"Un beau début", d'Éric Laurrent
Il faut attendre la dernière page pour que ce titre, Un beau début, prenne enfin tout son sens. Enfin presque dans la mesure où ce beau début doit s’entendre avec une certaine ironie. Poser nue dans un magazine placé tout en haut des rayons dans les maisons de la presse ne constitue pas le meilleur des débuts pour une jeune femme. Surtout quand on apprend, incidemment, que la police l’a retrouvée morte quelque temps après.
En deux cents pages, le narrateur, dont on verra qu’il entretient un certain rapport avec l’auteur, raconte la vie de Nicole Sauxilange, entre Clermont-Ferrand et Paris, entre désir de sainteté et croyance en la célébrité, Nicole donc, victime de son besoin d’être vue et admirée, et que l’on voit, d’abord en image quadrichromique, posant devêtue dans Dreamgirls.
Sa photo décore la cellule d’un certain Robert Malbosse qui ignore tout des liens de parenté qu’il a avec la jeune femme.
Histoire familiale
Nicole, fille de Suzy, naît donc en 1966 à Clermont-Ferrand. Elle est la petite-fille de Mado et de Max Turpin. Ses grands-parents, chez qui il lui arrive de vivre quand sa mère est en vadrouille, en ces années soixante-dix fécondes en utopies, sont des gens très croyants et pratiquants. Lui a été touché par la grâce, après avoir mené une existence de joueur, hanté les bas-fonds, trainé dangereusement.
Depuis son mariage avec Mado, il fait régner la « loi martiale » dans le logis. Suzie ne l’entend pas de cette oreille et connaît quelques aventures dont une aboutit à la naissance de Nicole. Laquelle est d’abord une petite fille habitée par une foi naïve, qui écoute les Petits chanteurs à la croix de bois et fait ses prières comme si elle pouvait en espérer une certaine grâce.
Au retour de sa mère, tout change. Suzie déteste toute bigotterie et les affrontements se succèdent, répétant ceux que Suzie connaissait avec sa mère, Mado. L’échec scolaire et le goût des images font le reste : Nicole quitte la capitale de l’Auvergne et monte à Paris, décidée à connaître la gloire, autrement que par l’élévation de l’âme.
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Un portrait d’époque…
Ce roman mêle les genres. On aurait envie de dire qu’il est un feu d’artifice de formes, tant on s’y amuse intelligemment. Comme on l’a suggéré plus haut, c’est d’abord un roman qui croise l’autobiographie ; celle d’Éric Laurrent telle qu’il la racontait (avec sa part fictionnelle) dans Les Découvertes. Il était aussi question d’images et de beauté, celles des femmes d’abord vues puis approchées et aimées. L’enfance du romancier à Courbourg a beaucoup à voir avec celle de Nicole : la naissance dans un milieu populaire, une mère croyante et pratiquante, les paysages du Massif Central… Le narrateur de Un beau début intervient à diverses reprises pour montrer comment la vie de son héroïne et la sienne se croisent. Parfois sous un drap de lit, quand il la contemple en photo dénudée. Mais pas seulement. Il est son jumeau astral, né comme elle le 15 juillet 1966, et les événements qui se produisent alors sont les signes qui rattachent l’intrigue narrée à l’Histoire qui se fait, de la période gaulliste à l’arrivée de Mitterrand au pouvoir.
Le roman est en effet un portrait d’époque. De la grisaille des années soixante à l’espoir suscité par l’avènement de la gauche au pouvoir en passant par les utopies des années soixante-dix, on vit avec les personnages le temps d’une génération. Une chanson dans La Boum, une référence au groupe ABBA, un passage à la télévision de Nadia Comaneci, le billet de cent francs à l’effigie de Delacroix, voilà quelques signes que l’on reconnaitra et qui en disent bien sûr plus qu’un changement de gouvernement ou une nouvelle loi.
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…et un roman d’initiation
Portrait d’une époque, Un beau début est aussi un roman d’initiation à la façon des œuvres classiques du XIXe siècle. On ne peut s’empêcher de penser à Zola, et à Nana en particulier. Non que l’esthétique de Laurrent soit naturaliste, surtout pas ! Mais le personnage, son évolution entre la province et Paris, son narcissisme, la place accordée à son corps, tout cela concourt au possible rapprochement. Nicole fait un parcours, croit en une ascension. Elle n’aura guère le temps de la vivre, mais aura néanmoins le temps d’écrire son autobiographie dont le narrateur cite les références.
On pense aussi à Madame Bovary pour les rêveries de l’héroïne, et l’emploi du futur dans le passé qui les traduisent : « Elle serait pensionnaire à la Comédie-Française et jouerait dans des films d’époque, coiffée de hautes perruques à grosses boucles et vêtue de robes à crinoline ou à vertugadin quelle ne retirerait que pour s’étendre nue sur les draps de soie d’un lit à baldaquin. » Qui a lu Eric Laurrent connaît son amour de la langue, du lexique, des phrases qui se déploient et cascadent. Mais laissons là le propos usé sur son maniérisme pour en mesurer l’effet.
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Une œuvre de plus en plus cohérente
La syntaxe, ici comme dans les précédents romans, est complexe, faite de parenthèses, d’incises, d’apparentes digressions. Le narrateur retarde le moment de savoir, crée un effet d’attente puisque le dénouement, ce qui constitue l’intrigue, tarde à arriver. Mais dans ce même mouvement, il éclaire l’histoire de Nicole comme des autres protagonistes dans les moindres détails. Rien n’est jamais anodin, insignifiant. La phrase cache dans ses replis, et dévoile. On se laisse prendre dans ses rets pour apprécier d’autant après.
La vie de Nicole s’apparente enfin à ces vies brèves et édifiantes que l’on trouve dans les ouvrages religieux. Ce n’est pas pour rien qu’est citée La Légende dorée. Et si, au fil des pages la syntaxe s’enrichit, elle est faite de phrases courtes au début du roman pour présenter en quelques tableaux Malbosse, Turpin ou Mado. Comme autant de figures qui encadrent celle de Nicole. Des silhouettes, presque, qui s’étofferont ou s’effaceront, tandis que Nicole prend la lumière, toute la lumière. Ils ne sont plus de ce monde dont elle rêve.
L’œuvre d’Éric Laurrent est de plus en plus cohérente, visible et lisible : l’image, la beauté, la relation entre le réel et l’artifice sont au cœur de ses romans. Toujours traité avec une ironie discrète et un sens de ce qui différencie les êtres, les classes sociales, que l’on découvre, texte après texte.
Norbert Czarny
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• Éric Laurrent, « Un beau début », Éditions de Minuit, 2016, 208 p.