Harvey, un classique de la comédie américaine,
enfin sur la scène française
Jacques Gamblin incarne Elwood, au Rond-Point, cet homme qui vit avec un grand lapin blanc imaginaire. Cette pièce, écrite en 1944 par l’américaine Mary Chase, inverse le motif du déviant qu’il faut rétablir : c’est celui qu’on traite en doux dingue qui permet la satire d’une époque.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres
Jacques Gamblin incarne Elwood, au Rond-Point, cet homme qui vit avec un grand lapin blanc imaginaire. Cette pièce, écrite en 1944 par l’américaine Mary Chase, inverse le motif du déviant qu’il faut rétablir : c’est celui qu’on traite en doux dingue qui permet la satire d’une époque.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres
Harvey est une comédie écrite en 1944 par la journaliste américaine Mary Chase, qui triompha à Broadway pendant cinq ans avant d’être adaptée au cinéma par Henri Koster en 1950, avec James Stewart dans le rôle principal. Parce que sa facture classique et son propos profondément humain en font une pièce indémodable, c’est un vrai bonheur de la découvrir au Rond-Point dans une traduction nouvelle signée Agathe Mélinand, une mise en scène trépidante de Laurent Pelly et des interprètes habités par leur personnage, à commencer par Jacques Gamblin (Molière 2022) dans le rôle d’Elwood, l’homme qui vit avec un grand lapin blanc imaginaire.
Le personnage principal est un honorable bourgeois, Elwood B. Dowd, aimable doux dingue qui épuise son entourage, sa sœur Vita et sa nièce, avec sa manie de leur imposer Harvey, son encombrant ami invisible qui l’accompagne partout. Excédée, sa sœur décide de le faire interner, et en profite pour faire main basse sur sa fortune. Elwood est conduit à son insu dans un inquiétant hôpital psychiatrique, mais rien ne va se passer comme prévu.
La folie douce pour dénoncer les passions mauvaises
Dans l’histoire de la comédie, l’extravagant, personnage central affecté d’un excès, d’une déviance ou d’une folie, est généralement corrigé par son entourage ou la société : c’est Arnolphe, le misogyne obsédé par le cocuage, puni pour sa folie de surveillance et de répression maladive (L’École des femmes) ; c’est Argan, malade imaginaire, ridiculisé par ses proches ; c’est monsieur Jourdain, gagné par la folie des grandeurs aristocratiques, ramené à la réalité par sa famille (Le Bourgeois gentilhomme) ; ou encore Perrichon, aveuglé par son souci de bravoure et finalement renvoyé à son état ordinaire (Le Voyage de M. Perrichon). Telle est la tradition de la comédie : le héros déviant est remis à sa place, rappelé aux normes de la vie sociale.
L’intérêt et le charme d’Harvey sont d’offrir une structure inversée. Elwood, le personnage frappé de folie douce, est celui qui corrige les hommes de leurs passions mauvaises : Vita et son désir de position sociale ; le professeur Chumley, directeur de l’hôpital, et son ambition de redresser les « malades » ; et, d’une manière générale, la société entière qui se déshumanise à force de se civiliser. La comédie n’est plus la critique d’un homme, elle est la critique d’une époque.
Un peu d’ami imaginaire dans un monde de brutes
Ainsi tout à la fois conte philosophique et comédie bourgeoise, Harvey amuse et intrigue : un ami imaginaire n’est-il pas préférable à ce monde qui perd le sens de la délicatesse, de la poésie et du désintéressement ? Cette question, centrale dans la pièce, ne donne pas lieu cependant à un traitement lourd ou didactique. Le talent de Mary Chase est au contraire de l’aborder avec humour, de multiplier les scènes cocasses, les ambiguïtés, les vertiges et les coups de théâtre comme le final aux allures de deus ex machina.
Un lapin plutôt que des piqûres
Le professeur Chemley s’affole : ce lapin blanc ne serait-il pas un bien meilleur remède au mal-être moderne que les piqûres et les bains glacés de son hôpital ? Vita s’inquiète : peut-elle faire disparaître Harvey sans faire mourir son frère ? Laurent Pelly livre la clé de la pièce en mettant en exergue cette phrase d’Elwood répondant à Chemley : « La réalité ? je me suis battu toute ma vie contre la réalité, docteur, et je suis heureux de l’avoir emporté. » La réalité n’est pas belle à voir, alors vivons avec ce qui n’est pas réel !
La mise en scène sert à merveille cette leçon, en opposant le jeu tout en souplesse et délicatesse d’Elwood au jeu raide et caricatural de tous ceux qui, Vita, sa fille et tout le personnel de l’hôpital, s’acharnent à vouloir le redresser. De même les décors, alternant la froide blancheur de la clinique au charme suranné de l’appartement bourgeois, opposent deux mondes et deux visions de l’homme : d’un côté l’homme uniformisé, standardisé de la rééducation sociale, de l’autre l’homme libre, imprévisible et profondément humain.
Une œuvre classique est une œuvre qui résiste au temps, parle à des générations successives de lecteurs ou spectateurs. Voici quatre-vingts ans que cette pièce de Mary Chase, prix Pulitzer en 1945, est jouée dans le monde anglo-saxon, continue à plaire à un public renouvelé et sans cesse élargi, égalant en notoriété les grands classiques de la comédie américaine au cinéma, les Franck Capra, Billy Wilder ou Howard Hawks. Le succès rencontré par cette version française d’Harvey est une incitation à redécouvrir nos classiques du XX° siècle, français ou étrangers.
Après un an de tournée en province et avant de retourner en région, Harvey fait une halte à Paris. Et le grand lapin blanc monte sur la scène du Rond-Point.
P. C.
Harvey, de Marie Chase, traduction Agathe Mélinand. Mise en scène Laurent Pelly. Avec Jacques Gamblin (Elwood), Christine Brücher (Vita), Pierre Aussédat (Chemley).
Au théâtre du Rond-Point jusqu’au 8 octobre. En tournée jusqu’en janvier 2023 : Annonay, Cachan, Neuilly-sur-Seine, Draguignan, Mâcon, Dunkerque, Grenoble, Antibes, Compiègne, Saint-Michel-sur-Orge.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.