"La Cause des livres", de Mona Ozouf
Ce superbe titre, La Cause des livres fait penser à des syntagmes voisins dont il semble s’inspirer : « La cause du peuple », « La cause des femmes ». Il annonce aussi un engagement, presque un combat, en tout cas une action militante.
Celle-ci, toute pacifique et abstraite, est menée en faveur de la culture, de quelques beaux esprits du passé, de brillants ouvrages, plus ou moins lointains, dignes d’enrichir nos bibliothèques.
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« Le simple et beau nom de liberté »
Les armes de la lutte sont constituées d’un « pêle-mêle de papiers » ; les adversaires à combattre sont « protéiformes » (et toujours menaçants) : « uniformité, généralité, abstraction, simplification, contrainte, refonte autoritaire des âmes et des vies ». L’objectif visé, noble, ambitieux, désintéressé, se résume au « simple et beau nom de liberté ». Enfin, en chef de bataille, en Jeanne d’Arc bienveillante du savoir, Mona Ozouf, et ses quarante années de collaboration au Nouvel Observateur pour rendre compte, au gré des semaines, de l’actualité littéraire.
Ce précieux capital de lectures, que l’auteur s’applique à nous présenter comme une boutique de brocanteur, trouve sa cohérence dans un judicieux classement en sept catégories : trois pour la littérature (la française, l’étrangère, l’épistolaire), trois pour l’histoire (images de la France, des Lumières à la République, les figures d’historiens). Au milieu, en guise de pivot, la section intitulée « Portraits de femmes » où se rencontrent, entre autres, Charlotte Corday et Virginia Woolf, Germaine de Staël et Margaret Mead, Flora Tristan et Colette.
On peut regretter d’être privé du chapitre consacré à Mona Ozouf, universitaire trop discrète pour succomber aux mirages de l’épanchement personnel. La répartition thématique a encore pour effet d’éclipser la chronologie (deux articles séparés par vingt ou trente ans peuvent se suivre, voire se répondre). Ce qui permet de percevoir la permanence du style (une égale perfection d’écriture sur quatre décennies), la constance dans les goûts (progressistes) et les curiosités (universelles) ; l’indifférence aux modes ou aux aveuglements idéologiques – fût-ce celui de la « douteuse religion communiste » qu’a un moment servie l’auteur.
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Une encyclopédie vagabonde des lettres et de la pensée
Que retenir dans cette encyclopédie vagabonde des lettres et de la pensée ? Un vrai sens du titre d’abord. Qu’on en juge : « La tournée du petit duc » (sur Saint-Simon) ; « Tout contre Sainte-Beuve » ; « Le guide Michelet » ; « La reine des lettres » (sur Marie-Antoinette), « La plume de ma tante » (Simone de Beauvoir) ; « Les quatre filles du docteur Marx » ; « Le bénédictin dynamiteur » (Marcel Gauchet) : « Le pays où l’on revient toujours » (la France, bien sûr). Être capable en trois ou quatre mots de conjuguer humour et pertinence pour annoncer un sujet, atteste un sens réel de la synthèse et la subtile capacité d’aller à l’essentiel.
Ce que confirme le corps des articles, ces condensés de lecture d’une centaine de lignes qui doivent se garder des digressions ou du bavardage. Dans la recension hebdomadaire, il faut voir vite. Et juste. Économiser ses mots et concentrer sa parole.
De là ces formules denses et définitives qui vont droit au sens : l’intérêt majeur de Madame de La Fayette : « la poursuite de la tranquillité ». Chez Voltaire « la stupeur indignée qui fait lever un mal jamais banal est quotidienne ». Chateaubriand ? : « Un tel Protée fait le désespoir du peintre. » Et aussi : « Lamartine n’était pas obsédé par l’authenticité. » À propos de Simone de Beauvoir : « Il faut à la surveillante générale une santé de fer et une très bonne mémoire. » Sur Descartes : « C’était un philosophe qui ne réfléchissait bien qu’au lit. » Chacun peut s’établir son florilège avec ces raccourcis saisissants qui stimulent l’esprit.
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Préférences et sympathies
Dans cette promenade buissonnière dictée par le hasard (pas tout à fait) se dessinent des préférences et se reconnaissent des sympathies. La palme revient curieusement à l’Américain Henry James. Les accessits doivent être partagés entre Lamartine, Gustave Flaubert, George Sand, Jane Austen et Sartre. La famille est à l’honneur (Annie Kriegel, Paul Veyne, Maurice Agulhon, François Furet, Pierre Nora…). Les valeurs républicaines l’emportent sur les idées réactionnaires ou le conservatisme d’Ancien régime.
L’attachement viscéral à la patrie, l’amour de Marianne, l’indulgence pour le « mythe gaulois », la tendresse pour les « récits d’enfances pauvres » (comme celui de Toinou, devenu célèbre dans années 80 grâce à Antoine Silvère) donnent parfois à cette anthologie des allures de bréviaire national, dont l’auteur, trop fine pour en être dupe, s’amuse :
« C’est que la France est un pays où la vie politique, brusquement dégourdie par la circonstance électorale, se réankylose aussitôt après. »
Ceci écrit en 1982 à propos de deux ouvrages, idéologiquement lointains, celui de Pierre Chaunu face à celui de Simone et Jean Lacouture. L’idée n’a pas vieilli. Preuve que la « cause des livres » transcende les époques, les clivages partisans et la diversité du monde.
Yves Stalloni
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• Mona Ozouf, « La Cause des livres », Gallimard , 2011, 547 p.