Georges Brassens aurait 100 ans
Georges Brassens (1921-1981) est né le 22 octobre 1921 à Sète. L’ami des « bancs publics » et des « parapluies » était un automnal. Contrairement à d’autres chansonniers, l’auteur-compositeur à la gouaille si peu farouche n’a pas toujours eu la faveur de « l’école ».
Par Antony Soron, maître de conférences, formateur agrégé de lettres, INSPÉ Paris.
Georges Brassens (1921-1981) est né le 22 octobre 1921 à Sète. L’ami des « bancs publics » et des « parapluies » était un automnal. Contrairement à d’autres chansonniers, l’auteur-compositeur à la gouaille si peu farouche n’a pas toujours eu la faveur de « l’école ».
Par Antony Soron, maître de conférences, formateur agrégé de lettres, INSPÉ Paris.
Brassens et sa pipe, Brassens et sa guitare sèche, a souvent été imité mais rarement égalé. Lui, qui a commencé à entendre les « trompettes de la renommée » alors qu’il avait déjà passé trente ans, a pourtant inspiré maints artistes, dont Maxime Le Forestier qui a repris son répertoire dans un tour de chants mémorable en 2005. Toutefois, il a fallu attendre le « centenaire » de la naissance du grand Georges pour que soit édité un petit bijou de réinterprétation auquel les professeurs de français auraient le tort de ne pas prêter une oreille attentive.
Ainsi, les deux piliers de la troupe des Deschiens, Yolande Moreau et François Morel, ont entrepris de revisiter certaines « chansonnettes » de Brassens à partir d’un présupposé judicieux dans leur album « hommage », Brassens dans le texte. Pour eux, cela ne fait aucun doute, il s’apparente à un raconteur d’histoires, à un aède si l’on préfère. Il n’est, de fait, pas du tout hasardeux que plusieurs de ses textes, Heureux qui comme Ulysse, La Femme d’Hector ou encore Pénélope fassent écho aux récits homériques. Par là même, les deux trublions, comédiens au demeurant remarquables, revisitent Brassens en considérant chacune de ses chansons comme une petite histoire, qu’ils ont chaque fois plaisir à narrer à deux voix.
Leur démarche s’avère fructueuse dans la mesure où elle permet de faire se rencontrer, le temps d’une réinterprétation « parlée », le conteur, le musicien et le poète.
Brassens par le prisme des programmes du lycée
La poéticité de l’œuvre de Brassens invite naturellement à s’interroger sur son exploitation dans le cadre de l’entrée de la classe de seconde, « La poésie du Moyen Âge au XVIIIe siècle ».
En l’occurrence, on aura tout lieu de faire de sa Ballade des dames du temps jadis, le point d’ancrage d’une séquence consacrée aux réinterprétations chantées de François Villon, incluant par exemple, Frères humains, l’amour n’a pas d’âge par Léo Ferré et La Ballade des pendus par Serge Reggiani. Pour en revenir spécifiquement à La Ballade des dames du temps jadis, l’interprétation de Brassens parvient à rendre plus « intelligible » un texte écrit en « moyen français », au milieu du XVe siècle, et par conséquent peu évident à saisir dès la première écoute. Or, justement, travailler à partir de la version chantée permet d’interroger la capacité d’évocation d’un texte qui tire son « étrangeté » poétique à la fois :
– De sa langue « obsolète » (syntaxe, lexique) :
Qui commanda que Buridan
Fut jeté en un sac en Seine.
– Des références « du temps jadis » qu’il sollicite :
Flora, Echo : êtres mythologiques ;
Jean Buridan, Jeanne d’Arc : personnages historiques ;
Alis, Bertes : personnages littéraires.
– Ainsi que des images « archaïques » qu’il propose :
Qui beauté eut trop plus qu’humaine.
L’entrée des programmes de seconde que nous sollicitons d’emblée semble la plus naturelle pour aborder la poésie de Brassens. En effet, ce dernier reste, pour ainsi dire, poète à deux niveaux : d’une part, car il a plaisir à mettre en musique des textes poétiques et d’autre part, car ses plus belles chansons atteignent un degré de poéticité assez rare. Toujours avec des élèves de seconde, comment dès lors ne pas être tenté « d’exploiter » un de ses plus grands succès, Les Copains d’abord ?
Si l’on introduit la chanson dans le corpus, on gagnera à se servir de l’interprétation de Moreau et Morel qui parvient à susciter une vraie émotion dans sa première partie avant de se déplacer dans sa chute vers des sensations plus joyeuses. Une telle chanson, reposant sur une métaphore filée, celle « du bateau », serait parfait pour saisir certains enjeux du texte poétique, notamment sa capacité à raconter « autrement » ou à ne pas se contenter de formuler un message explicite. En l’occurrence, Brassens se plaît à utiliser des images propres au lexique maritime qu’il multiplie tout au long des couplets (nous soulignons) :
Quand ils étaient en détresse, leurs bras lançaient des SOS
On aurait dit des sémaphores
Quand un d’entre eux manquait à bord / c’est qu’il était mort
Plus globalement, les élèves seront sans doute sensibles à cette capacité du chansonnier de conter des anecdotes ou des petites tranches de vie qui ont l’air de rien mais qui nous touchent, comme c’est le cas des Amoureux des bancs publics, où, en quelques vers, le poète déroule le processus qui va de l’amour naissant de deux jeunes gens à la banalisation de leur relation au fil du temps, ou encore du « Parapluie » où l’orage autorise une courte promiscuité entre un homme et une femme qu’il cherche à protéger du « déluge ».
Chemin faisant, que ce fut tendre
D’ouïr à deux le chant joli
Que l’eau du ciel faisait entendre
Sur le toit de mon parapluie
J’aurais voulu, comme au déluge
Voir sans arrêt tomber la pluie
Pour la garder, sous mon refuge
Quarante jours, quarante nuits
Un « narrateur » iconoclaste
Si le Brassens poète a tout lieu de trouver sa place dans les programmes, il en va de même pour le Brassens raconteur de petites histoires – disons « croquignolesques ». C’est d’ailleurs ici où le bât blesse » en ce qui concerne l’introduction de ses textes dans le corpus scolaire. Or, la poésie de Brassens, comme nous l’avons indiqué dans le cadre de notre première proposition pédagogique, se situe dans la lignée des grands écrivains français, comme Villon et Rabelais, qui n’ont jamais considéré l’écriture comme un travail d’esthète mais plutôt comme le moyen de tout dire « sans vergogne » pourvu que cela soit de façon expressive et imagée.
Il semblerait donc tout à fait propice dans le cadre de l’entrée « Le roman et le récit du XVIIIe siècle au XXIe siècle », d’impliquer de courtes historiettes de Brassens, qui ont l’avantage, outre de « choquer le bourgeois » comme le fameux Gorille, d’exploiter à plein la veine humoristique. Or, à bien y réfléchir, il est assez rare que les élèves rient en lisant ou en écoutant des textes en classe, comme si la littérature n’était définitivement porteuse que d’une noirceur accablante. À ce titre, il pourrait être intéressant de mettre en relation des récits de « bataille », comme celui qui implique Frère Jean des Entommaures dans le Gargantua de Rabelais ou encore le « Candide » de Voltaire face aux armées des Abares et des Bulgares avec une chanson joyeuse de l’auteur.
Ainsi, dans Hécatombe – interprété par Moreau/Morel sous la forme d’un dialogue entre un témoin de la scène et un gendarme chargé de recueillir sa déposition –, est évoqué un « combat » parodique entre des « bonnes femmes » et des gendarmes. Dans le propos même de Brassens, on sent un vrai plaisir de narrer en usant de toute la gouaille dont il est capable, que l’on retrouve entre autres dans les expressions suivantes :
Dès qu’il s’agit de rosser les cognes, tout le monde se réconcilie.
Une autre fourre avec rudesse/ le crâne d’un de ces lourdeaux/entre ses gigantesques fesses.
Les petits récits de Brassens – c’est ce qu’il faudra aussi montrer aux élèves – ne sont pourtant jamais complètement innocents. Ils auraient même quelque chose d’un « modeste » conte philosophique. Par exemple, Hécatombe exprime en creux une idée force de l’auteur, à savoir sa haine de l’autorité et de leurs représentants, comme c’est aussi le cas du « juge en bois brut » responsable d’une mise à l’échafaud d’un homme qui se fait « violer » par le « gorille puceau ».
D’où son plaisir à raconter l’aventure de ces « femelles gendarmicides » – on appréciera le néologisme.
Un homme d’idées, qui se refuse de l’être
Si Brassens n’a jamais fait de politique et a récusé résolument le postulat « engagé » de « mourir pour des idées », il n’en était pas moins porteur de certains messages tenant à des valeurs qu’il avait chevillées au corps. Ce qui justifie sans doute de travailler avec une classe de seconde sur certains de ses textes dans le cadre de l’axe « La littérature d’idées et la presse du XIXe siècle au XXIe siècle ».
En l’occurrence, on retrouve chez lui la haine du « bourgeois », autrement dit, le « croquant », soit celui qui aime posséder et qui surtout jalouse ce que l’autre possède. Ainsi, Brave Margot qui « dégrafait son corsage » pour « donner la gougoutte à son chat » devient la cible du voisinage et particulièrement des mégères qui voient leurs époux se faire « voyeurs » plutôt que de demeurer en leur giron. Si « Margot » est à ce point honni – au point que l’on assassine son petit chat – c’est avant tout du fait de sa différence ou si l’on préfère de sa singularité, à savoir la volupté de sa poitrine offerte bien naïvement aux regards des « passants honnêtes ». Or, ce cas de « différence » vilipendé ou blâmé constitue un motif commun dans les chansons de Brassens, y compris les plus innocentes en apparence, comme « Les amoureux des bancs publics » :
Quand la sainte famille machin croise sur son chemin deux de ces malappris/ Elle leur décoche hardiment des propos venimeux.
Les textes de l’auteur se mettent au service de petites causes, ou si l’on préfère, de la cause des petites gens. Homme paradoxal, car aimant les « rendez-vous des bons copains », Brassens s’enorgueillit aussi de ne pas « marcher au pas » et de préférer le singulier au Pluriel (titre de l’une de ses chansons) :
Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on
Est plus de quatre, on est une bande de cons (refrain)
Aussi, dans une de ses chansons les plus célèbres, se fait-il l’avocat d’un homme ayant « la mauvaise réputation », autrement dit mis au ban de la communauté, par ses prises de position iconoclastes :
Je ne fais pourtant de tort à personne
En n’écoutant pas le clairon qui sonne
Mais les braves gens n’aiment pas que
L’on suive une autre route qu’eux
Le chansonnier s’inscrit en faux contre une société très normée prompte à juger celui qui emprunte des chemins qui « ne vont pas à Rome ». En clair, il s’en prend aux égoïsmes « de tout poil » et le fait le plus souvent avec une redoutable justesse.
On invitera les professeurs à redécouvrir un texte un peu oublié et pourtant d’une cruelle actualité : La Visite. Encore un fois, par le biais d’une métaphore, le poète exprime le rejet dont font l’objet ceux et celles qui viennent d’ailleurs. La chanson est exprimée comme s’il s’agissait du témoignage de « visiteurs » qui n’ont bénéficié d’aucune porte ouverte alors même que leurs intentions étaient nobles :
On n’était pas des Barbe-Bleue / Ni des pelés, ni des galeux/ Porteurs de parasites
On n’était pas des spadassins / On venait du pays voisin / On venait en visite
On n’avait aucune intention / De razzia, de déprédation / Aucun but illicite
On venait pas piller chez eux/ On venait pas gober leurs œufs / On venait en visite
On poussait pas des cris d’Indiens / On avançait avec maintien / Et d’un pas qui hésite
On braquait pas des revolvers / On arrivait les bras ouverts / On venait en visite
Mais ils sont rentrés dans leurs trous / Mais ils ont poussé les verrous
Dans un accord tacite/ Ils ont fermé les contrevents / Caché les femmes, les enfants / Refusé la visite
On venait pas les sermonner / Tenter de les endoctriner / Pas leur prendre leur site.
On venait leur dire en passant / Un petit bonjour innocent / On venait en visite
On venait pour se présenter / On venait pour les fréquenter / Pour qu’ils nous plébiscitent
Dans l’espérance d’être admis / Et naturalisés amis / On venait en visite
Par malchance, ils n’ont pas voulu / De notre amitié superflue / Que rien ne nécessite
Et l’on a refermé nos mains / Et l’on a rebroussé chemin / Suspendu la visite / Suspendu la visite
Ce texte magnifique, qui résonne douloureusement avec les tristes comportements xénophobes de notre époque, demeure bien entendu susceptible d’être étudié en classe de troisième, dans le cadre de l’entrée du programme « Dénoncer les travers de la société ».
Une expérience d’auditeur fondatrice
La découverte de Brassens a été pour nous fortuite. Et ce faisant, il a constitué un « compagnon de route » sur lequel nous pouvions compter. Néanmoins, ce n’est qu’il y a une petite décennie, qu’un autre pan de son œuvre nous a sauté aux yeux grâce aux conseils avisés de notre propre belle-mère ! Cette dernière nous proposant de nous faire écouter deux textes poétiques de deux auteurs distincts notamment du fait de leurs idéaux propres, Francis Jammes et Louis Aragon. Elle nous expliqua en entrée en matière le défi que s’était lancé Brassens, interpréter sur la même musique le texte d’un auteur catholique et celui d’un auteur communiste : « La prière » (extrait du recueil, L’Eglise habillée de feuilles, 1913) et « Il n’y a pas d’amour heureux » (extrait du recueil, La Diane française, 1944).
Ces deux textes ont pour moins commun d’exprimer avec force le tragique de la condition humaine et l’on ne peut entendre l’un sans penser à l’autre alors même que leurs refrains spécifiques tendent à se contredire :
Je vous salue marie / Il n’y a pas d’amour heureux.
Pourtant, chacun à sa manière, souligne le combat que constitue l’existence et la nécessité d’intégrer le « malheur » comme une donnée fondamentale de la vie humaine.
Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare
La comparaison de ces deux textes semblerait ainsi fructueuse en classe à partir d’une interrogation simple : « Comment la poésie fait-elle naître la révolte et l’espoir face aux drames individuels et aux atrocités de l’histoire humaine ?
Le texte de Jammes, tout particulièrement, parvenant, en sa dernière strophe, à « redonner espoir » alors même que tous les couplets précédents étaient habités par le désespoir. L’ascenseur émotionnel apparaît d’autant plus intense que la dernière strophe se construit comme toutes celles du poème sur l’anaphore en « par » :
Par la mère apprenant que son fils est guéri
Par l’oiseau rappelant l’oiseau tombé du nid
Par l’herbe qui a soif et recueille l’ondée
Par le baiser perdu par l’amour redonné
Et par le mendiant retrouvant sa monnaie
Je vous salue, Marie
Georges Brassens avait décidément plus d’un tour dans son sac de troubadour. S’il n’est certainement pas question de transférer ses cendres au Panthéon sous prétexte de provoquer sa colère, il paraît tout de même opportun de faire partager ses ritournelles aux jeunes générations, dans la mesure où chez lui, la « provoc » » n’apparaît jamais gratuite et toujours poétique comme le résume ce dernier couplet de « Fernande » que récite avec délice François Morel (https://www.youtube.com/watch?v=LaZC_5Vyv7U) :
A l’Etoile où j’étais venu
Pour ranimer la flamme
J’entendis ému jusqu’aux larmes
La voix du soldat inconnu.
Quand je pense à Fernande
Je bande, je bande
Quand j’pense à Félicie
Je bande aussi
Quand j’pense à Léonor
Mon dieu je bande encore
Mais quand j’pense à Lulu
Là je ne bande plus