Italo Calvino : un écrivain curieux de tout
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Trois cents lettres ont été réunies dans un recueil qui couvre la vie du romancier, de sa jeunesse ligure à ses dernières années. Fidèle à ses amis et à ses opinions, il se montre en homme droit et grand travailleur.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Il en est peu question dans la correspondance de l’écrivain récemment parue, mais Marcovaldo est une façon de faire entrer de jeunes lecteurs dans l’univers très riche du romancier, essayiste et, cette fois-ci, épistolier. D’autres romans ou textes narratifs sont davantage cités. Comme Le Baron perché, sans doute le roman qui l’a fait connaître, oulipien à sa manière puisqu’il repose sur une contrainte, voire deux : le héros, Côme Latraverse, monte dans un arbre en un moment de révolte contre les siens et il n’en descendra jamais. Le romancier doit trouver tous les moyens à sa disposition pour le faire rester dans les branches… et voyager. À l’époque où il a écrit ce texte, Italo Calvino ne connaissait pas bien Queneau, et l’Oulipo n’existait pas encore. De nombreuses années plus tard paraissait Si une nuit d’hiver un voyageur. L’un des romans les plus vivants, originaux, d’une époque qui ne manquait ni de vitalité ni d’originalité. Un « hyper-roman » comme l’appelait l’écrivain en 1978. Chaque chapitre annonce un genre différent : à suspens, d’espionnage, de science-fiction, de chevalerie… Mais aussi et surtout un roman du lecteur qui rencontre la lectrice, et qui, grâce à elle (ou bien est-ce réciproque ?), lira enfin leur histoire d’amour. La bibliographie de Calvino est riche et variée, embrassant des domaines qui vont du roman réaliste au roman d’anticipation. S’il fallait ne recommander qu’un seul de ses livres, ce serait ses Leçons américaines, conférences publiées après sa mort. Elles sont éclairantes et stimulantes.
Le Métier d’écrire ressemble à un pavé, une somme. Et encore, Martin Rueff, le maître d’œuvre, a opéré une sélection parmi les quelque huit cents lettres qui constituent l’édition originale italienne. Trois cents lettres sont réunies en près de huit cents pages, qui couvrent sa vie, de sa jeunesse ligure aux dernières années, brutalement interrompue. La préface aide à s’orienter, mais plus encore les précieux index qui permettent de tracer des chemins dans cet ensemble touffu, en suivant, par exemple, ce qui concerne Le Château des destins croisés ou Les Villes invisibles.
L’élaboration, la parution ou l’accueil critique du roman donnent lieu à des réponses de l’auteur. On aurait envie de citer in extenso ce qu’il écrit en 1972 à des collégiens de Pise, au sujet de Marcovaldo. Comme ce passage : « […] même à travers l’humour, l’ironie, la caricature et pourquoi pas le paradoxe, on peut réussir à faire penser à bien des choses qui, autrement, nous échapperaient, à mettre l’esprit plus rapidement en mouvement, à raisonner de façon plus efficace. » Calvino aimait beaucoup les écrivains des Lumières, et parmi eux, Voltaire.
Un autre index permet de lire les lettres en fonction de thématiques. L’auteur s’interroge sur le style, la poésie, la critique, et d’abord sur l’acte d’écrire. Il constate ainsi, en 1959, que trop de gens écrivent sans avoir forcément quelque chose à dire. Il évoque aussi le genre romanesque qu’il pratique le plus souvent avec des critiques et des écrivains de ses amis.
Son esprit critique reste vif, et il n’est pas plus indulgent avec Pasolini qu’il admire, et dont il n’apprécie pas Les Ragazzi, qu’avec Elsa Morante dont il préfère L’Île d’Arturo à Mensonges et sortilèges. Mais il sait dire son admiration, son enthousiasme, même pour certains romans. Il est ainsi sensible à l’œuvre qui débute d’un certain Leonardo Sciascia.
La littérature italienne de l’après-guerre
Ses correspondants représentent toute la littérature italienne, de l’après-guerre aux années 1980. Outre Pasolini et Morante, on trouve parmi ses correspondants Primo Levi, Natalia Ginzburg, Elio Vittorini ou Beppe Fenoglio. Il dresse un beau portrait de ce romancier méconnu dont on trouvera quelques livres comme La Guerre sur les collines, qui raconte des épisodes de la Résistance dans les Langhe, la région du Piémont autour d’Albe.
Beaucoup sont édités chez Einaudi, souvent surnommé le Gallimard italien pour la richesse de son fonds. C’est là que travaille Calvino, lecteur pour la maison d’édition, chargé de suivre les manuscrits qu’il a choisis, seul ou avec le comité. Et ce métier, il l’a appris auprès de l’écrivain qu’il admire le plus, une sorte de mentor : Pavese, autre écrivain des Langhe. « Je ne suis capable que de soulever des objections » Ainsi se définit-il, ou plutôt est-il choisi par Vittorini avec qui il contribue également aux grandes revues littéraires de ce temps-là.
On pourra donc lire le recueil en s’attachant à un écrivain ou à un autre. S’il a peu correspondu avec Pavese, Calvino a beaucoup parlé de lui dans ses lettres. En 1950, après le suicide de l’écrivain et poète, il rassemble l’œuvre poétique en un fort volume. On lui doit de connaître cette part jusque-là peu visible, sinon à travers le très beau La Mort viendra et elle aura tes yeux. Fidèle et droit, Calvino l’est en toutes circonstances. Pudique aussi. Aucune de ces lettres (et tel est sans doute le cas dans l’édition intégrale) ne dévoile la vie privée d’un homme réservé, qui ne voulait pas s’exposer, ne tenait aucun journal, ne disait jamais ses états d’âme. Il parle de sa « réticence » à s’abandonner à « l’élan de la mémoire autobiographique ». On se livre « en se faisant un peu violence », confie-t-il.
Résistance antifasciste
Si Calvino parle à la première personne, c’est par rapport à ses engagements politiques. Jeune homme, il a participé à la résistance antifasciste en Ligurie, ce dont témoigne son Sentier des nids d’araignée. Il a longtemps milité au Parti communiste italien et n’a rompu avec ce parti – le moins stalinien d’Europe – qu’en 1957. Quelques lettres à des hommes politiques ou organes de presse traduisent la rupture, et ce qu’elle représente pour lui. Dans une lettre à Franco Fortini, poète et intellectuel engagé à l’extrême gauche d’alors, il écrit : « Les divergences entre nous sont profondes et anciennes. Toute collaboration entre nous qui n’en tiendrait pas compte serait insincère. De même me pèse tout moment d’inimitié entre nous ». Dans une lettre de 1958, il offre une vision de la politique éloquente : « Je suis content de votre discussion et plus encore de savoir que dans votre village vous pouvez vous réunir dans une bibliothèque pour discuter. Là où des ouvriers et des paysans vont en bibliothèque et se posent des questions sur les livres dans un esprit de recherche et de critique, il peut y avoir un centre de démocratie vif, un noyau de la société future ». La lettre 245, qu’il adresse à Anna Maria Ortese en décembre 1967, commence par ces belles questions : « Regarder le ciel étoilé pour nous consoler des laideurs terrestres ? Ne vous semble-t-il pas que c’est une solution trop commode ? »
L’amitié comme une vertu antique
Calvino pratique l’amitié comme une vertu antique. Il en souligne les mérites à son amie Elsa Morante : les lettres permettent de dire « quelque chose ». Une grande part de la correspondance s’adresse à des amis, et notamment à Eugenio Scalfari, fondateur de L’Espresso et La Repubblica, deux des journaux les plus importants de l’autre côté des Alpes. Meilleurs amis depuis le lycée de San Remo, ils échangent dans tout l’élan et la vivacité de la jeunesse. La lettre 44, qui date de juillet 45, révèle ce qui les a distingués : il a affronté bien des périls mortels, son ami a « passé toute cette période en idylles pastorales ».
Calvino ne cesse de travailler. Écrire, lire, traduire, c’est tout son temps, toute sa vie. Voyager aussi ou séjourner en « ermite à Paris ». En 1960, il dit des États-Unis : « pays dramatique, tendu, violent, qui explose sous les contradictions, lourd d’une vitalité brutale, physiologique ».Sa vision de Bakou, alors partie de l’URSS, est plus candide. On ne lui montre que ce que le régime veut bien montrer. Ce voyage inspirera-t-il Les Villes invisibles ? À vérifier si ce récit est repris dans l’édition de la Pléiade à paraître en avril.
Ce beau volume, dont la préface met en valeur tous les aspects de Calvino, de sa réflexion, de son œuvre, ouvre aussi des pistes sur la traduction. Certaines lettres, très longues, s’apparentent à des essais. Ainsi, celle sur la traduction de Sally Mara, roman « irlandais » de Queneau, truffé d’un argot difficile à rendre. Quant à la traduction en roumain du Chevalier inexistant, elle s’apparente à un cours de philologie sur les noms de personnages dans les romans de chevalerie. Mais on trouvera aussi nombre d’échanges avec François Wahl, son traducteur en français, langue que Calvino maîtrisait. Celui-ci se montre exigeant, voire pointilleux, jamais capricieux.
Pour un homme aussi pudique, ce Métier d’écrire est la confession d’un praticien que l’on aurait aimé rencontrer ou avoir comme correspondant.
N. C.
Italo Calvino, Le Métier d’écrire. Correspondance (1940-1985), traduit de l’italien par Martin Rueff et Christophe Mileschi, collection « Du monde entier », Gallimard, 800 pages, 30 euros.
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