Komorebi : une exposition d'art brut japonais à Nantes
Au Lieu unique, à Nantes, se tient jusqu’au 14 janvier une exposition consacrée à l’art brut japonais. Komorebi signifie littéralement « La lumière du soleil qui filtre à travers les feuilles des arbres ».
Prenons cette métaphore pour guide de l’exposition, après tout c’est Stéphane Gyger, directeur du Lieu unique, qui en a eu l’idée et c’est son équipe qui a mis en scène cette collaboration avec les institutions japonaises pour une exposition d’envergure internationale.
La lumière des œuvres
Les quarante artistes et neuf cents œuvres présentées dans le cadre de cette exposition constituent en effet autant de « rayons de lumière » et c’est une première raison de se réjouir qu’elles aient pu parvenir jusqu’à nous « à travers le feuillage ».
Pour la plupart, les artistes présentés ici vivent dans leur famille mais ils sont accueillis dans des institutions spécialisées, soit pour y travailler, soit pour y développer leur art, soit pour les deux. Les cartouches de l’exposition précisent ainsi l’origine de l’artiste, sa ville de résidence, l’institution qui le suit ainsi que sa manière. Le NO-MA, Borderless Art Museum joue un rôle particulier dans le processus en assurant l’exposition et la diffusion des œuvres car si les artistes sont accueillis dans les centres et suivis par un encadrement investi depuis 1946, ils n’étaient pas exposés pour autant.
Ce qui ressort assez vite lorsqu’on contemple les œuvres en question, ce n’est pas tant les spécificités de la vie des artistes que celle de leur art. Les œuvres présentées dans Komorebi ne laissent jamais le spectateur indifférent : précises quant aux conditions de leur création elles échappent à toute mécanique de l’explication ou de l’application de principes psychologiques réducteurs. Plus nous lisons dans quelles conditions elles ont été produites – à savoir comment les ateliers accueillent à heure fixe les artistes, comment ceux-ci possèdent parfois des horaires et des rituels de création figés –, plus nous sommes happés par leur grâce ; d’où cela peut-il venir ?
Les rayons
Peut-être de leur immanence, de leur spontanéité ; les rayons traversent le feuillage, ils sont directs, ils ne passent par aucune médiation artistique, encore moins celle du discours conceptuel. Si un jeune artiste décide, comme le fait Hidenori Motooka, de consacrer sa vie aux trains, il ne se contente pas de les représenter et d’en tirer une pose. Il vit pour et par les trains, il les emprunte autant qu’il les représente. Dès lors, et ce alors même que les discours des auteurs peuvent se révéler extrêmement sophistiqués sur leurs principes de création, la plénitude du projet s’impose à nous, débarrassée des afféteries du concept.
Il ne faut pas négliger pour autant la conception globale de l’exposition qui propose, à travers la cohérence de ses quatre sections, des rapprochements qui offrent un peu de sens au sein de cet ensemble. Les villes fantômes et Pop culture font émerger des centres d’intérêt et des influences immédiatement perceptibles chez les auteurs. Plus âpres, Paysages intérieurs et intimes ainsi que Structures et classifications présentent néanmoins des indices de convergence entre les artistes notamment dans la manière pour ce qui concerne la dernière.
À vrai dire, les premières offrent un regard sur le monde extérieur, l’environnement urbain les affiches qui fixent la curiosité de ceux qui vont parfois les recréer tandis que les secondes traduisent davantage l’émanation de la personnalité profonde de l’artiste, comme avec les tableaux de Marie Suzuki qui expriment à la fois monde intérieur cru, parfois violent, dont le sens dépend de la finesse des titres.
On ne s’arrêtera pas à cette classification pour autant. Tomoyuki Hirano, de la section Pop culture, possède ainsi un univers qui n’appartient qu’à lui, issu du dessin animé et du manga, dans lequel un découpage en plans, à la manière d’un film, retrace les aventures d’une jeune femme dont le gigantisme fait qu’elle est à la fois personnage et décor de son histoire non dénuée d’humour. Il intrigue par la richesse de son univers qui mêle les créations graphiques et les personnes réelles qui l’entourent. Les séquences qu’il crée font intervenir des suites d’aventures parfaitement cohérentes dans un univers onirique qui souffre largement la comparaison avec celui d’un Lewis Carroll.
La pupille brillante d’un œil à la Bambi ou, si l’on préfère, à la croisée de Dysney et des mangas, devenant brusquement un tunnel par lequel passent les trains, génère une magie spontanée qu’il n’est pas si facile de retrouver dans l’art « conscient ». Cet artiste est classé dans la même catégorie que Shoichi Koga, lequel réalise des statuettes de personnages hybrides évoquant aussi bien les origines et une mythologie singulière qu’une fiction spatio-temporelle. Si l’on peut parler d’influences quant au choix de la matière narrative et des images brutes qui font irruption dans leur œuvre, il s’agit bien d’art dans le retraitement qui en est fait, tout entier issu de la singularité et de la personnalité de l’artiste.
Chacun dans cette exposition se présente sous son identité réelle et, comme dans toute manifestation artistique, certains confisquent la vedette tant ils semblent en accord avec leur époque. C’est le cas de Shota Katsube dont les figurines, directement issues par influence des dessins animés et présentées en diorama, fascinent tous les publics.
Les poteries de Shinishi Sawada renvoient quant à elles aux divinités et récits de l’art premier et contrastent avec un autre champ créatif fait de véhicules en carton. On passe ainsi d’un possible récit des origines, genèse de créatures piquantes et pré-historiques au sens propre qui font sens avec celles issues de civilisations réelles, à une fascination enfantine pour les véhicules au-delà de leur fonctionnalité.
Les leçons
Voir Komorebi c’est faire l’expérience surprenante d’accéder à l’art sans intermédiaire. Bien entendu les médiatrices et médiateurs sur place permettent une approche plus précise de l’ensemble, ainsi que l’écran vidéo qui offre une série de courts documentaires sur la vie des artistes et leur rapport à leur propre œuvre. Mais l’essentiel de l’expérience se fait à partir des œuvres elles-mêmes et de ce qu’elles offrent de communication immédiates, souvent aussi parce qu’elles évoquent une pratique enfantine dont nous nous sommes éloignés avec remords.
Elle permet aussi d’interroger la création qui s’effectue au moyen d’instruments simples. Les œuvres sont réalisées à l’aide feutres, de stylos à encre liquide et de papier souvent sous forme de cahiers et, pour les volumes, de cartons, papiers mâchés assemblés à l’aide de scotch, d’aluminium en feuilles et de fil de fer. Le rapport immédiat aux œuvres prime et permet de surmonter quelques doutes par rapport à l’art contemporain et de lever quelques incertitudes quant à la notion d’art elle-même ; on ne peut le réduire à la fabrique du beau, on ne saurait nier l’émotion qui s’empare de nous lorsque nous la parcourons. Elle est donc déterminante dans la lutte de l’éducation contre le conformisme.
On pourra prendre également prétexte de cette exposition pour interroger plus largement la notion d’art brut que l’on trouvera étrange d’associer à cette exposition qui semble concerner davantage l’art thérapie mais le dossier d’accompagnement précise :
« Au Japon, cette désignation est liée à l’histoire de la reconnaissance des pratiques artistiques marginales ainsi qu’à celle de l’indispensable travail des services des affaires sociales du pays pour faire valoir le droit des handicapés dont celui de créer. L’emploi de la désignation “art brut” permet de s’interroger de manière plus globale sur les activités en lien avec le handicap, mais aussi sur les frontières entre les genres et les appellations artistiques. »
On reviendra donc vers le débat contemporain entre Art brut, Art thérapie mais aussi l’évolution des avant-gardes vers l’art minimal, l’arte povera et la notion d’art modeste développée par les frères Di Rosa dans leur musée sétois (MIAM).
On prolongera cette visite
– En visitant le musée de Nantes pour les œuvres de Gaston Chaissac, artiste spontané dont la production se range dans la catégorie de l’art brut.
– En lisant le hors-série d’Artension consacré à l’Art thérapie qui aborde sous de multiples formes l’art produit en institution, avec les problématiques de la maladie mentale, essentiellement en Europe et aux États-Unis. Il offre un complément non négligeable grâce à son panorama des institutions par pays et il retrace de plus les débats parfois marqués qui agitent le monde de l’art immédiat.
– En visitant une exposition qui s’ouvrira au mois de janvier à la galerie La Folie des Arts, à Nantes, consacrée aux collections d’art Inuit et qui propose donc une passerelle entre arts premiers et art brut.
Frédéric Palierne
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• Le site du Lieu unique, à Nantes.
• La galerie La Folie des arts, à Nantes.