« Les pierres qui montent », d'Hédi Kaddour
« Notes et croquis de l’année 2008 », lit-on en sous-titre de ce livre paru il y a six ans. Cela semble loin tant les tables des libraires se peuplent et se dépeuplent vite. On allait écrire « rapidement » et puis l’on a pensé à tout ce qu’écrit l’auteur des Prépondérants des adverbes en –ment. Il aime chez Colette la façon dont elle les évite, choisissant le détail concret qui rend une façon d’agir. Il aime aussi la manière dont elle en use pour se moquer des hommes : « Il éclata docilement en sanglots. » Il relève ceux qui remplissent les pages des Bienveillantes et c’est ravageur.
Ravageur, Hédi Kaddour l’est souvent. Mais on ne lui en veut pas d’ironiser sur la « texture » de certains romans, « acrylique plutôt que cashmere », de reprendre des phrases de Gaudé, Nothomb ou Houellebecq parce qu’il s’en prend à de fausses gloires, à des icônes qui ne risquent rien dans la mesure où on ne les lit pas.
Lire comme il le fait, cela demande du temps. Reprenons ce qu’il écrit à propos du travail d’écrivain : « Prendre l’habitude d’assumer la valeur des mots qu’on emploie, ça oblige à regarder, écouter, et à choisir. »
.« Un texte peut avoir la force de ce qu’on lui a ôté. »
Les pierres qui montent est le livre de quelqu’un qui regarde, écoute et choisit. D’abord il regarde. Ses scènes de café sont cruelles : elles montrent des couples désaccordés, l’un consultant son écran de téléphone portable, l’autre les yeux ailleurs, nulle part. Une scène vue devant la Closerie des Lilas ou place du Palais Royal rappelle des passages des Choses vues de Hugo, ou de textes préparant Les Misérables. La montée des escaliers du métro ou les rues de Paris, longuement arpentées sont autant de lieux d’observation.
Mais le croquis se doit d’être précis, sans un trait de trop. Kaddour coupe, supprime. Les silhouettes dans le tramway ne peuvent être « fantomatiques » ni un fumeur de pipe « placide ». Dans un passage de Pierre Bergounioux, il traque les mots ou la phrase que Jules Renard aurait coupés. La vision d’un couloir obscur et de seringues qui traînent suffit.
Évoquant Erri de Luca, dont il ouvert un premier livre par hasard avant de le lire de façon systématique, il aime la sécheresse du romancier italien :
« Un vrai romancier, ça ferme sa gueule, pour que quelque chose puisse enfin parler : les faits, le montage des faits. »
Hédi Kaddour reprend cette idée à de nombreuses reprises et en particulier dans un passage consacré à Gosford Park, de Robert Altman. Il reprend le propos du cinéaste autrement exprimé par Adorno dans une formule :
«Un texte peut avoir la force de ce qu’on lui a ôté. »
Et cela vaut pour Waltenberg comme pour tout ce que Kaddour écrit. Il en donne des exemples, alors qu’il doit présenter son travail d’écriture à des lycéens du Nord de la France.
Entendre la langue « avec ses trois oreilles »
Hédi Kaddour, doit-on le préciser, est un infatigable lecteur, et relecteur. L’une des trames de ce journal écrit jour après jour en 2008 est un cours qu’il doit donner à des étudiants américains. Il analyse Les Faux-Monnayeurs, La Condition humaine et le Voyage au bout de la nuit. Il commente aussi Beckett et on sera intéressé par le parallèle qu’il établit entre Clifford Odets et l’auteur de En attendant Godot.
Sa lecture très fine de Malraux le conduit, là encore, à relever ce qui tient au travail du style. Un « adjectif remâché » que l’écrivain supprime, c’est déjà ça. Une comparaison inutile raturée, c’est encore mieux. Mais il y a aussi la langue qu’on entend « avec ses trois oreilles », selon la formule de Nietzsche, et le « tut/tout » de Céline, à la fin du Voyage, en donne l’exemple. Jury dans les concours, en tant que professeur à l’ÉNS, Hédi Kaddour entend de drôles de choses, de la part des étudiants comme de celle des collègues, et cela donne quelques anecdotes amusantes et là aussi, cruelles. On évitera de les répéter.
On s’en voudrait de présenter Kaddour comme un ronchon muni de ciseaux prompt à couper, supprimer ou railler. Il admire, avant tout. On l’a dit pour Colette qui semble être de ses écrivains de chevet, on pourrait ajouter Giono dont il cite un très bel extrait :
« On ne peut pas vivre dans un monde où l’on croit que l’élégance exquise du plumage de la pintade est inutile. Ceci est dit tout à fait à part. J’avais envie de le dire, je l’ai dit. »
L’admiration vaut aussi pour Ernst Jünger et Jules Renard, pour Handke dont il cite un superbe paragraphe tiré de Histoire du crayon. On y renvoie le lecteur, il ne le regrettera pas..
Le chantier de l’œuvre
Ces Pierres qui montent contiennent des propositions d’écriture assez nombreuses. Professeur de littérature, romancier, poète, traducteur, Hédi Kaddour donne aussi des cours à des apprentis journalistes et, outre ses attaques contre les adverbes et adjectifs, les phrases trop longues et mal articulées, la ponctuation incertaine (les points de suspension sont comme « un rouge à lèvres qui bave un peu »), il leur enseigne à écrire concret, à savoir user de l’attaque dans la phrase. C’est ainsi le cas pour la description de deux sexagénaires, pour laquelle il propose un extrait de Mathieu Galey.
Il aime l’art de placer des adjectifs peu prévisibles chez Philippe Broussard ; il est moins aimable avec la prose d’Hervé Chabaud dont l’« éditorialisme » lui semble une calamité. Quelques exemples tirés d’articles de Chabaud pour L’Union expliqueraient à eux seuls la crise de la presse. Mais restons charitable.
Ce recueil ou bric et broc selon Kaddour, pour reprendre un autre écrivain attaché aux mots et au style, est de ces livres qui accompagnent ; on les lit d’un seul tenant, ou bien on y revient, par moments, pour éclairer une lecture, pour regarder autrement ce qui se passe derrière la vitre d’un café. On les lit aussi comme le chantier des romans ou poèmes de leur auteur. Et ainsi, au détour d’un reportage dans « Notre Tunisie » , article d’Andrée Viollis en 1938, on croise, à Sfax, Habib Kaddour. Quelques années plus tard, on le retrouvera à Nahbès, personnage des Prépondérants.
Norbert Czarny
.• Hédi Kaddour, « Les pierres qui montent », Gallimard, 2008, 378 p.