"Guy Debord. La société du spectacle et son héritage punk", d'Andrew Hussey

Andrew Hussey, "Guy Debord. "La Société du spectacle" et son héritage punk", éditions Globe, 2014Le titre simple, Guy Debord, pointe la méthode d’Andrew Hussey : ne jamais s’écarter de son personnage central, faire en sorte qu’il reste un personnage humain, un homme avec son programme fixe et ses contradictions, mais aussi un label, Debord, dont on pourrait même ignorer le prénom.
Debord est une marque que l’on évoque comme un univers mais aussi une menace, quelque chose comme Fantômas, Fu Manchu, le super méchant d’une société du spectacle qui la fascine et qu’elle utilise tandis qu’il décide de la fuir. Mais c’est aussi un point fixe à partir duquel le regard critique porté sur la société ne cille jamais. Son biographe peut en dérouler le fil, en démêler l’écheveau sans donner l’impression de se heurter à des difficultés insurmontables et la limpidité n’est pas la moindre des qualités de cet ouvrage, initialement paru en anglais sous le titre The Game of War: The Life and Death of Guy Debord.

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Le nom

Tout au long du livre, ce Debord est un centre tellement fort que l’auteur peut se permettre de passer de sa biographie à une autre, faisant entrer les témoins avec leur propre histoire, et à travers des variantes. Si par exemple Isidore Isou paraît, accompagné de son biopic personnel, c’est que l’auteur ne va pas tarder à montrer comment Debord le dépossède petit à petit de son groupe : il entraîne Isou dans des actions qu’il ne peut que suivre, pour finalement lui fermer les portes au dernier moment et ainsi rompre avec une généalogie surréaliste que pour critiquer il ne pouvait détruire. Lorsqu’Isidore Isou reçoit l’auteur, on sent qu’il n’en est pas encore revenu.

D’autres récits de vies suivront, dont celles des membres de Cobra, Asger Jorn ou Constant ; les femmes, avec Michèle Bernstein qui le soutient et le subventionne pendant des années grâce à son talent de rédactrice publicitaire et d’écrivain, et enfin Alice, qui finit par reconnaître que le dernier Debord est difficile à vivre.

Andrew Hussey accomplit donc en premier lieu le tour d’horizon de ce qu’un nom historique suggère mais aussi de ce qu’il ne tenait pas nécessairement à ce qu’on sache de lui. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il charge ce nom d’une nouvelle puissance évocatrice, comme un pôle positif ou négatif en électricité, mais aussi comme une figure psychanalytique à l’échelle du refoulé de la société.

Ce dont va parler le livre c’est de tout ce qui se cache sous l’étiquette Debord, y compris tout ce que les autres y mettent ce qui assure en partie la réussite de sa stratégie .

 

Destin individuel et destin public

Le biographe suit cependant une méthode des plus éprouvées : périodes clefs (cinq) parcourues par périodes de deux à cinq ans, un temps qui s’écoule de manière régulière, comme s’il fallait substituer une logique arithmétique à la rhétorique révolutionnaire dont on comprend à la suite de plusieurs volte-face ou d’explications a posteriori qu’elle ne relève pas d’une prédictibilité absolue.

Guy Debord en 1954
Guy Debord en 1954 © D.R.

C’est aussi la meilleure manière de faire émerger le chemin têtu et régulier de celui qui se consacre à la mise en place d’une internationale de la destruction de la société, d’un combat pour et contre la création et enfin d’un travail de destruction de soi par l’alcoolisme non moins systématique. La tension entre un destin individuel, être Guy-(Ernest) Debord et être le chef d’une internationale est présente dès les premières pages de l’ouvrage et elle dicte l’essentiel de la démarche et du parcours de son sujet. Guy Debord jeune, à l’histoire familiale perturbée, dans laquelle pourraient se lire trop facilement les raisons de son engagement ou de sa colère, la liberté sexuelle inspirée de la vie maternelle et le combat contre l’autorité du beau-père notaire qui l’exclut de la représentation familiale mais à qui il tient tête, intéresse beaucoup l’auteur, c’est une période sur laquelle d’autres sont plus discrets. Or Hussey évite l’écueil de la révélation impérieuse, il montre qu’après tout d’autres ont eu la même jeunesse mais pas le même parcours, même si l’on ne peut exclure quelques instants décisifs dans cette formation à la vie. Il apparaît vite par exemple que son engagement contre le travail tient plus du dandy que de l’anarchiste.
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De l’individu au groupe

 En accordant une place importante à ce temps de formation, Andrew Hussey montre comment se met en place l’offre politique et idéologique de Debord, comment il cherche un groupe, y entre, le noyaute comme avec l’Internationale lettriste, pour finalement se l’approprier. On apprend aussi comment il s’inspire de ses compagnons de route, décelant dans une référence, une lecture un nouveau ferment de son combat.

"L'Internationale lettriste"
« L’Internationale lettriste »

Un anglais, Rumney l’introduit à la pensée du jeu développée par le philosophe hollandais Huizinga et comment à partir de cette découverte, Debord, qui est déjà fasciné depuis longtemps par les thématiques du jeu, met en place une organisation au service du grand jeu qu’il entrevoit et qui essaime pour devenir véritablement internationale. Le point de vue de l’auteur, peu entravé par des questions de chapelles ou de générations, souligne le rôle de la géographie intellectuelle de Debord. Sa fascination pour l’Italie par exemple, patrie de la création, le 27 juillet 1957, de l’Internationale situationniste avant de servir dans les années post 68 de refuge, notamment à Florence, à son errance et à son besoin de renouveau, tout comme elle sera le terrain d’expression d’un des derniers membres auxquels il accordera sa confiance, en la personne de Gianfranco Sanguinetti.
C’est aussi parce que son destin individuel le mène sans cesse à coller à l’image d’un véritable humaniste qu’il choisit ce pays. On le verra aussi proche de l’Espagne républicaine, de Durutti et des grandes figures de la résistance au franquisme, notamment à Barcelone par le truchement de sa relation avec Juan Goytisolo, ainsi que de l’Europe du nord, à travers une branche hollandaise du situationnisme et du groupe Cobra. Les collaborations de ce type pourront se révéler déterminantes pour l’évolution du mouvement lui-même et il est assez fascinant de constater à quel point la stratégie de Debord reste la même et qu’à chaque étape les exclusions renforcent son pouvoir et avant tout le mouvement lui-même, alors que celui-ci ne gagne jamais de radicalité violente du type de celle du terrorisme par exemple.
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La méthode situationniste

 Ce que l’on voit donc émerger de cette répétition des expériences et des années c’est une méthode qui repose en grande partie sur le rassemblement et l’exclusion : on voit fréquemment Debord créer un groupe, choisir au sein de celui-ci qui seront ses proches, pour finir par détruire en partie ce qui a aidé à la création, à la manière dont une fusée (image du progrès de l’époque) largue ses étages pour continuer à s’élever.

Isidore Isou en 1951
Isidore Isou en 1951

Ce que laisse entendre l’auteur à travers les références qu’il convoque et qui sont celles de son sujet, c’est que Guy Debord est un homme de la méthode qui, sous son goût de la destruction affiché, s’exerce à une forme de cartésianisme. Il explore, fixe un certain nombre de règles qui renvoient au grand jeu de la stratégie, puis décide de qui doit l’accompagner ou non. À chacune des étapes du développement du groupe se dessinent davantage des alliances avec des penseurs remarquables – Isidore Isou, Gil Wolmann, Rumney et Vaneigem – qui seront finalement laissés sur le bord de la route. La brutalité de cette méthode n’est pas dissimulée, les Italiens de la première internationale sitôt débarqués ne s’en remettront pas.
Alice de Jong, pressée par Debord, le rejette et lui refuse (c’est un cas tout à fait rare et il n’est peut-être pas innocent qu’il soit le fait d’une femme) la préséance en Hollande où elle fonde une revue situationniste tout à fait prospère. On voit bien que Debord rejette (et donc exclut pendant qu’il est encore temps) toute rente de situation. Il procède de la même manière dans sa vie personnelle où, marié, il n’exclut aucune séduction, aucune transgression mais sans l’ostentation hippie ou libertaire de l’époque.  
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La méthode de production théorique de Guy Debord

Le situationnisme doit, pour exister, s’exprimer, se donner à voir au travers d’actions et de productions. Une nouvelle tension qu’explore la biographie : sans le souligner elle le donne à voir d’une manière qui pourrait avoir du sens. Au-delà de l’histoire d’un groupe et de sa puissance d’action, Andrew Hussey nous fait sentir la méthode de production théorique pas si facile à mener qui guide Guy Debord. Il retrace l’évolution du groupe et le dépassement du hasard des premières expériences pour en dégager les règles progressives qui mène la bande de jeunes alcooliques de chez Moineau à mettre en pratique, de manière systématique, en suivant un jeu avec des règles, les dérives dans la ville et les détournements des phrases officielles dans le Paris nocturne de l’immédiat après-guerre. On en viendra au travaux plus précisément artistiques, bien que Debord y voie l’une des plus grandes impostures du spectacle : avec Asger Jorn et Constant il cédera cependant à l’utopie de la reconstruction urbaine après y avoir semé le chaos. Et c’est un des mérites de ce livre de nous faire sentir en quoi les premiers jeux peuvent avoir un lien avec cette construction.

Agence pour l'auto-suppression du prolétariat, "Rapport sur la construction de situations et sur les conditions de l'organisation et de l'action de la tendance situationniste internationale"
Agence pour l’auto-suppression du prolétariat, « Rapport sur la construction de situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale »

Ainsi la psychogéographie qui consiste à sentir les lieux, les choisir en fonction de critères qui n’ont rien à voir avec la réussite de l’urbanisme ou le détournement, qui entretient des liens avec le langage poétique et publicitaire, permettent-ils petit à petit et parce qu’ils sont menés avec rigueur (et même parfois une rigueur que seul le chef comprend), de déboucher sur des actions et des directions fixées par manifeste : Rapport sur la construction de situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale. Les définitions essentielles à la compréhension du mouvement suivent et l’on voit par le jeu d’un biographe extérieur tout ce qui préside de large et de plus intime, de sympathies et d’allergies à leur mise en place. « Situation construite : Moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements. » « Détournement : s’emploie par abréviation de la formule : détournement d’éléments esthétiques préfabriqués », etc.
On notera également que Guy Debord ne réserve pas le même sort aux différents arts et qu’il considère jusqu’à la fin, ne serait-ce que par la place qu’il lui accorde, que la littérature demeure un art supérieur. On voit également que l’art du spectacle par excellence, le cinéma est celui qui lui servira de champ de manœuvre privilégié et, lors des rares projections de ses débuts, de champ de bataille. L’auteur montre également, sans jamais verser dans l’anecdote people, comment Debord a toute se vie entretenu des relation privilégiées avec les femmes sans pour autant s’inscrire dans un combat féministe. Son mode de vie à la fois libre et assez petit-bourgeois aux côtés de Michèle Bernstein puis de Alice Becker-Ho en font aussi un homme à muses qui, là encore, se dirige du côté du dandysme mais aime aussi la séduction pour elle-même, sans nécessairement la transformer en game of war.
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L’apogée de la pensée « situ »

Si l’autre partie du titre anglais est « la vie et la mort », on notera que l’esprit se rapproche du Rise and Fall ayant pour épicentre biographique Mai 68. Cette période voit l’apogée de la pensée « situ » en même temps qu’elle fait saisir la difficulté de son instigateur à en maîtriser le flux, tandis que les slogans se révèlent une réussite dans le détournement. La trajectoire postérieure et crépusculaire, exil en Italie et en France profonde, amitié avec Lebovici qui lui offre un cinéma dans lequel ses œuvres seront projetées, même s’il n’y a pas de public, jusqu’à la mort de celui-ci, souligne la continuité de sa conduite et de la conduite de sa pensée. L’auteur insiste sur l’épure qui le conduit à une certaine forme de jansénisme – n’y a-t-il pas l’idée d’une prédestination derrière son attitude – le véritable penseur et homme de lettres est là. Lui qui a organisé sa propre approche biographique avec Panégyrique et, d’une certaine manière, son propre avènement avec son entrée chez Gallimard sous les auspices de Philippe Sollers, organise également sa propre disparition un mois après, note l’auteur dans un chapitre biographique croisé de Florence Rey et Audry Maupin, après que ceux-ci se sont livrés à la tuerie de la place de la Nation.

Frédéric Palierne

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• Une table ronde, animée par Jean-Marie Durand, des « Inrockuptibles », a été organisée à Paris le vendredi 26 septembre au 11, rue de Sèvres (6e), autour de la publication de la biographie de Guy Debord, avec la participation de son auteur, Andrew Hussey, et du préfacier, Will Cliff : L’influence de Guy Debord et de « La Société du spectacle » en Europe et dans le monde anglo-saxon. On trouvera  un compte rendu  de ces échanges sur ce site et la transcription intégrale dans le numéro de novembre 2014 de l’École des lettres.

 

Frédéric Palierne
Frédéric Palierne

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