« J’ai pris mon père sur mes épaules », de Fabrice Melquiot, au Théâtre du Rond-Point, ou les perdants à l’honneur
Quel parcours depuis les premiers textes de théâtre pour la jeunesse ! Fabrice Melquiot, auteur prolifique et consacré, touchant avec bonheur tous les sujets depuis plus de vingt ans, ne dément pas sa réputation avec ce J’ai pris mon père sur mes épaules qui livre une épopée misérable et digne d’habitants d’une tour de banlieue confrontés à la mort annoncée d’un des leurs, Roch, que son fils ne veut pas voir mourir avant de l’emmener, sur son dos s’il le faut, au Portugal, cette pointe de l’Europe comparée à un Far West.
Le contraste est en effet saisissant entre un environnement social dégradé – leur tour est fissurée à la suite d’un tremblement de terre (mais qui s’intéresse aux pauvres sinon le malheur ?) – et leur volonté de vivre, d’aimer, de résister, d’être ce qu’ils sont sans compromis avec le monde.
La pièce présente sept personnages, de générations et d’origines différentes, admirablement interprétés par tous les comédiens avec à leur tête Philippe Torreton et Rachida Brakni, tous liés d’amitié ou d’amour dans cette tour, unique et monumental décor pivotant, ouverte par le milieu, donnant à voir son kébab au rez-de-chaussée, son escalier extérieur et ses appartements.
Le spectateur entre progressivement dans la vie des occupants, Roch et son fils Énée, Anissa la voisine, l’amante et la mère, Grinch, le vieil ami solitaire, Mourad, le copain d’enfance d’Énée, Bacou, le camarade qui tente sa chance comme acteur de publicité, Céleste, l’amie au grand cœur. Chacun d’eux a son histoire, ses blessures, chacun d’eux lutte pour dépasser ses douleurs, ne pas se plaindre, ne pas susciter la compassion. Ils sont des perdants, mais avec leur fierté, leur pudeur, leurs rêves et leurs secrets.
L’action comporte deux parties : dans la première nous suivons Roch (Philippe Torreton) luttant contre son cancer entouré de son fils et de leurs amis progressivement réunis ; dans la seconde, Roch ayant décidé de ne pas finir dans un hôpital, nous l’accompagnons jusqu’à la mort sur une aire d’autoroute avec son fils, avant que celui ne revienne seul auprès des siens. Les scènes fortes ne manquent pas de se succéder, suspendues parfois par un récit qu’entreprend un personnage devenu narrateur de l’action, amplifiant par là la résonance du drame vécu.
La fête d’adieu de Roch est sans doute le point d’orgue de la pièce, scène pivot avant que l’on ne bascule dans le voyage final, peut-être moins inspiré, moins nécessaire à la logique interne comme la scène de la station d’autoroute où se télescopent la tragédie personnelle et la tragédie collective du Bataclan.
Le ton, caractéristique de l’auteur, fait passer du langage le plus cru au langage le plus profond sans nous priver de belles répliques pleines d’humour (cette « politesse du désespoir », comme disait Jules Renard) ou de comique (comme Bacou sait en faire surgir). Le langage cru n’est pas comme on pourrait le croire un désir de mimétisme social mais plutôt l’expression d’une violence, d’une colère ou tout simplement d’une vérité qui ne se cache pas derrière les mots ; quant au langage profond, il interroge l’humanité, sa complexité et sa sensibilité, avec les secrets de Grinch (sur son fils) ou d’Anissa (sur sa grossesse) avec les tourments de Mourad (sur la religion) et bien sûr avec l’apprivoisement de la mort à travers avec les choix de Roch.
Le titre, le prénom du fils, quelques touches de l’action font référence à l’Énéide, mais la pièce n’est pas un mythe revisité, pas même une actualisation comme dans la première moitié du XXe siècle Giraudoux, Anouilh ou Sartre ont su le faire avec les héros antiques. J’ai porté mon père sur mes épaules fait plutôt penser, par moments, en fonction des scènes et des discours, à Voyage au bout de la nuit, à Rhinocéros (je ne capitulerai pas), à Beckett aussi.
La programmation du Rond-Point, résolument contemporaine, a le mérite de ne pas entretenir le spectateur dans le confort d’habitudes et de traditions. Même si Fabrice Melquiot est l’un des auteurs français les plus joués dans le monde (traduit en douze langues), même si l’Académie française lui a décerné en 2008 son prix Théâtre de l’Académie pour l’ensemble de son œuvre, même si France Culture a diffusé de nombreuses fois certaines de ses pièces sur ses ondes, Fabrice Melquiot est encore pour beaucoup un auteur à découvrir. Ce J’ai pris mon père sur mes épaules est une occasion à ne pas manquer, à Paris ou en province.
Pascal Caglar
• À Lyon du 13 au 23 mars 2019, Annecy les 27 et 28 mars, Sète du 16 au 18 avril, Rouen du 24 au 26 avril, Villefranche les 9 et 10 mai, Marseille du 16 au 18 mai, Thonon-les-Bains le 24 mai.
• Trois pièces pour la jeunesse de Fabrice Melquiot dans la collection « Théâtre » de l’école des loisirs : L’Enfant dieu, Les Petits Mélancoliques, Le Jardin de Beamon.