« Le jour où ils frappèrent à nos portes », de Janine di Giovanni
Lorsque la Syrie frappe à nos portes
Avec Le jour où ils frappèrent à notre porte, les éditions Globe proposent un témoignage direct sur les événements de Syrie, tels qu’ils se déroulèrent au début de la guerre civile.
Le jour où ils frappèrent à nos portes est un livre éprouvant, éprouvant au bon sens du terme ; il met en jeu notre capacité de lecture, notre aptitude à l’imagination, il nous interroge sur notre perception du monde face à la barbarie contemporaine.
Construit essentiellement à partir de témoignages rapportés lors de plusieurs missions sur le terrain par Janine di Giovanni, rédactrice en chef Moyen-Orient à Newsweek et reporter de guerre, il nous confronte directement à six mois de conflit en Syrie (juin-septembre 2012). On y retrouve donc le récit-type de grand reportage mais celui-ci cède la place progressivement à la chronique désespérante du naufrage d’un pays et de sa civilisation.
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Une histoire de la violence masculine
Éprouvant, ce livre l’est d’emblée : après avoir dressé le tableau de l’atmosphère surréelle qui règne aux premiers temps de la guerre civile, dans les hôtels éloignés du centre des combats, l’auteur nous jette directement dans le quotidien de la violence. Le titre français traduit et précise même l’américain “The day they came for us” ; il désigne le responsable, They. They c’est Ils, mais ce ils n’a pas de visage, pas d’étiquette car l’on découvre au fil des pages que l’identification est un sport difficile en temps de guerre civile. Ils cache le monstre protéiforme de la violence. Elle frappe aux portes sous différentes identités, d’où le pluriel, mais en suivant toujours le même chemin, intimidation, viol, pillage, enlèvement, torture, exécution, comme, parfois, libération arbitraire.
Cette terreur s’incarne aussi dans le Ils parce que ce pronom est masculin et que l’on pourrait le traduire par la force masculine : les premiers témoignages sont des témoignages de femmes violées, un acte d’agression contre le corps et de destruction de la vie sociale. Janine di Giovanni cite les rapports d’enquêtes « menées auprès de réfugiés syriens au Liban et en Jordanie, qui identifie[nt] le viol comme « la cause première pour laquelle ces familles ont quitté leur pays ».
La précarité de la condition féminine est le fil rouge de ce livre. Tandis que les hommes disparaissent derrière les uniformes, les femmes, dépositaires de la mémoire, racontent la vie d’avant. Pour certaines les souvenirs d’une existence paisible, pour d’autres leur engagement joyeux dans la contestation du régime jusqu’au jour où les miliciens forcent leur porte.
Celles qui rejettent les accusations anti-gouvernementales au prétexte de la stabilité politique du pays sont elles aussi en butte à la précarité de leur sexe. Les femmes apparaissent ainsi comme victime ou, au contraire, outrancièrement sûres du régime, protégeant leur famille, tandis que les hommes, tous camps confondus, sont dans l’action, accomplissant le sale travail.
Le livre est parcouru de ces prénoms de femmes – Nada, l’activiste généreuse confrontée à l’extrême violence des policiers en ouverture du récit, Maryam témoin incrédule de la montée des périls, Sopia, une silhouette aperçue au chevet des enfants syriens déplacés, tout comme Kayla Mueller, une jeune Américaine tuée alors qu’elle se rend, elle aussi, auprès des enfants.
Les noms féminins peuvent aussi désigner des villes, comme celle de Maaloula, à 55 km au nord de Damas, qu’on connaît moins qu’Alep, gardienne d’une « tolérance séculaire” et donc étrangère à la violence, dont le destin sera aussi d’être brisée, investie et partiellement détruite et avec elle la cohésion de ses habitants.
L’identité de la guerre civile
Le livre offre également, de fait, une typologie de la guerre civile ; après la Bosnie et le Rwanda, l’auteure est à même d’appréhender rapidement la situation syrienne et c’est ce qui fait la trame de cet ouvrage.
Elle construit sa progression non pas seulement d’après une chronologie événementielle, au demeurant difficile à établir tant les fronts et les situations des différentes troupes sont disparates, mais bien plutôt en suivant la dégradation propre à la guerre civile qu’elle résume ainsi :
« Pour les gens ordinaires, la guerre commence comme un choc : un jour on est chez le dentiste ou bien on se renseigne sur des cours de danse classique pour sa fille, et soudain le rideau tombe. Un instant la routine quotidienne continue son petit bonhomme de chemin, les distributeurs de billets et les téléphones fonctionnent. Puis soudain tout s’arrête.
Des barricades se dressent. Des soldats sont recrutés et les voisins s’affairent pour ériger leurs propres défenses. Des ministres sont assassinés et le pays sombre dans le chaos. Les pères disparaissent. Les banques ferment et l’argent, la culture, la vie telle que les gens la connaissent s’évanouit. » (P. 181.)
C’est là l’un des principaux mérites du texte de Janine di Giovanni : montrer l’effritement littéral du système, comment l’on passe de bruits lointains à la destruction et la menace permanente, comment certains laissent tout et perdent tout, tandis que d’autres restent et survivent au prix de sacrifices que nous avons du mal à nous représenter mais dont l’auteur sait nous rendre compte en nous montrant un effondrement par paliers menant du confort à la survie, de la vie urbaine au campement dans les ruines :
« Comme lors du siège de Sarajevo, la population se sert de bus hors service et de sacs empilés pour dresser des barricades de fortune afin de se protéger des snipers. Au départ cela paraît étrange, mais on finit par s’habituer. »
Tout s’effondre, la civilisation en premier lieu mais, malgré tout, certains habitants – malgré aussi leurs peurs : accueillir, allumer la lumière, parler – continuent de pratiquer au mieux les rites de l’hospitalité :
« Les nuits à Bustan al-Quasr sont mouvementées. Comme nos hôtes sont plus d’une dizaine à vivre dans l’appartement, les bruits humains, les toux, les pleurs, les ronflements, les rires se mêlent aux tirs et aux explosions qui retentissent au-dehors. »
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Témoigner au risque de sa vie
Au fil des rencontres Janine di Giovanni établit un subtil champ-contre champ qui met en œuvre la fraternité en temps de crise. En d’autres termes, à mesure qu’elle progresse dans cet univers qui se délite, elle dresse une riche galerie de portraits qui échappent au déterminisme de l’appartenance à un seul camp. Des tendances se dégagent, comme cette volonté persistante pour les élites de remettre à plus tard le changement et de continuer à soutenir le régime mais aussi, chez l’habitant infortuné, de voir un jour la vie recommencer.
L’aspect le plus déroutant pour un lecteur français sera peut-être de voir à quel point la journaliste écrit du point de vue de son personnage, mais c’est en même temps une force. À l’unisson du drame qui se joue en Syrie Janine di Giovanni montre l’évolution de ses conditions d’enquête, voire de ses positions personnelles ; à mesure que le pays s’enfonce dans la guerre civile on la voit d’abord accueillie comme un mal nécessaire à maintenir un semblant de démocratie, c’est la puissance des Américains et de leur presse que l’on respecte encore à travers elle ; puis elle connaît le statut d’indésirable, et donc de clandestine.
On passe d’interviews relativement libres sur le terrain à un encadrement strict et la demande du régime de rencontrer les troupes légalistes, avant d’en venir à la dissimulation, le campement au milieu des ruines et des groupes humains parfois familiaux, parfois de rencontre. Le tout au milieu du désordre :
» Quand j’arrive à Alep, chaque quartier est devenu un fief régi par la survie politique et la criminalité du marché noir. »
Le pire est à venir. Au fur et à mesure que l’atmosphère s’assombrit, les journalistes disparaissent à leur tour, jeunes comme son collègue Steven mais aussi confirmés à l’image de Marie Corvin (dont la famille à officiellement déposé plainte pour assassinat) ; ils sont forcés d’abandonner le terrain aux bourreaux. Cet investissement personnel fait que le drame syrien sort petit à petit du regard strictement professionnel de l’auteur, les références à son fils notamment dessinent clairement les limites de sa mission, sa vie est engagée cette fois.
Le jour où ils frappèrent à nos portes constitue un témoignage unique parce qu’il dit ce qui se passe en Syrie au-delà des communiqués de presse en nous proposant des rencontres avec ses acteurs mais aussi parce qu’il met en évidence la limite de la mission de reportage dans une atmosphère mortifère, la disparition du témoin lui-même.
Frédéric Palierne
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• Janine di Giovanni, « Le jour où ils frappèrent à nos portes », traduit de l’anglais (États-Unis), par Lucie Delplanque, Éditions Globe, 2017, 240 p.