« Icebergs », de Tanguy Viel
L’ouvrage que Tanguy Viel vient de publier parait se distinguer clairement de son œuvre romanesque. Ce pourrait même être son premier ouvrage de critique littéraire au sens strict, même si son œuvre abonde de moments où la fiction se met à distance d’elle-même. L’écrivain aborde ici un certain nombre d’auteurs, plutôt rattachés à la modernité, ou en tout cas à un moment où l’œuvre se prend comme objet principal et dévoile crûment les tours de l’illusionnisme romanesque.
Les écrivains qui intriguent Viel ont pu faire scandale à leur époque pour devenir désormais des passages obligés autant de la réflexion littéraire que de la magie romanesque, que finalement ils renouvellent en s’éloignant des infécondités d’une prétendue analogie réaliste. Virginia Woolf, Thomas Bernhard apparaissent comme des emblèmes de cette réussite romanesque, nourrie par les flots de la mélancolie et de l’inquiétude.
Pourtant, ce ne sont pas les plus représentatifs du parcours que Viel dessine. S’il prend le soin de ne se limiter à aucune époque ni langue (Christine de Pisan et Dante se mélangent à Freud et Barthes), les figures qu’il choisit ne sont écrivains qu’à la mesure de l’inquiétude que l’écriture suscite et que la littérature parfois sublime. Ce sont là les deux pôles autour desquels l’écrivant erre, se perd, se trouve aussi. C’est cette inquiétude qui le guide, dans le double sens de cette expression : il recherche une inquiétude tout autant qu’il la reconnaît chez lui. Elle concerne en particulier le passage à l’acte d’écrire et l’abandon de la prétention esthétique.
Michel Leiris affirmait que la littérature existait dans la menace d’une « corne de taureau » : il y a un risque, une menace. Les écrivains choisis par Viel pressentent cette menace, mais celle-ci n’a pas de forme, n’est pas incarnée, elle est vécue et Viel regarde avec tendresse les effets qu’elle produit, entre le silence et l’écriture incessante. Qu’est-ce qui fait qu’on peut se mettre à écrire compulsivement tout en s’éloignant des rives de la littérature ? Montaigne et Proust seraient alors des échecs d’échecs, en tout cas des réussites paradoxales puisqu’ils figurent parmi les rares à avoir pu convertir ou sublimer leur pulsion d’écriture en beauté et en expressivité. Le passage à l’écriture est même le cœur ou le diapason de leurs recherches.
Dès lors, si Freud ou Barthes figurent dans cette traversée qui n’est pas une anthologie, ce n’est pas pour donner des clés ou des explications, mais parce qu’ils ont creusé en amont (pour Barthes, en ne se mettant finalement pas à rédiger son propre roman) ou plutôt en aval (pour Freud, en relevant les formes de mélancolie) des expériences d’existence. C’est précisément ce qui touche Viel : ressusciter fugacement des moments d’existence, des instants où l’angoisse ou « l’inquiétude » (c’est le mot qu’il choisit le plus souvent) se cristallisent dans des logorrhées étranges ou des silences brutaux. Il les approche modestement en donnant à penser à son lecteur qu’il ne se place pas dans la position du professeur ou de l’analyste mais dans celle du voisin ou du frère.
Valéry qui se lève tous les matins pour noircir ses cahiers, Warburg qui renouvelle l’histoire de l’art par mégarde, presque par lapsus, parce qu’il a suivi les méandres obscurcis de sa pensée, le facteur Cheval qui bâtit des palais imaginaires soumis à son seul désir proliférant et interminable, Maurice de Guérin qui écrit pendant trois ans, Amiel qui ne peut quitter son journal intime, Robert Shields qui consigne minute par minute les tranches de son existence : Viel esquisse des gestes et des habitudes, se garde de donner des justifications et des causes et construit un modeste panthéon de silhouettes qui n’existent que dans le rapport au geste d’écrire, mais cette existence n’est que fugacités, hypothèses, impermanences. Ils existent presque, mais cette quasi-existence est un mode d’être quand même.
Il les regarde avec bienveillance, comme s’il a pu faire partie d’eux ou comme s’il a vécu ce qui lui permet de les comprendre. Il n’y a pas de cause à chercher : l’ouvrage se compose de portraits esquissés, détachés de tout surplomb. Il s’ouvre précisément sur ce mot étrange et doux de « presque » : Viel composerait un « presque » livre, un livre qui existerait à peine à l’exemple de ceux dont l’existence paraît entravée ou étrangement retirée. L’existence serait alors la trace d’une oscillation entre le geste de l’écriture et la transmutation promise par la littérature. Comment prend l’écriture ? Pourquoi la reprendre ? Quand survient la littérature ?
L’écriture et la littérature : Icebergs cherche précisément à explorer ce fragile espace où un individu se décide à écrire – ou à créer – sans savoir le statut que peut avoir la tache répétée qui le saisit et le fixe pour un certain temps. L’écriture : une tentation, une fascination, un mouvement qui permet à l’individu de défier les tremblements du temps qui passe, les altérations en se rassurant face à un geste aussi inachevé qu’ouvert, dont l’inachèvement constitutif promet la présence d’un Autre accueillant mais sans forme. La littérature : ce serait la réussite de ce geste, la certitude immémoriale d’une lecture possible qui défie les siècles et les changements historiques.
Viel trouve des figures touchantes, sympathiques, discrètement héroïques, où l’écriture se développe sans construire d’œuvre, dans la défiance ou le refus de toute œuvre. Le texte pourrait devenir un portrait de pathologies, mais Viel fixe toujours l’humanité de ces destins qui se sont développés en-deçà ou par-delà le littéraire. Le livre ne comporte pas de tristesse, ni de déploration. Il est même très généreux, offrant à des destins autarciques et disjoints un abri fragile, la possibilité précaire d’installer un dialogue entre des œuvres qui ont cherché plus ou moins volontairement, plus ou moins efficacement à se retirer.
Les derniers mots reviennent à la défiance de la virilité et à la construction d’une fraternité. Il s’agit certainement de se défier tout à la fois de la force et de la solitude, de fuir l’orgueil du puissant et de l’ascète. La littérature selon lui refuse la puissance du maître à penser, le discours didactique, la sagesse de la libération. On pense à ce vers un peu ironique de Leonard Cohen : « a manual of living with defeat » – un manuel de vie avec la défaite. Ou pour citer le philosophe David Lapoujade : des « existences moindres ». Viel cherche à voir au-delà ou en-deçà d’elle, du côté de la vie et de la souffrance individuelle, et de ce qu’une pratique d’écriture permet de conserver sans véritablement sauver.
Jean-Marie Samocki
Entretien avec Tanguy Viel
à propos d’« Icebergs »
Jean-Marie Samocki. – « Icebergs » est composé de textes assez courts, différents, mais qui creusent le même sillon. Vous indiquez en fin d’ouvrage qu’il a été composé sur plusieurs années, ce que la très grande cohérence de ton et de pensée ne laisse pas deviner. Le style de cet ouvrage semble très différent de celui de vos romans, ample, plus proustien parfois serait-on tenté de dire. Comment l’avez-vous rédigé ? Comment s’est-il imposé comme un ouvrage à part entière ? Quel est votre travail de composition et éventuellement de réécriture ?
Tanguy Viel . – En effet, il a été écrit à plusieurs moments de ces cinq dernières années, souvent entre deux romans. Je crois que c’est une autre voix en moi, une sorte de tonalité souterraine qui travaille en dessous de la fabrique romanesque, une pente plus pensive et méditative qui, de fait, oblige à cette phrase longue et plus ample.
Quant à la composition, elle est d’abord une sélection parmi beaucoup de fragments de pensées et elle fut surtout la tentative de faire apparaître une ligne de crête, d’où aussi le terme d’« icebergs », à travers certaines figures qui me semblaient mieux incarner les problèmes de l’écriture, mieux permettre leur mise en récit.
Le lecteur pourrait s’attendre à des réflexions sur le travail de romancier. Or, il est très peu question de fictions au sens strict. Le lecteur que je suis a le sentiment, une fois l’ouvrage fini, de vous connaître très bien et pas du tout. Vous semblez y apparaître moins comme un critique que comme un incitateur à écrire plus encore qu’à lire. Est-ce encore de la critique littéraire, bien qu’on y évoque écrivains et écritures ? On pourrait même penser qu’il a été moins écrit par un écrivain de profession que par un lecteur passionné.
C’est vrai que ce n’est pas un art poétique ni la plongée dans un atelier mais plutôt comme un témoignage sur cet endroit plus secret de l’écriture, là où se forment le désir et les images mentales. J’essaye d’abord de m’expliquer à moi-même ce désir d’écrire, sa nécessité et surtout ses obstacles. D’où aussi la convocation d’écrivains problématiques, pour qui penser et écrire furent un drame, comme Virginia Woolf ou Paul Valéry.
Vous citez beaucoup, et réfléchissez au sens de ce goût de la citation. Le lecteur est tenté de chercher des points communs entre les auteurs que vous citez. Il est étonnant de constater que lorsque vous citez des romanciers et romancières, il ne s’agit pas de leurs œuvres de fictions mais de textes périphériques, comme par exemple pour George Sand et Virginia Woolf (le cas de Proust est un peu différent). Ces choix sont-ils venus vite ? Est-ce parce que la littérature paraît moins intéressante que le mouvement de l’écriture ?
Peut-être parce qu’écrire est une grande aventure pleine d’embûches pour moi, l’expérience de l’œuvre m’intéresse au moins autant que son résultat. Et forcément cette expérience, elle est donnée dans les journaux, dans les essais, tandis qu’elle est volontiers cachée dans les romans – heureusement d’ailleurs. C’est différent chez Proust et Montaigne, et c’est pour ça qu’ils ont réussi quelque chose de rare : faire du mouvement qui mène à l’écriture la matière et la forme même de l’œuvre.
Un critique d’art, Jean-Yves Jouannais, a étudié il y a quelques années les « auteurs sans œuvres ». Vos pages sur Maurice de Guérin ou Robert Shields réveillent ce souvenir. Est-ce qu’ils représentent un point-limite, une peur ou une admiration ?
Plutôt une crainte et un point-limite mais aussi j’ai une grande compassion pour ceux qui sont restés là, au bord du chemin en quelque sorte. Et chaque cas requiert une attention différente : il y a le graphomane qui écrit dans son coin sans souci d’œuvre, il y a le suicidaire qui déplore son impuissance, il y a le diariste qui fait œuvre sans le savoir, etc. Mais dans tous les cas, c’est vrai, il y a quelque chose qu’ils n’ont pas réussi à métaboliser et ça fait un peu peur.
Vous distinguez à la fin de l’ouvrage deux sortes d’écrivains, les innocents, comme Balzac, et les coupables, comme Kafka. De quoi le seraient-ils ?
Ils ne sont pas coupables, ils se sentent coupables. Ce n’est sans doute qu’une conséquence d’une difficulté à consister, un droit d’être qui leur aurait été dénié, dont il faudrait aller chercher la source dans l’enfance. Mais ce qui compte pour moi, c’est cette impression de pouvoir dire en lisant quiconque : lui c’est plutôt un coupable, lui plutôt un innocent, à la lumière de sa façon d’écrire et de s’affirmer ou non, se déployer ou non, par l’écriture. Cela a à voir avec une sérénité, une solidité que certains ont et d’autres non.
La lecture de l’ouvrage évoque une citation célèbre de Paul Valéry, que vous abordez par ailleurs. « Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre. » En est-il de même pour celui qui cherche à écrire ?
Pour tout vous dire, j’ai hésité à mettre cette phrase en exergue du livre. C’est dire comme elle en résume l’oscillation.
Vous terminez par un éloge de Maurice Blanchot. Sa présence peut être attendue, en ce qui concerne la question du silence et de l’inachèvement. Mais votre lecture est originale et sensible. Vous le placez du côté d’une forme d’enfance et de fragilité. Vous le rendez plus accessible que sa réputation. Qu’est-ce qui le distingue pour vous des autres écrivains ? Est-ce aussi lié à la façon dont il relie littérature et travail critique ?
Un étrange hasard a voulu qu’alors que je n’y connaissais rien en littérature, à l’âge de 18 ans, je me retrouve à lire Le livre à venir de Blanchot. C’est une drôle de chose de commencer par ce genre d’ouvrage. Et sa manière de faire courir sous les œuvres une expérience presque mystique de la pensée, de ne voir dans les romans que le masque d’une longue plainte faite du grand drame de l’esprit humain, de ses désirs insatiables, du murmure incessant de sa pensée, tout cela a ouvert une sorte de droit à la littérature pour moi, en ne plaçant plus l’enjeu dans la puissance de création mais dans l’inquiétude et le tremblement à l’œuvre dans l’écriture. Il n’est pas le seul à avoir circonscrit ce champ mais il se trouve qu’il l’a fait avec une obstination et une intelligence hors du commun.
Vos citations éveillent chez le lecteur que je suis d’autres souvenirs, d’autres auteurs : Henry James, Patrick Modiano voire Georges Simenon, parmi d’autres. Michaux est cité comme en passant. Y a-t-il une intensité particulière accordée à ceux que vous avez élus ? Peut-on parler de « préférences » ?
Je parle d’écrivains que j’aime par-dessus tout mais il y en a mille autres qui mériteraient un autre volume : Melville, Proust, Kafka, Pétrarque, Poe, Bernhard, Michaux. Et puis il y a tous les vivants qui mériteraient un troisième volume. Ce sont des préférences en effet mais ni exclusives ni exhaustives.
Vous abordez presque dans le même geste Montaigne et Blanchot. Les classifications historiques de classicisme et de modernité ont-elles encore un sens pour vous ?
Je suis le premier à envisager la littérature sous l’angle de son histoire et de ses rapports avec l’Histoire en général, en ce sens qu’il y a bien des conditions culturelles, sociales, etc., de l’émergence d’une œuvre ou d’un courant littéraire. Mais c’est sûr aussi qu’il y a quelque chose d’anachronique dans la manière dont on peut recevoir tout ça : on peut et on doit faire des liens qui n’ont rien à voir avec la logique de l’Histoire. D’une certaine manière, la seule histoire véritable, c’est celle de nos lectures et des liens que nous tissons entre elles. Par ailleurs, même à travers les siècles ou les cultures, il n’y a toujours qu’une seule espèce humaine.
Les éléments matériels du livre touchent beaucoup aux maisons d’écrivains, que vous visitez (comme celle de Montaigne) ou non (celle de Freud). Y cherchez-vous quelque chose ?
Je m’en sers d’abord pour créer un récit sur lequel venir greffer des réflexions, pour éviter la sécheresse de la théorie. Mais aussi, c’est vrai, je marche volontiers à un certain fétichisme, et à l’aura de certains lieux. Et parce que la perception d’un auteur ne tient pas que dans ses livres mais aussi dans toute la légende autour, ce qu’on sait même sans les lire, etc. La maison d’écrivain souvent vient cristalliser tout ça.
Le livre paraît voué à des figures solitaires. Pourtant, l’un des derniers mots, dans une conclusion particulièrement émouvante, est celui de fraternité.
Il faudrait dire peut-être une fraternité des solitudes. Ou alors comme Bataille, la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté. Mais c’est aussi cette idée qu’il n’y a pas besoin d’être en première ligne la fleur au fusil pour se rendre au lieu du politique. Que même, au contraire quelquefois, le caractère bruyant d’une littérature plus engagée dans ou vers le monde a tendance à oublier qu’une cité idéale devrait pouvoir supporter son lot de fous, de faibles, de timides, de ratés. Et non seulement il convient de leur faire une place mais leur position même, fût-elle le fruit d’une psychologie bancale, est une position éthique, une manière de ne pas faire de bruit, de ne pas vouloir le pouvoir. Il faut faire attention à ça en littérature, à l’envie qui existe bien plus qu’on ne croit, même de la part de gens bien intentionnés, de prendre le pouvoir.
• Tanguy Viel, « Icebergs », Éditions de Minuit, 2019, 128 p.
Pour information, nous recevons Tanguy Viel à l’inspe de Paris en février. Séminaire sur le polar ouvert aux amateurs ! Et bravo pour ce bel article. Antony soron.
Article passionnant et l’entretien tout autant.