Jean Clair, « Hubris. La fabrique du monstre dans l’art moderne »
Le mot « hubris » (encore écrit « hybris »), qui sert de titre au dernier livre de Jean Clair, évoque pour nous la mythologie grecque et l’idée de démesure dans les comportements, celle qui sera fatale, par exemple, à Œdipe et à sa fille Antigone.
Le terme a bien ici le sens de démesure sous la plume de l’académicien spécialiste d’art, mais plutôt que de s’appliquer aux êtres, il concerne les formes.
Il ne s’agit plus de nommer ainsi les pulsions – ce que l’Âge classique appelait les « transports » –, mais les débordements esthétiques liés à la modernité et que nous qualifions de « monstrueux ».
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L’anormalité dans l’art
Car le monstre, après avoir été une caractéristique de certains dieux anciens et de créatures légendaires, s’est introduit, depuis environ deux siècles, dans le domaine de l’art au point de brouiller l’antique distinction entre le beau et le laid. Si bien qu’on peut trouver étonnant, comme l’écrit l’auteur, « de rencontrer, dans une peinture ou une sculpture contemporaine, l’aspect d’un corps qui respecte les lois d’une anatomie normale ». Affirmation confirmée par les œuvres des surréalistes (Dali, Ernst, Duchamp), de Picasso, de Giacometti, de Balthus ou de Bacon, pour nous limiter à quelques exemples.
La rupture daterait de Goya, au début du XIXe siècle, artiste dont Malraux dira : « Ici commence la peinture moderne. » Et qui, nous est-il précisé, nous donne « l’image inaugurale et terrifiante de notre époque, entre Romantisme et Révolution, celle du Colosse ». D’autres tableaux auraient pu être cités, comme le célèbre Saturne dévorant un de ses enfants, mais le gigantisme du Colosse servait le projet de Clair.
Afin de commenter « la fabrique du monstre dans l’art moderne » (c’est le sous-titre de ce brillant essai), l’auteur choisit en effet de privilégier – de façon un peu arbitraire, convenons-en – trois figures de l’a-normalité qui lui paraissent « directrices » : l’homoncule, le géant, l’acéphale. Ces modèles, diffusément présents dans l’art des époques antérieures, vont se répandre à partir de la fin du XIXe siècle pour aboutir à « cet ensauvagement et cette animalisation du corps de l’homme » privé soudain de son image divine célébrée jusqu’alors sous le nom de beauté.
Curieuse évolution, car au moment où le monstre envahit les territoires de l’art, il déserte celui de la vie. On cultive, dans la réalité, des formes parfaites (celle du top model ou de l’athlète musclé), alors qu’on s’en détourne dans l’art, leur préférant des « formes plus agressives et plus repoussantes ».
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L’homoncule, le géant et l’acéphale
Après un solide prologue et une première partie intitulée opportunément « L’entrée des monstres », situant à l’année 1895 l’émergence de cette « anatomie impossible », le livre décline les trois figures emblématiques de la monstruosité esthétique moderne.
L’homoncule d’abord, qui puise son origine dans les fantasmagories anthropoïdes du Moyen Âge, trouve sa matérialisation dans les croquis du neurologue Wilder Penfield en 1950 et semble vouloir représenter, à travers les motifs de la déformation, de la désarticulation, les dérèglements de l’esprit et la perte de l’humanité.
Le géant ensuite, énorme et redoutable dans les mythes antiques, plus ambigu dans l’imagerie médiévale, puis réhabilité au siècle des Lumières en tant qu’incarnation de l’idée (révolutionnaire) de relativisme, comme le prouvent les fictions littéraires autour de Gulliver ou de Micromégas. L’homme-machine (de La Mettrie à Frankenstein) peut-être considéré comme l’avatar du géant, au même titre, avec quelques variantes, que les figures du Léviathan ou de l’Ogre.
Enfin, moins polymorphe, apparaît la figure de l’acéphale, ultime développement qui n’a rien d’artificiel tant le sujet (de Masson à Klinger, de Redon à Doré, de Rodin à Giacometti) a fasciné les artistes. Ce thème de la décapitation et des membres coupés conduit Jean Clair à de longues considérations historiques et sociologiques sur la guillotine et autres façons de « perdre la tête ».
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.Dans ce triptyque, l’art n’est jamais perdu de vue puisque chaque volet fait référence à des illustrations regroupées en cahier au début de l’ouvrage et reproduisant, à côté d’œuvres célèbres, des créations dues à des artistes peu connus.
Au total une centaine de reproductions que l’auteur, avec finesse et érudition, met au service de sa démonstration. Comme ce tableau énigmatique de Balthus, Le Passage du Commerce Saint-André, qui sert de fil conducteur au propos et qui, malgré une glose brillante, nous renvoie à nos interrogations.
Yves Stalloni
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• Jean Clair, « Hubris. La fabrique du monstre dans l’art moderne », Gallimard, 2102, 189 p.
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