Justine Augier : des livres de sa mère aux siens
Par Alain Beretta, professeur de lettres
En préface, Justine Augier confie avoir écrit sur les pouvoirs de la littérature grâce à sa mère. Elle avait commencé à concevoir ce projet pendant les confinements, mais, la vie reprenant son cours, il s’était émoussé. Puis sa mère, se sachant condamnée par une leucémie foudroyante, lui a dit, un mois avant de mourir : « Il faut que tu l’écrives, ce livre sur la littérature ». Dès lors, juste après son décès, Justine Augier a honoré cette sorte de serment. Tout naturellement, la majeure partie de son livre est consacrée aux relations mère-fille à travers les livres.
Commençant son récit au moment des derniers jours de sa mère, l’écrivaine évoque simultanément le besoin de lecture. Marielle de Sarnez se trouvait alors dans une chambre stérile de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, où il était interdit de la toucher. Désirant cependant être reliée à elle, sa fille a voulu lui lire quelque chose, pour la «retenir», croyait-elle, l’empêcher de mourir. Mais la direction de l’hôpital lui a refusé l’apport de livres, « vrais nids à bactéries ». Justine Augier, pour compenser, a acheté une liseuse, à la demande de sa mère, et a pu parler avec elle des derniers titres lus. Soit, à l’exception de l’autobiographie de Barak Obama, Une Terre promise, qui l’a déçue, deux livres qui lui ont beaucoup plu : le roman Yoga d’Emmanuel Carrère – elle avait déjà beaucoup aimé Un roman russe, peut-être parce qu’il analyse les rapports mère/fils ; et son roman favori, Le Colosse de Maroussi, d’Henry Miller, qu’elle avait déjà lu maintes fois.
Marielle de Sarnez, pour qui la littérature comptait beaucoup, avait considérablement initiée Justine Augier à la lecture. Après sa mort, survenue le 13 janvier 2021, la fille endeuillée s’est mise à relire les livres conseillés dans un nouvel état d’esprit : Romain Gary, Albert Camus, Simone de Beauvoir… « Relire » n’est-il pas l’anagramme de «relier» ?
Dialoguer avec les fantômes
Dans Éducation européenne de Gary, Justine Augier trouve une leçon d’espoir, et médite des phrases comme : « Il y a des moments dans l’histoire où tout ce qui empêche l’homme de désespérer, tout ce qui lui permet de croire et de continuer à vivre, a besoin d’un refuge. » Et ce refuge peut être, « une musique, un livre ».
Parmi les œuvres de Camus, l’écrivaine s’arrête particulièrement sur La Chute, notamment ce passage où le narrateur se souvient, non sans culpabilité, n’avoir rien fait pour empêcher une femme de se jeter dans la Seine : « Cette idée d’un moment crucial que l’on pourrait manquer » conduit Justine Augier à vouloir « rompre avec l’engourdissement », et dominer son deuil.
C’est surtout Simone de Beauvoir que Marielle de Sarnez avait voulu faire lire à sa fille, et spécialement son roman Tous les hommes sont mortels : le héros, Fosca, s’est trouvé tenté par l’immortalité (en absorbant une potion), mais il déchante vite, confronté à l’inévitable vanité de tout ce qu’il entreprend, et il se réfugie dans un nihilisme «inséparable de son incapacité à dialoguer avec les fantômes». Pour Justine Augier, il faut parler aux fantômes, les apprivoiser. Elle s’y emploie avec celui de sa mère.
Des conseils de lecture comme une carte à déchiffrer
En se penchant sur son adolescence, l’écrivaine se souvient d’avoir choisi, parmi les auteurs chéris de sa mère et recommandés par elle, ceux qui l’attiraient tout en l’inquiétant : Lawrence Durrel, Malcom Lowry, Henry Miller.
Au premier d’entre eux, Justine Augier doit son prénom, inspiré de l’héroïne qui donne son titre au premier tome de la tétralogie Le Quatuor d’Alexandrie (Buchet Chastel). À propos de Lowry, Marielle de Sarnez était fascinée par l’histoire mystérieuse du manuscrit de son chef-d’œuvre Au-dessous du volcan, fascination que sa fille partage.
Mais l’écrivain le plus souvent lu et relu par la mère est Henry Miller, qui fait prendre conscience à Justine Augier de la part solaire de cette dernière, qu’elle sous-estimait. En relisant Sexus, hymne à la jouissance, la fille redécouvre « une nouvelle part secrète » de sa mère, « qu’il convenait de laisser intouchée ».
Surtout; Justine Augier relit Le Colosse de Maroussi, que sa mère portait aux nues et qu’elle a relu juste avant de mourir. Elle constate que ce livre, exaltant la liberté et la lumière de la Grèce, aura pu constituer pour l’agonisante « un voyage au plus profond de la lumière ».
Dans la mesure où l’écrivaine avoue n’avoir « pas cessé de trouver refuge dans les mots, de lire et relire » tout au long de l’année qui a suivi la mort de sa mère, elle peut affirmer : «Les textes que ma mère m’a fait découvrir émergent à présent les uns à côté des autres, dessinent une carte que j’ai longtemps été incapable de déchiffrer, et d’ici, je vois enfin combien ils ont été décisifs, et comme ils sont beaux ensemble ».
Ces textes ont conduit ensuite Justine Augier à en découvrir, par elle-même, d’autres qui résonnaient avec eux. C’est le cas de W ou le Souvenir d’enfance de Georges Pérec, où l’écrivain évoque ses parents disparus (père tué au front en 1940, mère déportée et assassinée à Auschwitz) et constate : « L’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie ».
Dans la foulée des auteurs qui ont survécu à l’enfer, Justine Augier est particulièrement fascinée par L’Espèce humaine de Robert Antelme. Revenu des camps telle une épave, il a pourtant eu le courage de raconter et interroger l’horreur, témoignant ainsi de « cette confiance illimitée dans le langage et dans l’écriture qui fonde toute littérature ».
Une écriture documentaire contre les injustices du réel
Ce que la littérature a apporté à Justine Augier après la mort de sa mère rejoint souvent ce que l’écrivaine a vécu au cours de son travail humanitaire international. Bien avant d’être confrontée à un deuil, ses combats pour la justice, en Afghanistan, à Jérusalem, et surtout en Syrie, avaient connu un prolongement dans l’écriture, notamment dans Jérusalem (Actes Sud 2013) et De L’Ardeur, histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne (Actes Sud, prix Renaudot essai, 2017).
Dans Croire. Sur les pouvoirs de la littérature, Justine Augier reparle de cette avocate dont elle a découvert l’existence (en même temps que sa disparition) dans un documentaire : opposée au régime de Bachar al-Assad dès son début, la jeune femme a été enlevée en 2013 par le groupe islamiste qui avait fini par prendre le pouvoir dans la ville de Douma. Justine Augier a été admirative de ce courageux combat qui l’a « réveillée ». Après s’être documentée, elle a éprouvé le besoin d’écrire pour ne pas oublier cette avocate : « La puissance de contagion de Razan survivait à sa disparition ». Surgissant des ruines de la révolution syrienne, la lutte de la résistante instaurait « une matière lumineuse » justifiant le titre De L’Ardeur. D’une manière générale, Justine Augier estime qu’il est possible, et louable, de « revendiquer une écriture documentaire […], d’écrire en sortant de chez soi », afin de lutter contre les injustices du réel. Ainsi, les révolutionnaires syriens ont « ranimé une langue, devenue capable de décrire les crimes ».
On comprend combien ses engagements rapprochent Justine Augier de sa mère. L’écrivaine mesure sans cesse combien le parcours politique de Marielle de Sarnez, d’abord giscardienne, puis centriste, vice-présidente du MoDem, et devenue ministre, lui a ouvert la voie, dans son empathie envers les autres, notamment les victimes d’injustices.
Non seulement elle a été marquée par les actions de sa mère, mais aussi par sa droiture et sa morale (c’est pourquoi le soupçon de détournement de fonds publics dont on l’a accusée peu avant sa maladie, l’a profondément atteinte). Aussi, dans la dernière page de Croire…, Justine Augier affirme : « Jamais je ne me serais approchée comme je l’ai fait des révolutionnaires syriens et de Razan sans l’entremise de ma mère, sans les réverbérations que son être projetait sur ma vie, qu’enfin je vois scintiller et jouer ensemble ».
Dans Croire. Sur les pouvoirs de la littérature, Justine Augier honore une demande de sa mère et prouve, en convoquant et en citant des écrivains choisis, à quel point la littérature peut accompagner le cours de l’histoire, aider à résister à ce qui oppresse, et offrir des appuis sur lesquels adosser son chagrin.
A. B.
Justine Augier, Croire. Sur les pouvoirs de la littérature, Actes Sud, 144 pages, 18 euros.
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