« Kanata », de Robert Lepage : une mise en spectacle de l’histoire du Canada sous tension
Lorsqu’Ariane Mnouchkine invite le metteur en scène canadien Robert Lepage à réaliser une création avec le Théâtre du Soleil, elle est loin d’imaginer la polémique qu’engendrera ce spectacle qui s’empare, sans le concours d’aucun membre des Premières Nations, de l’histoire des relations entre colons français puis britanniques et autochtones d’Amérique du Nord.
Une dénonciation de l’assimilation culturelle du gouvernement canadien taxée par certains d’appropriation culturelle.
Dénoncer l’assimilation coloniale
Kanata a pour ambition de mettre en scène l’ethnocide amérindien, autrement dit le génocide culturel responsable de la disparition de l’identité culturelle d’un peuple, sinon de la destruction complète des communautés qui en sont dépositaires en ligne directe, à la faveur de la politique d’assimilation à marche forcée des Indiens autochtones pratiquée par les envahisseurs depuis l’installation des premiers colons dirigés par Samuel de Champlain en « Nouvelle France » au début du XVIIe siècle.
Une destruction de civilisation que remet en cause aujourd’hui le mouvement des « Premières Nations », composé d’Américains natifs et d’Inuits, qui a entraîné la reconnaissance par l’État fédéral canadien de la province Inuit du Nunavut en 1999. Sa population est bien déterminée, désormais, à contrôler l’image véhiculée par les médias, à faire entendre son propre récit des origines et à maîtriser la diffusion internationale d’œuvres autochtones, comme l’a montré le succès du film Antanarjuat, la légende de l’homme rapide (2002) de Zacharias Kunuk, distribué et primé en Europe.
« Kanata », terme iroquoien signifiant « village », est à l’origine de l’appellation Canada. Le spectacle traverse, entre Ottawa et Vancouver, 200 ans d’histoire nationale à travers la salubre généalogie de trois époques de la colonisation du Nouveau Monde.
Le premier acte retrace la confrontation, au début du XIXe siècle, entre Edmund Kean, acteur shakespearien en tournée au Québec, et les Hurons de Wendake — qui l’honorent du titre de « chef honoraire » —, dont il rapporte à la Cour d’Angleterre quelques représentants, suscitant l’admiration de peintres des lointains.
Le second acte évoque, dans la sordide réalité concentrationnaire des pensionnats indiens où, entre 1875 et 1970, sont déportés 150 000 enfants amérindiens enlevés à leurs familles afin de leur inculquer la culture nationale, victimes de sévices (viols, stérilisations, humiliations, châtiments), afin de leur faire oublier jusqu’à leur langue et leur imaginaire symbolique, devenus vecteurs de résistance passive.
Le troisième acte plonge le spectateur dans la réalité urbaine contemporaine du quartier underground Downtown Eastside de Vancouver, capitale de la Colombie Britannique, siège du seul centre d’injection légale du pays, où de nombreux descendants d’autochtones partagent leur temps entre drogue, violence et prostitution, alors que 1 200 femmes aborigènes en proie à des prédateurs sexuels sont portées disparues dans des enquêtes de police classées sans suite.
C’est donc la perpétuation du colonialisme par d’autres moyens qu’évoque ce spectacle sans concession : il met en cause la stratégie d’assimilation culturelle (acculturation d’un groupe minoritaire l’obligeant de façon coercitive à abdiquer sa culture d’origine pour s’intégrer) de l’administration coloniale, secondée par l’église catholique, système qui n’est supprimé qu’en 1996, mais également la marginalisation des descendants amérindiens par la politique d’intégration du gouvernement canadien actuel. Une troublante concordance des temps qui a de quoi déranger.
Interroger l’appropriation culturelle
Si l’ambition de ce spectacle est indéniablement de concourir à réparer les vivants en faisant reconnaître au sein de l’espace public un fait encore largement occulté de l’histoire coloniale, cela ne le met pourtant pas à l’abri d’accusations émanant d’associations militant pour la cause des Américains natifs.
Reproduisant la même erreur de casting qu’avec Slav, annulé lors du Festival international de jazz de Montréal en juin 2018 pour avoir mis en scène des chants traditionnels afro-américains avec des interprètes majoritairement blancs, le metteur en scène québécois se heurte de nouveau à un procès d’intention, qui s’exprime à travers des effets de réception malencontreux au regard de la finalité du projet.
En dépit de la composition très mélangée de la troupe du Théâtre du Soleil, qui compte beaucoup de réfugiés et de migrants, l’absence de comédiens autochtones dans la distribution de Kanata paraît insupportable à certains activistes et artistes issus de la diversité : « Notre invisibilité dans l’espace, sur la scène, ne nous aide pas. Et cette invisibilité, Madame Mnouchkine et Monsieur Lepage ne semblent pas en tenir compte » ; « Peut-être sommes-nous saturés d’entendre les autres raconter notre histoire ? » (Tribune du Devoir, 14 juillet 2018). Une telle occultation conduit à l’exacerbation des tensions mémorielles que le spectacle prétend résorber et compromet la communion dans la réparation symbolique du trauma que le metteur en scène espérait.
Il est tout sauf fortuit qu’un lieu emblématique de convictions multiculturelles ancrées dans un processus de création tel que la Cartoucherie de Vincennes soit aujourd’hui en proie à une accusation de complicité d’appropriation culturelle (exploitation par la culture majoritaire de biens matériels et immatériels appartenant à des minorités maltraitées), perpétuant inconsciemment l’exclusion de la population amérindienne de sa propre histoire.
En décidant, après un moment d’hésitation (communiqué du 27 juillet) de maintenir le spectacle malgré les critiques, Ariane Mnouchkine fait le pari du « ressaisissement ». Secondée par Hélène Cixous, qui invoque une « transespèce humaine », « toujours encore en tissage et en métissage », elle défend la légitimité d’une proposition artistique relevant d’une cause d’adoption, dénonce les « tentatives d’intimidation idéologiques », les « imprécations accusatrices », et le « déluge de procès d’intention » d’un « jury multitudineux et autoproclamé » (lettre ouverte, « L’Histoire d’une admiration »).
Rappelant que « les cultures ne sont la propriété de personne », elle adopte une posture universaliste pour faire rempart à la tentation de la « tribalisation générale » et soutient que « nous sommes coupables de beaucoup de choses, mais pas de tout, pas tout le temps et pas pour toujours » (Télérama, 18 septembre 2018). Elle appelle à juger l’œuvre, considérée comme « pièce à conviction » (éditorial du 5 septembre, « Le ressaisissement »), tout en rebaptisant le spectacle, pour prendre acte des critiques, « Kanata—Épisode I—La Controverse ». Lepage y intègre des témoignages vidéo de représentants des Premières Nations, consultés pour documenter le spectacle.
Reste que la polémique interroge la représentativité culturelle du théâtre public subventionné, la légitimité d’œuvres artistiques dont les réactions et interprétations sont contraires à celles escomptés. Elle trahit également la perpétuation d’un regard occidental de compassion, de culpabilité, et d’une conception victimaire des cultures minorées qui occulte leurs stratégies de résistance à l’oppression.
Elle rend enfin sensible l’échec des dispositifs d’inclusion des communautés autochtones dans la construction d’une mémoire collective réellement partagée, d’une histoire à parts égales, tout autant que, à l’inverse, le risque de dérive identitaire et communautaire de mouvements contestant la liberté de création et revendiquant l’exclusivité ou le monopole d’une parole autorisée sur le passé d’un peuple. Ce n’est pas rien.
Kanata a quoi qu’il en soit le mérite de porter sur la scène publique la tragédie occultée d’un peuple, de montrer la résilience des cultures autochtones et la rémanence d’un devoir de mémoire envers l’un des grands génocides d’un État nord-américain encore réticent à assumer l’aveu officiel de la violence refoulée de son histoire nationale. Face à l’impossible réparation, serait-ce un pas vers la réconciliation ?
Martial Poirson, Université Paris 8
• « Kanata », spectacle de Robert Lepage, avec le Théâtre du Soleil (Paris) et Ex Machina (Québec), Cartoucherie de Vincennes, du 16 décembre 2018 au 17 février 2019, dans le cadre de la 47e édition du Festival d’Automne à Paris.
• Sylvie Martin-Lahmani, Martial Poirson (dir.), « Diversité sur les scènes européennes ? », « Alternatives théâtrales », n° 133, novembre 2017.
• Samuel de Champlain dans « l’École des lettres ».