« Game of Thrones », « The Wire », « Plus belle la vie », « La Casa de Papel » : le langage des séries
Actuellement en charge du département communication au Centre Pompidou, Matthieu Potte-Bonneville a abordé dans son travail philosophique les territoires de la série télévisée contemporaine. Aux éditions Capricci, il a participé à un ouvrage sur The Wire et a dirigé un recueil de textes consacré à Game of Thrones. Son expertise permet de rattacher les avatars de la série télévisée dans une histoire plus large, qui est celle des formes visuelles et narratives.
La série emprunte à la fois au langage cinématographique et cherche une épaisseur romanesque et existentielle qui était celle de la littérature du XIXe siècle. Elle correspond aujourd’hui à une hybridation entre des formes populaires et des formes savantes, un plaisir renouvelé d’identification et un goût de la réflexion et de l’expérimentation.
Toutes les séries ne ressemblent ni à la troisième saison de Twin Peaks (par David Lynch), ni aux dernières de Plus belle la vie. L’enjeu de cet entretien est de refuser d’unifier la forme de la série, de prendre en compte la diversités des publics et des formes en essayant de les accueillir le mieux possible. Il n’y a pas de réelle hiérarchisation, et Game of Thrones, par exemple, est considéré comme un événement culturel majeur, socio-économique mais aussi esthétique, grâce à sa confrontation au modèle de la littérature.
Il existe un enjeu esthétique, mais aussi des considérations économiques voire géopolitiques absolument contemporaines. La série vit d’abord de contraintes particulières : formes courtes, répétées, fragmentées en épisodes, avec des caractérisations plus ou moins figées. C’est en pensant cela qu’on peut commencer à l’apprécier pour ce qu’elle est.
Jean-Marie Samocki. – À partir de quel moment, et pourquoi, les séries sont-elles devenues le langage populaire commun ?
Matthieu Potte-Bonneville. — Cette dimension populaire et commune n’est pas spécifique aux séries contemporaines. Elle remonte bien plus tôt dans l’histoire de la forme sérielle. Cette généalogie passe même par les romans-feuilletons du XIXe siècle : ce qui compte, c’est la périodicité des temps sociaux, des moments de lecture et d’attention. Cela a à voir aussi avec l’essor de la presse et avec son intégration dans les habitudes populaires. Ce qui fait la rupture avec ce temps long, c’est certainement ce moment de la fin du XXe siècle symbolisé, entre autres mais surtout, par les Sopranos.
À partir de là, la série explore les potentialités de sa propre forme. Elle travaille directement sur les tensions entre différence et répétition, entre revenir périodiquement et continuer un récit ou un personnage, qui se trouvent en son cœur. Mais ce travail cherche à conquérir une vaste audience avec l’ambition de réconcilier les masses et une idée adulte du public qui peut accorder sa confiance à des objets exigeants et ambitieux (politiquement, mais aussi dans des récits souvent déconstruits). Cette obsession du populaire est pourtant au cœur du récit comme de la mise en scène. On la retrouve dans ces alliances chorales, où il s’agit de mettre en scène la population en partant de milieux déterminés, avec souvent un attrait pour un certain réalisme, et qui autorise des récits qui peuvent se ramifier jusqu’à des formes abstraites.
Les séries servent-elles aujourd’hui d’outil politique ?
Il existe une géographie des séries et certains pays imposent leur signature. On reconnaît une série du Nord de l’Europe, une série anglaise, israélienne, etc. C’est même l’enjeu d’une série comme Sex Education : regardez, nous sommes une série de campus, mais nous nous approprions les codes d’une série américaine. L’intérêt se trouve dans la circulation des codes et des modèles. Une série typiquement française, ce serait Kaamelott.
Il y a une gouaille, un ton identifiable dans les dialogues et le langage qui va avec un irrespect et une forme de liberté dans le jeu avec les codes. Les durées sont variables, les épisodes tristes se trouvent à la fin de la série. Il s’agit de contrevenir aux canons de la production audiovisuelle française et d’échapper au format castrateur de la télévision. Paradoxalement, c’est en échappant au format castrateur de la télévision qu’elle impose une identité qui la traverse et la dépasse.
Pourquoi produire des séries aujourd’hui ?
Les coûts de production absorbent aujourd’hui la majorité du budget des plateformes. Est-ce que le modèle de la plateforme qui produit des séries originales peut encore s’imposer ? La série devient un terrain stratégique où s’affrontent les puissances industrielles. Cela devient une course aux armements, une surenchère qui nuit à la forme sérielle. C’est peut-être ce qui fait de Game of Thrones un symbole ou un symptôme, puisque cette série raconte précisément ce fait contemporain Son ressort narratif, c’est précisément l’allégorie de ce que les compagnies industrielles font pour imposer mondialement un standard. L’enjeu est alors d’écraser aussi le cinéma, de se faire aussi, voire plus grosse que lui, pour l’emporter. La course à la série-monde est aussi ce qui emporte les enjeux financiers de notre monde. La course à l’hégémonie est une métaphore de notre univers.
Peut-on ancrer sur le territoire français une série calibrée internationalement ?
Il est tout à fait possible d’ancrer une série sur un territoire français : Plus belle la vie marche très bien ! En revanche, ce n’est pas le cas de Marseille. L’erreur sans doute de Marseille est de compter sur les grosses pointures du cinéma. Une éducation du goût s’est faite sur les séries, il y a eu une expérience personnelle qui s’est créée et qui reconnaît un plaisir particulier à la série et qui n’est pas celui du cinéma en tant que tel. Lorsqu’on compte sur l’expertise d’un réalisateur de cinéma ou d’une star, généralement la greffe ne prend pas et il y a rejet.
À ce titre, l’échec de Scorsese avec Boardwalk Empire ou Vinyl est plutôt une règle et non une exception. La présence de Depardieu dans Marseille est aussi une métaphore de cet appui de la série sur, finalement, un autre univers qu’elle. Elle compte en tirer une légitimité, mais cela ne fait que précipiter son échec. C’est aussi ce que je vois dans la saison 2 de 10 % : là où la première saison était vive et marrante, la seconde m’a paru accablante, comme si l’envie de mettre en avant l’univers cinématographique jusqu’à se faire absorber par lui créait une forme de couperet.
À l’autre bout du spectre, que dit le succès de « La Casa de Papel » ? Que toutes les séries à succès produites pour un territoire seront un jour rachetées et boostées par Netflix ?
Déjà, le principe du huis clos est particulièrement efficace. Il s’ajoute à une distorsion de la durée et ces écarts entre le temps du récit raconté et la durée de la série créent une expérience de série vraiment plaisante. La dimension espagnole donne une couleur particulière à l’ensemble. Dans la mesure où la série est d’abord bien écrite, cela apporte un atout supplémentaire, là où elle aurait été un handicap si la série avait été mal écrite et mal pensée. A priori, l’univers des séries accorde davantage de multilatéralité que celui du cinéma de masse, où les États-Unis dominent. Mais il faut sans doute être prudent et compenser ce genre de phénomène avec les habitudes sociales, et en particulier avec celle d’un public attaché encore à la télévision comme objet et comme rite.
On parlait d’âge d’or des séries à partir de la diffusion des grands shows HBO à la « Soprano » , « The Wire » et « Six Feet Under ». Est-ce que cet âge d’or créatif existe encore selon vous ou a-t-il muté en autre chose ?
Aujourd’hui on arrive à la période maniériste. On reprend les grandes catégorisations de l’histoire de l’art, mais on les applique à des périodes particulièrement courtes. On a quitté l’âge classique. La saison 2 de Westworld, très prenante, tourne autour de cela. On est en plein maniérisme puisque le sujet c’est la série elle-même. Avant, il y avait un monde gouverné par des narrations répétitives, articulées par un scénariste tout-puissant. Et maintenant, les personnages veulent conquérir leur propre vie, devenir sensibles et mortels. Westworld raconte comment les histoires étaient faites il n’y a pas si longtemps et comment aujourd’hui elles se dérèglent. C’est allé très vite.
Est-ce que le succès des anthologies à la « True Detective » ou « American Horror Story » (série bouclée en une saison, acteurs hollywoodiens déjà confirmés, tentative de faire du cinéma de genre) ont fait basculer les séries dans autre chose ?
Le principe de l’anthologie n’est pas nouveau. On va piocher de nouvelles ressources pour résister à l’épuisement d’une idée. C’est une logique de chineur. Ce qui est plus nouveau, c’est qu’on se rapproche davantage du principe du roman ou, avec Black Mirror, de la nouvelle. N’oublions pas que la série a modifié notre usage et notre perception du temps. Un film de deux heures est long alors qu’une série de dix heures est courte. Black Mirror retrouve la nouvelle dans sa dimension critique (celle d’une dystopie). Avec Fargo, les saisons se closent sur elles-mêmes, on a retrouvé le goût, le plaisir de finir, alors que beaucoup de séries contemporaines nous dessaisissent d’une conclusion. Cela rend la sophistication de ces anthologies assez joyeuse et jubilatoire (sauf pour True Detective : le tragique l’emporte nettement).
Un projet de cinéma récent comme « La Flor » (14 h de film en plusieurs épisodes), c’est la preuve que le cinéma a assimilé le langage des séries ou tout autre chose ?
Il y a eu des expériences de ce genre au théâtre : il y a quelques années Mathieu Bauer créait à Montreuil des pièces découpées en épisodes. Les séries savent marquer, scander le temps. Ce qui ne fonctionne pas, c’est de s’appuyer sur une forme légitime pour se recharger en légitimité. C’est comme quand les photographes ont essayé de copier la peinture pour se justifier comme photographes, cela produit des contre-sens. Il y a aussi une autre version de cela, avec Twin Peaks : The Return. La série revient vingt-cinq ans plus tard, et ces vingt-cinq ans sont au cœur de la série. Il ne s’agit plus forcément de faire une saison de plus et de les empiler, mais de méditer sur le passage d’une saison à une autre.
La série nous montre aussi comment nous avons vieilli avec les personnages et nous méditons ensemble sur un héritage commun. En fait, dans cette pratique de la durée, l’enjeu est finalement de se battre moins avec le temps qu’avec la matière romanesque qui produit le temps. La force de Game of Thrones est de se battre avec le livre et de chercher à renouveler ses situations contre ce qui était proposé, sans même savoir ce que le romancier pouvait avoir en tête.
L’enjeu pour George R. R. Martin était de produire un livre inadaptable et cette modernité se retrouve d’une façon ou d’une autre dans les solutions ou les impasses de l’adaptation. La série est forte dans la mesure où elle s’oppose à un matériau qui lui résiste et qui lui fait toucher ses propres limites. Les problèmes de durée sont surtout des problèmes d’histoire hyper-proliférantes et il y a une tension entre ce développement et les tentatives des scénaristes pour le maîtriser. La durée n’est qu’une donnée.
Il y avait une vieille croyance selon laquelle les réalisateurs de films s’acclimatent difficilement au monde des séries et vice-versa pour les show runners. Est-ce encore valable et selon la réponse pourquoi ?
Éric Rochant a très certainement trouvé dans la série la forme qui lui convenait. Le Bureau des Légendes est une réussite, plus grande encore que Les Patriotes, son propre film dont il a pu partir comme point de départ ou premier jet. Il n’a pas seulement trouvé un autre temps ou un autre propos, mais un autre dispositif d’écriture. C’est ce qui est déterminant au final : le rapport aux personnages et leur écriture.
Une scénariste de la série In Treatment racontait comment elle ne devait pas seulement écrire le personnage qui lui était confié mais le défendre. Chaque personnage a sa chance, disait Jean Renoir. Cette phrase est à prendre dans son sens strict, car le personnage existe aussi contre la vision des autres scénaristes de la série. Qu’est-ce qu’un bon personnage aujourd’hui ? Dans Le Bureau des Légendes, Malotru m’intéresse de moins en moins. On développe autour de lui tout un conflit de loyautés qui introduit un rapport œdipien à l’espionnage avec ses affects contradictoires, ses familles symboliques ou réelles, etc.
Jonas ou la directrice, interprétée par Florence Loiret-Caille, ne font que leur boulot. On quitte les circuits de désir qu’on a déjà vues et qui sont peut-être la menace absolue pour une série contemporaine. 24 est de moins en moins intéressant dans son évolution puisqu’on ne fait qu’aboutir à la famille, à la fabriquer en réseaux. Il faut se battre avec cela.
Propos recueillis par Jean-Marie Samocki