"Jean-Pierre Melville, une vie", d'Antoine de Baecque

"Jean-Pierre Melville, une vie", d'Antoine De BaecqueUn singulier pluriel

Un de ses films figurait au programme de l’agrégation de Lettres et cela aurait plu à cet autodidacte, ou l’aurait amusé. Il a connu des années de purgatoire, mais de Scorsese à Tarantino, en passant par Abel Ferrara, John Woo et Johnnie To, de grands cinéastes le citent parmi leurs sources, l’admirent et s’en inspirent.
Ce cinéaste français, c’est Jean-Pierre Melville et Le Cercle rouge, « film somme » écrit Antoine de Baecque, était objet d’étude à l’Université. Pas le seul objet d’étude. On sait quelle place L’Armée des ombres occupe dans la filmographie consacrée à la Résistance. Lors de la projection de presse, Joseph Kessel, dont le roman était là adapté, a pleuré. Son frère d’armes pendant l’Occupation avait compris ce qu’ils avaient vécu, avait su rendre le quotidien d’un réseau, l’existence clandestine, à la fois banale et héroïque.

De la Résistance au cinéma

Jean-Pierre Melville est d’abord une silhouette. Il ne quitte pas son Stetson, ses Ray-Ban, son imperméable. Les personnages qu’il met en scène sont à son image. On est frappé par l’élégance des truands, par leur austérité, leur tenue. Jim Jarmush a senti cela en créant le héros de Ghost Dog, qui doit beaucoup au Samouraï incarné par Alain Delon. Tous ces hommes, car le cinéma de Melville met le plus souvent en scène des hommes, même si Léon Morin, prêtre confirme le talent lumineux d’Emmanuelle Riva, tous ces hommes obéissent au code d’honneur que Melville, enfant ou adolescent du côté de Saint-Lazare et de Montmartre a connu.
Il est né dans un milieu bourgeois, proche des idées du Front populaire. Son frère ainé, qu’il vénérait, est mort pendant la guerre en résistant. Mais le jeune Melville, qui préfère les salles de cinéma à celles du lycée Condorcet, fréquente les voyous et l’univers qu’il crée, de façon artificielle, est l’écho de cette jeunesse. Il s’engage très tôt dans la Résistance, participe aux combats de Monte Cassino en tant que FFL. Il est et restera gaulliste toute sa vie, et cette conviction n’est pas pour plaire à tout le monde. Il n’est toutefois pas sectaire et on sera frappé par les propos qu’il tient sur celles et ceux qu’on voit dans le film de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la Pitié.
Melville est aussi et d’abord un fou de cinéma. Pas seulement celui qu’il voit du matin au soir, ou celui qu’il invente, enfant, avec sa Pathé-Baby. Celui des films qu’il fabrique de A à Z. Dans son très beau Voyage à travers le cinéma français, Tavernier montre quel adaptateur il était, comment il travaillait à partir de romans pour concevoir le film. Melville avait également voulu son indépendance et les studios Jenner lui donnaient pleine liberté pour tourner comme il le souhaitait. Leur incendie en 1967 voit disparaître la majorité de ses archives, de ses projets, et des décors dans lesquels il est capable de reconstituer New York.
Fou de cinéma, passionné, intransigeant, tyrannique. On sait, grâce au film de Tavernier ce qu’il en a été avec Belmondo. On apprend avec le livre de Antoine de Baecque qu’il n’adressait plus directement la parole à Lino Ventura sur le tournage de L’Armée des ombres, qu’il s’entendait très mal avec Gian Maria Volonte, à l’époque une star, qui jouait dans Le Cercle rouge et que ses nombreuses prises sur le plateau, mettaient en furie d’autres acteurs. Pas Alain Delon avec qui il a tourné quatre films, et pour qui il est sans doute aussi important que Visconti ou Losey. Ce sont ses trois maitres.

Un metteur en scène singulier

Melville est un cinéaste à part. La Nouvelle vague lui doit beaucoup et le reconnaît. Il est Parvulesco, dans À bout de souffle de Godard, qu’il a, dit-il, beaucoup aimé. Ce avant de sentir le metteur en scène de Pierrot le fou abimé par les compliments, les éloges grandiloquents d’un Aragon. Melville est le premier (sans doute avec Becker à qui il voue une grande admiration) à utiliser les décors naturels, à filmer Montmartre sans tomber dans le cliché, dans Le Doulos. Il montre la ville moderne, sa solitude, ses nuits incertaines, ses petits matins. Il a sa « manière » : ellipse, silence, plans méticuleux, tous calculés, décors dans le gris, le bleu pâle, le grège : on reconnaît un Melville comme peu de films. Ou plutôt comme des films de Bresson avec qui il partage de nombreuses options esthétiques.
Le son a autant d’importance que l’image, le détail est choisi, le geste en dit énormément sur le personnage. On ne compte pas les plans montrant Delon ou Ventura ajustant leur chapeau, pour n’en citer qu’un. La rigueur de Bresson, le sens du geste que l’on trouve aussi chez Becker, dans Le Trou par exemple, mais aussi cet art si personnel, si audacieux de dilater le temps, de jouer sur la durée et sur la brièveté. Dix minutes suffisent pour que se dénoue l’intrigue du Cercle rouge, alors que près de deux heures s’écoulent avant que la scène magistrale du cambriolage, moment rare de cinéma, n’arrive. On a eu le temps de faire connaissance avec les truands, avec les policiers, dont un Bourvil surprenant, avec les indicateurs aussi.

« Devenir immortel. Et puis… mourir »

Mais peut-on parler de Melville sans évoquer le cinéma qui l’a nourri ? Il citait souvent la liste des soixante-deux cinéastes américains dont un film au moins, l’avait enthousiasmé. Chose curieuse, ni Huston ni Walsh n’y figurent. Ce qui ne l’empêche pas de citer Huston pour les dix-sept situations de film noir que l’on trouve dans Quand la ville dort. Il les reprend dans Le Cercle rouge et l’on ira lire ses entretiens avec Rui Noguera, réédités en 1996 aux Éditions des Cahiers du cinéma, pour en savoir plus. C’est la source principale de ce bel album dont les photos incitent souvent à la rêverie, donnent envie de sécher les cours pour entrer dans une salle de cinéma.
Melville était un insomniaque, traversant Paris de nuit au volant de ses immenses voitures américaines, comme le raconte Tavernier. Il travaillait beaucoup, aimait passionnément le cinéma. Dans À bout de souffle, quand Jean Seberg l’interroge sur sa plus grande ambition dans la vie, il répond : « Devenir immortel. Et puis… mourir ». Il est mort d’une attaque cardiaque à 55 ans, après deux alertes. Il est devenu immortel comme le sont les grands du cinéma qu’il côtoie désormais dans l’autre monde. Gageons qu’il peut à son gré entrer dans toutes les salles obscures du paradis.

Norbert Czarny

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• Antoine De Baecque, « Jean-Pierre Melville, une vie », Le Seuil, 2017, 240 p.

Norbert Czarny
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