Interpréter un livre. À propos de la mémoire littéraire
En 1931, Shen Congwen est chargé de cours à l’université de Wuhan, dans la province du Hubei.
L’année suivante, il est nommé professeur à l’université de Qingdao, dans la province du Shandong.
Par désœuvrement, par colère,
pour sauvegarder un peu de la beauté du monde contre les afféteries et les artifices, il écrit des nouvelles où il se moque des Shanghaiens qui défilent au bord de la mer Jaune avec leurs concubines, des textes très virulents où il déplore la frilosité intellectuelle de ses collègues, la pusillanimité sexuelle, la lâcheté pleine de morgue, la bêtise.
Ceux-ci obtiennent rapidement sa démission.
Shen Congwen s’installe à Pékin en 1933. Il se marie avec Zhang Zhaohe. Il écrit Le Bourg limitrophe. Il se prend de passion pour les assiettes en porcelaine des Qing.
Le 7 août 1937, les Japonais prennent la capitale. Les professeurs de l’université de Pékin fuient à Wuhan, puis ils sont transférés à Changsha et à Kunming où les autorités chinoises créent l’Université fédérée du Sud-Ouest pour remplacer les universités de Beida, Tsinghua et Nankai.
Shen Congwen séjourne pendant quatre mois dans la province du Hunan, au bord de la rivière Yuan qui se jette dans le lac Dongting après avoir conflué avec la Wu, puis il s’installe à Kunming où il écrit Le Grand Fleuve.
En 1938, quand l’armée japonaise commence à bombarder la ville, il se réfugie dans le district de Chenggong. Grâce à ses droits d’auteur, il acquiert beaucoup de laques du Yunnan, beaucoup de miroirs des Royaumes combattants, beaucoup de meubles Shang, beaucoup de soies, de poteries, beaucoup de jades.
*
J’ai vécu à Qingdao pendant deux ans. Le soir je marchais au hasard des rues, des avenues, des trottoirs, dans la vieille ville construite par les Allemands à l’époque des Boxers, je lisais des livres de Peter Handke,
des livres d’Arno Schmidt dont le père avait lutté contre les Japonais dans la rade de Qingdao, des livres de Gao Xingjian, des livres de Mo Yan qui vivait à Gaomi dans la province du Shandong.
Parfois, j’allais à Pékin. Parfois je marchais jusqu’à la plage numéro 3, je longeais des villas qui semblaient abandonnées, des immeubles toujours vides, le vent se levait, plein de murmures et de chuchotements.
C’est une plage avec des barques abandonnées, des filets de pêche, des châteaux de sable, des vagues grises frangées d’écume presque blanche.
La mer descend. Quelque chose se retire. À chaque respiration quelque chose s’éloigne, laisse des taches fades, blafardes.
Je marche dans le sable humide, les flaques d’eau, je longe le rivage. J’entends une voix. Quelqu’un parle. Quelqu’un revient pour parler. Je me retourne. Il n’y a personne, il n’y a plus personne que le vent, le sable, il n’y a plus jamais personne que la pâleur de la Lune.
Je continue dans la nuit éclairée par les phares de la rade, les feux alternés des grands navires qui se balancent sur la mer.
Plus loin, de l’autre côté de la baie, des projecteurs éclairent les quais des grands bassins, les containers, les grues géantes équipées de treuils et de câbles, les voix, les visages des dockers qui se réchauffent autour des braseros, les masses d’ombres noires, mes années dans la baie de personne.
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Shen Congwen devient archéologue, cesse d’écrire, renonce à sa bibliothèque, retourne à Pékin en 1946. Une première purge des intellectuels le prive de son poste à l’université.
Il boit de l’essence,
il se coupe la gorge,
il se tranche les poignets.
Il devient guide au musée d’Histoire de Pékin puis la Révolution culturelle interdit ses livres sous prétexte qu’ils exaltent le souvenir des rois et des généraux, qu’ils célèbrent la mémoire des peintres, des belles femmes, des lettrés.
Il passe la serpillière.
Il s’agenouille.
Il nettoie les latrines.
En novembre 1969, un fonctionnaire l’expédie à Xianning, dans un district de la province du Hubei, qui est alors un pays obscur et pluvieux, un bourbier, un marécage.
Ainsi, dit-il, il ne voit plus le jour que des troupeaux de bœufs et n’entend plus la nuit que des sifflements de serpents.
Il vit à Yuanling dans le Xiangxi, chez son neveu Huang Yongyu, qui décrit sa chambre comme un pot-pourri de livres, de peintures et de bouts de papier où Shen Congwen cherche l’ordre dans le désordre et se met au défi d’ériger un pavillon dans le vide.
*
Pendant un an, j’ai vécu à Kunming. Je lisais des livres de Thomas Bernhard, je lisais Oui, je lisais Béton, je lisais Le Neveu de Wittgenstein, mais j’avais l’impression de suivre Shen Congwen, l’impression de marcher dans ses pas.
J’avais l’impression étrange de vivre dans ses livres.
Et cette impression est devenue une inquiétude lorsque la même scène a recommencé, est devenue une certitude lorsque cette même voix est revenue à Harbin.
Je longe les berges de la rivière Songhua, qui se jette dans le fleuve Heilongjiang à la frontière de la Chine et de la Russie. Après le téléphérique j’entends un bruit, un murmure, j’entends une voix qui appelle, qui dit :
« Hé passeur, passeur, qu’est-ce qui vous arrive ? Je voudrais bien traverser. » [1]
Mais il n’y a personne, évidemment. Il y a une voix, une question, il y a une supplique, mais il n’y a pas de bouche qui prononce cette supplique, il n’y a pas de visage, pas de corps, il y a des roseaux, des galets, des clapotis, il y a des péniches qui transportent du sable et du gravier.
*
Au XIXe siècle, les poètes s’intéressent aux esprits. Ils entrent en communication. À Jersey, dans le salon de Hauteville House, on fait parler une Table et la Table est intarissable.
Elle dicte en prose. C’est Alexandre le Grand, c’est Galilée qui assure depuis sa tombe que tous les milliards de mondes, tous les milliards de siècles additionnées font un, que le total du tout, c’est l’unité.
Elle dicte en vers. C’est Eschyle, Dante, Molière, c’est André Chénier qui achève un poème le 25 décembre 1853 à huit heures et demie, Mozart qui dicte un chant patriotique, c’est le Drame, l’Ombre du sépulcre, c’est l’Idée.
Victor Hugo prend note, dessine dans des cahiers. Il a besoin d’agrandir sa vision. Pour réaliser son Grand Œuvre il doit transmuer la chimie en alchimie, transcender la physique en métaphysique, il doit faire parler la bouche d’ombre :
« Jadis, sans la comprendre et d’un œil hébété,
L’Inde a presque entrevu la métempsycose.
La ronce devient griffe, et la feuille de rose
Devient langue de chat, et, dans l’ombre et les cris,
Horrible, lèche et boit le sang de la souris ;
Qui donc connaît le monstre appelé mandragore ? [2] »
Victor Hugo suit la classification d’Aristote : les hommes injustes se réincarnent en animaux et les plus misérables d’entre eux se réincarnent en plantes, en ronces, en lianes, en sphaignes.
Âmes végétatives, âmes intermédiaires entre les âmes mortes et les âmes fortes qui se mêlent à la lumière, âmes rampantes moins que l’étoile et moins que le ver de terre,
âmes abjectes.
Pour Charles Baudelaire, pour Gérard de Nerval, la littérature n’est pas affaire de révélation ou de prophétie. Le poète n’est pas le ventriloque d’une vérité supérieure. C’est un homme qui souffre, un homme douloureux, un roi méhaigné.
Il regrette son corps.
Il déplore son époque.
Il regrette de ne pas vivre autrefois.
La poésie est une pratique.
La poésie est une technique qui permet de retrouver des états antécédents.
« “Ô terreur ! voilà l’éternelle distinction du bon et du mauvais. Mon âme est-elle la molécule indestructible, le globule qu’un peu d’air gonfle, mais qui retrouve sa place dans la nature, ou ce vide même, image du néant qui disparaît dans l’immensité ? Serait-elle encore la parcelle fatale destinée à subir, sous toutes ses transformations, les vengeance des êtres puissants ?” Je me vis amené ainsi à me demander compte de ma vie, et même de mes existences antérieures. En me prouvant que j’étais bon, je me prouvai que j’avais dû toujours l’être. “Et si j’ai été mauvais, me dis-je, ma vie actuelle ne sera-t-elle pas une suffisante expiation ?” Cette pensée me rassura, mais ne m’ôta pas la crainte d’être à jamais classé parmi les malheureux. Je me sentais plongé dans une eau froide, et une eau plus froide encore ruisselait sur mon front. [3] »
Le châtiment. L’eau glaciale où se trouve le chemin de la remémoration.
La poésie comme médium, l’écriture comme élaboration d’un interstice qui mène au souvenir.
L’eau et les nuages, la littérature comme plongée dans l’eau, comme immersion dans l’obscurité des rêves.
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Pour les bouddhistes, nous avons accès à trois incarnations successives : notre incarnation précédente, notre incarnation présente, notre incarnation prochaine.
Nous regrettons, nous constatons, nous aspirons.
Les songes, les visions, les prémonitions sont autant de moyens de voyager entre ces incarnations, autant de solutions pour se déplacer entre différents états, rester souple, rester mobile.
Les écrivains du XIXe siècle qui se sont occupés de spiritisme, Honoré de Balzac, Charles Nodier, Alexandre Dumas, Émile de Girardin, Théophile Gautier, communiquent avec des âmes qui appartiennent au passé. Leur pratique est toujours rétrospective. À l’inverse les voix qui répondent, les voix qui reviennent pour parler, donnent des conseils, avertissent, font preuve de prescience. Elles savent avant. Elles savent déjà. Leur déclaration est toujours prospective et le dialogue qui s’est institué autour de la table entre les vivants et les morts se situe à l’intersection de deux trajectoires opposées, l’une depuis le présent vers le passé, l’autre depuis le passé vers le futur.
Toutes ces voix qui se croisent dans la conversation appartiennent à deux plans rigoureusement dissemblables où la présence d’un médium, l’intensité d’un fluide permettent de manière exceptionnelle qu’ils se croisent pendant quelques instants.
Une conscience fait retour dans le présent, quelqu’un surgit.
Une voix revient.
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Dans L’Eau et les Nuages, où il relate son séjour à Qingdao pour réfléchir sur l’inspiration et sur l’identité, Shen Congwen raconte une anecdote curieuse :
« Un peu plus loin, je suis à nouveau des pas qui, à en juger par la dimension, sont ceux d’un jeune couple. Arrivées à un point d’où l’on jouit d’une vue idéale sur les bateaux à voile, les traces deviennent confuses et s’enfoncent davantage dans le sol, comme pour signaler une halte. Les triangles et les cercles qu’au milieu de courbes dépourvues de signification le jeune homme a tracés sur le sable du bout de sa canne, ainsi que cette petite boîte en carton qui sert à emballer les films, tout incline à penser qu’en arrivant ici le jeune couple a vu filer sur la mer une voile blanche triangulaire. Séduits par le paysage, ils se sont arrêtés et ont pris une photo. C’est probablement la jeune femme qui tenait l’appareil : les courbes et autres lignes dessinées avec la canne attestent la légère impatience du jeune homme contraint de demeurer assis immobile. Le lieu choisi révèle en outre qu’il s’agit de touristes, car jamais les gens du coin n’auraient pris une photo à cet endroit. [4] »
Des traces dans le sable. Des signes sur la plage, des indices, des preuves recueillies sur la page. Un homme marche devant moi. Je l’appelle. Il se retourne. Il entend que je l’appelle mais il ne me voit pas. Il voit mon absence parce qu’il est absent lui-même, il voit mon rêve parce qu’il se souvient, puis il se détourne, il s’éloigne dans la pénombre, il s’en va.
*
Je rêve à partir de cette anecdote de L’Eau et les Nuages, en la superposant à la voix que j’ai entendue au bord de l’eau, la voix revenue, ramenée par le vent.
Deux plans se chevauchent pendant quelques secondes. Mais l’hypothèse de Shen Congwen selon laquelle il s’agit d’un « jeune couple » oblige à compléter la rétrospection poétique par une prospection imaginaire.
Quelqu’un manque. Si ces traces dans le sable repérées par Shen Congwen sont les miennes, si la plage Huiqian désertée par la marée est en effet la plage numéro 3, une femme manque.
Nous sommes peut-être un songe, un rêve trop bref dans l’imagination d’un homme qui dort, un état illusoire dans un monde baroque, mais nous sommes peut-être aussi un souvenir dans la mémoire d’une femme qui vivra plus tard, dans la mémoire d’une autre femme qui prendra une autre photographie, une remémoration depuis un à venir que nous n’avons pas encore oublié, dont ne pouvons pas avoir gardé la conscience puisque nous ne pouvons pas oublier ce que nous n’avons pas encore vécu, la mémoire d’une vie précédente dans une vie ultérieure où tout notre présent, tout cela que nous considérons comme notre présent perpétuel, est depuis toujours un passé révolu.
*
Les livres servent à cela.
Ils servent à donner du sens, à essayer des significations que nous manipulons comme des jeux de cartes, comme les atouts d’un grand tarot universel, car nous savons bien qu’il s’agit d’un divertissement, nous savons bien qu’il existe des règles et nous trichons un peu pour le plaisir de jouer avec la langue.
Le rapport que nous entretenons avec les livres est un rapport toujours mobile, un rapport de déplacement et de transgression par lequel nous fabriquons des interprétations pour justifier le monde.
Sans ce débordement de sens, cet excès d’analyse, les livres de nos bibliothèques seraient autant de lettres mortes, ils seraient des noms, des dates, ils seraient des tas de papier.
Chaque lecteur a une histoire littéraire, faite de pleins et de vides, encombrée d’absences et de présences.
Cette histoire littéraire est une appropriation singulière de la grande histoire de la littérature, une possession forcément originale où nos déambulations sur la page entretiennent un tel rapport d’équivalence avec nos promenades qu’elles dessinent une étonnante géographie littéraire.
Elle est peut-être davantage encore : cette manière que nous avons de recevoir un texte, cette façon de le déchiffrer par nos idées fixes en dehors desquelles il n’existe aucun véritable engagement dans la lecture, a rapport avec la mémoire, avec sa structuration, son déploiement, avec son organisation.
Les livres que nous avons lus se superposent à nos souvenirs. Ils les traversent. Ils les habitent. Ils les hantent.
Ils les enrichissent de leurs mystères et fondent en nous une mémoire littéraire qui est la seule mémoire qui vaille de la littérature, son plus bel usage, sa plus belle destination : faire revivre les textes pour faire vivre notre imagination.
*
« Il descendit sur la berge qui était de plus en plus boueuse, puis il ôta ses chaussettes et ses chaussures qu’il garda à la main, et entra dans l’eau pieds nus en s’enfonçant dans la boue visqueuse. [5] »
Julien de Kerviler
Voir sur ce site les précédents articles de ce « feuilleton » :
• Acheter un livre. À propos de la géographie littéraire.
• La théorie des ensembles. À propos de l’histoire littéraire.
• Perdre un livre. À propos de l’histoire littéraire.
• Imaginer des éléphants.
• Plaidoyer pour l’écriture d’invention.
[1]. Shen Congwen, Le Passeur de Chadong (Le Bourg limitrophe), Albin Michel, coll. « Les Grandes Traductions », trad. Isabelle Rabut, 1990, p. 124.
[2]. Victor Hugo, Les Contemplations (1856), I, 6, XXVI, « Ce que dit la bouche d’ombre », v. 334-339, Le Livre de poche, 2002, p. 519.
[3]. Gérard de Nerval, Aurélia ou le Rêve et la Vie (1855), Le Livre de poche, 1972, p. 82.
[4]. Shen Congwen, L’Eau et les Nuages. Comment je crée des histoires et comment mes histoires me créent, Bleu de Chine, trad. Isabelle Rabut, 1996, p. 16.
[5]. Gao Xingjian, Le Livre d’un homme seul, Éditions de l’Aube, trad. Noël et Liliane Dutrait, 2000, rééd. Éditions de l’Aube, coll. « L’Aube poche », p. 300.