« Heureux comme Lazzaro », d’Alice Rohrwacher
Heureux comme Lazzaro est un film rare à plus d’un titre : réalisé par une jeune cinéaste italienne qui n’a même pas encore quarante ans, il fait entendre une voix étonnante dans le cinéma européen. Alice Rohrwacher ne cherche pas à faire de la psychologie, mais dresse un constat sans appel de la décadence italienne et de la fracture au sein de son pays.
Elle n’arbore pas un message écologique ou féministe, mais montre avec finesse la force immémoriale de la nature et la façon dont les hommes et les femmes la vivent et la sentent. Elle veille à parler de ce qu’elle voit et ressent à l’instant présent, mais la direction réaliste de son film et de sa parole est sans cesse tressée à une appréhension illimitée pour tout ce qui est de l’ordre de la légende, de la croyance (pas seulement de la foi), d’un ordre suprahumain dans lequel baigne notre existence.
Aussi Heureux comme Lazzaro est-il autant un conte cruel et politique qu’une fable étrange et poétique : la dénonciation de ce que les riches font aux plus faibles s’accompagne aussi d’un regard tendre et inflexible sur ce que le temps fait aux êtres, sur ce que la vie fait de nous, de nos enfances, de nos illusions.
Il est certainement déroutant de montrer l’intégralité du film à des lycéens, tant le rythme du film peut les déstabiliser, fait de lenteur descriptive et de brusques ellipses qui font basculer le film du côté de l’irréalité de la fable. Mais certains moments sont très beaux et sont susceptibles de créer des méditations et diverses approches de l’image cinématographique qui lui permettent de mettre en crise sa fonction de représentation transparente du réel. Des apparitions étranges obligent alors le spectateur À questionner la nature allégorique des images et du récit.
Un regard sur le monde paysan
Le début du film n’est pas daté de manière précise : le spectateur oscille entre les années 50 (pour la représentation du travail agricole) et les années 80 (pour divers objets, comme le baladeur) : il s’agit d’introduire la fracture de la modernité au sein de l’univers intemporel et mythique des travaux des champs.
La paysannerie est filmée comme une utopie communautaire, l’unité d’un monde replié sur lui-même, coupé de la ville et du passage du temps, dans lequel les générations s’accordent et s’épaulent. Mais c’est aussi un peuple qu’on trompe et qu’on instrumentalise facilement. La nostalgie pour les actions mythiques n’ignore pas l’inscription dans le réel et dans le siècle.
Une société régie par la lutte des classes
La cinéaste passe peu à peu de Rousseau à Marx, et ce changement de point de vue philosophique permet de créer d’autres images : plus sombres, dans des espaces beaucoup plus resserrés, où l’individu est filmé seul et où le groupe, et le sentiment éphémère de fusion qu’il procure, ont disparu. L’arrivée de la marquise, dont le visage n’est pas montré immédiatement, permet d’installer dans le film la rupture, le gouffre insondable que représente le concept de propriété. La violence est alors tempérée, concentrée sur quelques gestes, un crachat, la comédie des domestiques, mais l’innocence de la répétition, la simplicité des gestes qui permet aux hommes de vivre et de survivre est écrasée par la nécessité de mentir, d’exploiter et de dominer.
Rohrwacher invente une marquise dont la fortune vient du tabac : le symbole de la cigarette est une très belle idée qui associe son goût pour une imagerie réaliste et populaire (celle de l’homme qui fume en bande) à un symbole politique fort (la fortune se construit à partir de l’addiction des consommateurs et tout ce qui est acheté doit d’une façon ou d‘une autre partir en fumée). La cigarette que fume sans cesse la marquise symbolise le pouvoir, l’outrecuidance, le mépris de classe ; celle que fument les miséreux est une marque de leur aliénation.
Le personnage de Lazzaro est intégré à cette réflexion
sur le rapport entre société et exploitation
La marquise, de façon cynique, décrit l’exploitation des hommes comme une nécessité, une cupidité consubstantielle à l’humanité. « J’exploite les paysans, et les paysans exploitent ce pauvre Lazzaro. Lui aussi va exploiter quelqu’un d’autre », affirme-t-elle. C’est là que le film bascule dans la fable. Lazzaro est présenté comme un enfant simplet. Il ne revendique rien, ne se plaint de rien, paraît ne rien comprendre et pose sur les choses et les êtres le même regard tout au long du film.
Il serait intéressant de demander à des adolescents de décrire ce regard. Ils seraient vite obligés de quitter la description voire l’analyse psychologique au profit des métaphores poétiques. Lazzaro est-il un idiot, est-il idiot ? Quel sens peut-on donner à son regard vide, sans jugement, qui parfois parait être au-delà de tout jugement pour devenir une compassion absolue ?
Lazzaro n’est pas tant celui qui ne comprend rien que celui qui ne juge pas, qui n’exige rien, qui n’ordonne rien à personne. Cela en fait-il un saint ? Accomplit-il des miracles ? Transforme-t-il la vie de ceux qu’il croise ? Permet-il de transfigurer l’existence ou le réel, de le rendre supportable, admirable, beau et vibrant ? La cruauté du film, ainsi que son coup de force narratif, est qu’il ne change rien. Le film, en accompagnant Lazzaro, associe au regard réaliste une fibre magique mais le personnage n’est certainement pas un magicien, ni même un dieu. À peine est-il un Christ : son destin est tragique mais il ne se conclut ni par un sacrifice, encore moins par un pardon. Il n’aura rien modifié, rien transformé.
Bien sûr, avec son patronyme, on peut et on doit entendre la vie de Lazare, ressuscité par le Christ. C’est le premier moment impressionnant d’un point de vue formel. Il surgit au milieu du film, et Alice Rohrwacher le met en scène magnifiquement. La caméra passe immédiatement de la chute de Lazzaro à une ascension surnaturelle qui englobe la Terre, nous obligeant à regarder la Nature autrement, comme une matière gelée et impitoyable que l’homme ne pourra jamais dompter ni posséder.
La caméra adopte le point de vue d’un hélicoptère mais la cinéaste ne montre l’engin que très tardivement, le temps de faire de ce point de vue englobant et surplombant un regard du créateur sur toutes choses. La moindre rivière devient une frontière infranchissable, la montagne devient une preuve de ce qui rend l’existence chaotique et foncièrement incompréhensible, insensée. Les paysans doivent quitter leur terre, parce qu’ils ont été trompés et maltraités. Ce départ devient alors un exode ou un exil. Ils passent de l’autre côté.
Dans cet univers légendaire et matériel, Lazzaro ne meurt pas vraiment, il tombe du haut d’une montagne, puis se réveille, reprend sa marche vers la ferme, la propriété agricole, puis vers le monde. Les êtres ont vieilli, une trentaine d’années s’est écoulée, lui est resté jeune. L’absence de son vieillissement est une donnée scénaristique qui ne reçoit aucun éclaircissement et qui ne demande aucune explication. Sa famille est passée de l’autre côté, pas lui qui en a été préservé. Cela soulève de nombreuses hypothèses interprétatives passionnantes.
Qu’est-ce qui a changé ?
Sa famille a-t-elle vraiment changé ? Elle doit se débrouiller par de petits larcins, mais ils ne semblent pas malheureux, ils font avec leur condition. Le fils de la propriétaire a perdu sa beauté, son charme un peu vénéneux, son arrogance ; il devient une sorte de clochard rigolard, un personnage de comédie drôle et désespéré. La marquise a été poursuivie pour escroquerie, son mensonge est devenu un fait divers connu, mais la société et les règles qui la structurent ont-elles changé ?
Le constat d’Alice Rohrwacher est sans appel : le vol s’est institutionnalisé, la cupidité est passé de l’aristocratie aux banques. La satire antibourgeoise est peut-être trop appuyée, mais la cinéaste sait trouver quelques saynètes symboliques dans lesquelles elle croque avec férocité les formes contemporaines de l’égoïsme. La plus intéressante se trouve aux débuts de la seconde partie du film : Lazzaro revient dans la ferme et trouve le contre-maître, vieilli, occupé à engager des immigrés pour faire la cueillette des oranges. Il met aux enchères le salaire.
Rohrwacher ne filme pas directement les migrants, sans doute parce qu’elle filme l’Italie du Nord, plus riche et prospère, beaucoup moins directement préoccupée par les questions soulevées par la traversée de la Méditerranée. Quelques plans suffisent pour nous montrer que les exploités ont changé de visage, que la vulgarité et l’absence d’humanité ne se cachent plus. Un seul geste, celui d’une enfant qui ramasse un fruit qui a été abandonné, suffit pour désigner la misère sans tomber dans le misérabilisme ou un naturalisme qui pêcherait par excès de vérisme.
La plus belle scène est celle de l’église, à la fin du film
Un organiste joue un air religieux, tandis que les religieuses refusent l’hospitalité à Lazzaro et aux siens. L’orgue devient muet, et le spectateur entend la musique s’en aller et disparaître. La caméra se met même à tournoyer, comme pour imiter ou pour suivre la fuite de la musique. La parabole peut se lire à plusieurs niveaux : punition de ceux qui n’aident pas les plus démunis, corruption de l’idée même de foi, critique du clergé.
C’est aussi la description d’un monde qui n’a pas tant perdu sa beauté qu’il l’a laissée s’échapper. C’est une idée particulièrement poétique qui permet de dresser un constat tout en échappant au message politique. Lazzaro reste un personnage de parabole, mais celle-ci n’a plus pour but de célébrer la foi qui permet de s’accrocher à l’existence et de s’accorder des renaissances. Elle fait le constat amer de la perte de la croyance, l’idée même de résurrection est une idée obsolète. C’est ainsi qu’on peut comprendre la présence des images religieuses et de la Bible au début du film : il ne s’agit pas de critiquer le christianisme mais de montrer comment l’idée chrétienne ne permet plus la célébration de la civilisation, comment elle pourrait même nous en dégoûter, lorsque la charité est nulle ou simplement parodique.
C’est ainsi qu’on peut interpréter les multiples tonalités du film: élégiaque dans sa première partie, proche de la comédie noire dans sa seconde partie, recourant à la fois à l’énergie pamphlétaire, au mystère de la parabole sacrée, au lyrisme poétique, à la description impitoyable de la réalité sociale. Il s’agit de montrer comment l’idée de foi ou de croyance peut résister ou au contraire est dénaturée par le système politique et social.
La célébration d’une certaine idée du cinéma italien
Cette multiplicité de tonalités a aussi un autre aspect, plus secret, mais intéressant à relever avec des élèves, surtout si l’on s’intéresse aux croisements entre cultures et à la culture italienne. Rohrwacher le fait avec sa voix propre, mais elle rassemble toute la diversité d’une histoire cinématographique riche dont elle est l’une des dernières représentantes. Le prénom du fils de la marquise, Tancredi, fait allusion au Guépard de Lampedusa et de Visconti. Tout change pour que rien ne change : la fameuse maxime de ce roman adapté en film pourrait être mis en exergue de cette œuvre. Les plans sur la villa abandonnée gardent en eux quelque chose de la décadence viscontienne, du goût pour le spectacle grandiose de ce qui pourrit.
La partie consacrée à Lazzaro, à son regard innocent, est un hommage à la fresque modeste de Rossellini sur saint François d’Assise, Les Onze Fioretti de saint François d’Assise : la question de la grâce, de la beauté et de la cruauté est conservée. La partie contemporaine consacrée aux petits larcins et aux vols recherche la verve féroce des comédies italiennes des années 1970 et en particulier celles de Dino Risi.
La présence de la télévision et sa critique font un lien avec les obsessions des derniers films de Fellini. Mais la référence la plus probante est l’œuvre de Pier Paolo Pasolini. Les allusions à Œdipe Roi, entre autres, sont très nombreuses. Les plans sont souvent semblables : on retrouve des motifs, liés à la célébration de la Terre, à l’errance solitaire, à la route vide qui découpe l’espace, au regard énigmatique qui fait le lien entre la matière et le sacré. Le film de Pasolini déconcerte souvent les élèves par son passage de l’Italie du début du siècle au désert africain. Ici, Rohrwacher relie le passé proche et l’époque contemporaine : les élèves peuvent reconnaître des éléments de leur quotidien et en même temps appréhender un récit complexe qui ne s’approche parfois du réalisme que pour le styliser et rechercher le temps éternitaire de la légende.
La vision de ce film doit être une invitation à dénoncer les temps difficiles sans abandonner la force de l’imagination et de la symbolisation poétique. C’est l’incroyable et le merveilleux qui nous permettent de donner forme à des angoisses comme à notre colère, tout en gardant la beauté et le spectacle. Le dernier plan du film, un loup qui court à contre-sens d’une file de voitures, correspond à cet encouragement à rêver et à se révolter par la puissance fictionnelle de la fable. À chacun d’en élaborer la moralité.
Jean-Marie Samocki