrait tromper. L’intrigue est ancrée dans la réalité sordide d’une guerre ; l’écriture la sublime. Ce roman met en scène les combattants africains qu’on méprise sous l’appellation de « chocolats ». Ils ne parlent pas le français et celui qui parle la langue traduit les ordres aux autres. On n’attend pas grand chose de ces jeunes garçons ; on vante leur force physique et leur puissance, pour mieux nier leur intelligence et leur humanité.
De Saint-Louis aux tranchées
Tirailleur sénégalais, Alfa vient de Gandiol, au bord du fleuve, non loin de Saint-Louis. Le pays dans lequel il grandit apparaît au lecteur une fois que mis en retrait du front, enfermé dans l’hôpital, il se remémore en dessinant. L’univers prend alors une nouvelle dimension, et on voit sa mère, fille d’un berger peul qui a donné cette jeune femme en épouse à Bassirou Coumba Ndiaye, père d’Alfa :
« Il était vieux comme un paysage immuable, elle était jeune comme un ciel changeant. »
Penndo part en quête de son père, qui contrairement à ce qu’il avait promis, n’est pas revenu au village. Elle disparaît, sans doute enlevée par des cavaliers maures. Le fils est resté avec son père.
Quant à Bassirou, c’est un vieil homme qui en impose, notamment quand il s’oppose au chef du village Abdou Thiam, qui veut remplacer toutes les cultures locales par celle, unique, de l’arachide, au risque de ruiner les paysans à la moindre récolte manquée. Ce chef est aussi le père de Fary, la jeune fille qui passera avec Alfa les derniers instants de paix et de bonheur sensuel avant le départ vers l’Europe et ses tranchées. Ils s’aiment, ils le vivent, ils se promettent un avenir, transgressant ainsi la règle ancestrale ; des jeunes gens et jeunes filles qui ont grandi ensemble ne peuvent s’aimer. Alfa n’obéit pas et cette désobéissance en annonce d’autres, sur le front.
Un front qui ne se résume pas aux lignes sombres, sinistres et humides que les témoignages et romans sur la Première guerre mondiale décrivent souvent. Le personnage principal et narrateur qui raconte dans l’essentiel du roman, sent dans cette terre la présence féminine, « comme les deux lèvres du sexe d’une femme immense. Une femme ouverte, offerte à la guerre, aux obus et à nous, les soldats ». Cette « matrice » qui reprend les soldats rentrant de l’assaut est l’inverse de la terre africaine à laquelle se mêlent les corps des jeunes amants, Fary offrant au bord du fleuve hanté par la déesse du fleuve, « le dedans chaud, moelleux et mouillé de son corps ».
Le double et la répétition
Le roman repose sur des jeux de similitude et d’oppositions, sur le double : la tranchée et l’arrière, la France et le Sénégal, les frères, les rivaux, les amis. Il joue aussi sur la répétition. Lors d’une nuit dans leur terre natale, Alfa et Mademba se sont opposés par totems interposés. Alfa s’est moqué du paon qui symbolise son meilleur ami. Il s’est montré « dévoreur d’âmes », ou dëmm. Et sa parole a tué une première fois :
« Tu l’as tué par tes paroles, tu l’as éventré par tes paroles, tu lui as dévoré le dedans du corps par tes paroles. »
D’où le poids qui l’oppresse quand il laisse Mademba agoniser sur le champ de bataille. Et le choix de ne plus laisser souffrir l’ennemi :
« Ce que je n’ai pas fait pour Mademba Diop, je le fais pour mon ennemi aux yeux bleus. Par humanité retrouvée. »
Humanité que son ami lui reconnaît, dans l’ultime chapitre du roman : la voix du mort s’élève et Mademba Diop offre son pardon à l’ami d’enfance :
« Par la vérité de Dieu, je te jure qu’à l’instant où je nous pense, désormais lui est moi et moi suis lui.
L’histoire cachée sous l’histoire connue
L’écriture, disions-nous, sublime le propos, lui donne une dimension poétique qu’on aura déjà sentie à l’usage des métaphores, des répétitions, du travail sur la sonorité. Ce roman emprunte aussi au conte. Le dénouement naît d’un de ces contes, qui relate autrement, par le symbole, l’histoire des jeunes amants qui transgressent. Comme le dit le narrateur,
« Pour être aperçue, l’histoire cachée sous l’histoire connue doit se dévoiler un tout petit peu […]. Quand elle est comprise par ceux à qui elle est destinée, l’histoire cachée derrière l’histoire connue peut changer le cours de leur vie, les pousser à métamorphoser un désir diffus en acte concret. »
Ce de même que les dessins pour le docteur François : l’absence de sa mère, qui empêchait Alfa d’apprendre à l’école trouve un écho lors de la mort de Mademba :
« Par la vérité de Dieu, une souffrance nouvelle y a rejoint une souffrance ancienne. Les deux se sont envisagées, les deux se sont expliquées l’une avec l’autre, les deux se sont entre-donné du sens. »
Ainsi se transforme le jeune homme en adulte, par les récits ou les dessins.
David Diop rappelle aussi ce que cette guerre a de neuf, ce qu’elle montre d’une humanité (ou d’une barbarie ?) nouvelle. Alfa devient « sauvage par réflexion ». La guerre qu’on lui impose est différente :
« On ne veut que de la folie passagère. Des fous de rage, des fous de douleur, des fous furieux mais temporaires. Pas de fous en continu. »
Si le capitaine Armand le fait évacuer vers l’arrière, c’est parce que l’officier le jalouse. Alfa empêche son « tête-à-tête avec la guerre ». Cet événement terrifiant, le narrateur en donne une superbe définition :
« C’est quand Dieu est en retard sur la musique des hommes, quand Il n’arrive pas à démêler les fils de trop de destins à la fois. »
On n’en est pas sorti.
Norbert Czarny
• David Diop, « Frère d’âme », Le Seuil, 2018, 176 p.
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