« La Femme des steppes, le Flic et l’Œuf », de Quan’an Wang
Il est des cinématographies qui s’imposent à nous comme une évidence – qui nous attirent comme l’aimant la limaille. De celles qui, venues de loin, nous promettent des paysages inédits, des endroits si reculés que l’on se sent d’emblée captivés, curieux d’en découvrir les étranges beautés et les histoires singulières. La Femme des steppes, le Flic et l’Œuf, le septième long-métrage du réalisateur chinois Quan’an Wang (Le Mariage de Tuya, 2007), est de celles-là.
La réalité invisible
En plus de s’annoncer sous la forme drolatique d’un rébus westernien (l’allusion à Sergio Leone ajoutée à la version originale du titre Öndög, « L’œuf » en langue mongole), le film situe son action dans les étendues froides et venteuses de la steppe de la Mongolie-Extérieure. Là, au milieu de la nuit et de nulle part, un véhicule de patrouille découvre le cadavre d’une femme nue. Le lendemain, et dans l’attente de l’enquête, la scène de crime est placée sous la surveillance d’une jeune recrue, qu’une bergère, seule âme qui vive alentour, est sommée de protéger contre la présence nocturne d’une louve affamée. La paysanne, elle-même en appétit (d’étreintes !), profite de la nuit pour initier le flic à la séduction avant de s’en retourner garder ses moutons, bientôt porteuse de l’œuf de leur union fugace…
Ici, sans doute plus qu’ailleurs, la réalité semble se dissoudre dans l’immensité quasi immatérielle des espaces remplis d’herbe, de vent et de ciel. Un policier, dans la scène liminaire, prévient. Dissertant sur les qualités du bon chasseur, le limier philosophe affirme que celui-là doit savoir se fier à son instinct davantage qu’à son œil, coupable de ne pas toujours discerner la réalité – la perception du monde n’étant jamais, au fond, que la somme de nos incertitudes…
Or, que voit-on ici ? Une comédie de mœurs, un polar rural, un western métaphysique, un conte naturaliste, une fiction anthropologique plongeant ses racines dans les temps antédiluviens des dinosaures dont les habitants de la steppe mongole seraient les lointains descendants, si l’on en croit le récit de l’ex-compagnon de la bergère ?
Immensité désertique
C’est peu dire que la tension dramatique de La Femme des steppes, le Flic et l’Œuf tire sa force de la géographie des lieux. L’espace désertique est ici le décor d’un théâtre éternel où les êtres, figés dans des gestes ancestraux, vivent des histoires si simples qu’elles sont des fables ou des légendes. Si les distances ralentissent le temps, elles rapetissent aussi les individus qui doivent savoir se défendre et tenir leur place. L’endroit est hostile ; il invite à la prudence et à l’humilité. Il impose aux hommes leurs mouvements et leurs rythmes, et à la mise en scène sa lumière, ses couleurs, ses images, cadrées aux dimensions mythiques du Cinémascope.
Là, dans le vide infini du temps et de l’espace, les êtres ressemblent à de petites choses graphiques suspendues au fil de l’horizon, des points d’interrogation posés à eux-mêmes et à leur présence dans le paysage. L’absurde le dispute à la poésie, le lyrique au comique. Tous, dans ce coin perdu comme partout ailleurs dans le vaste monde, attendent ou cherchent quelqu’un ou quelque chose. Les policiers leur coupable, l’apprenti flic une romance, la jeune bergère sans enfant (que d’aucuns surnomment par dérision le « dinosaure ») son œuf, son ancien amant le retour de son amour.
Policiers incompétents
Tout, dans ce grand territoire dépouillé, résonne d’une étrange façon, et trahit la situation tragi-comique de chacun, l’importance dérisoire de leur quête, l’insignifiance de leurs petites histoires. Pris au piège de la géographie sans limites où rien ne bouge ou presque, nul ne semble pouvoir échapper à sa destinée. À commencer par le meurtrier, que les plis du scénario et le hors-champ des images rendent aux mains des policiers dont l’incompétence peine à disparaître derrière l’usage prétentieux de leurs outils technologiques. Derrière une gesticulation que les mouvements panoramiques de la caméra, créateurs de l’espace burlesque, opposent malicieusement à la tranquille bergère venue, à dos de chameau, sécuriser la zone de leurs recherches. Bien qu’armés de talkies-walkies, les « cops » peinent à démarrer l’enquête. La faute à un quatre-quatre récalcitrant, poussant bientôt le chef des pieds nickelés à confesser son soulagement à l’idée de sa prochaine retraite « après quarante ans à ne rien faire ». Cependant que le médecin légiste attend que le corps de la défunte dégèle afin de pratiquer son autopsie…
Femme libre
La satire policière constitue une formidable chambre d’écho au récit poétique de la bergère. Les seuls sommets, ici, sont ceux atteints par le ridicule des policiers, en opposition frappante avec la placidité affichée par la jeune femme (Dulamjav Enkhtaivan, formidable actrice non-professionnelle). Juchée entre les bosses de son chameau ou sur un cheval prélevé sur la steppe, celle-ci sait où elle va. Où elle vit. Qui elle est. Une simple femme au regard profond, qui a appris à regarder l’existence à bonne distance. À en accepter la monotonie et ses surprises, la vie comme la mort – les cycles du temps, par ailleurs symbolisés par deux fortes scènes : la mise à mort rituelle d’un mouton (sans une goutte de sang versée) et le vêlage nocturne d’une vache. Portant un œil sage sur la mort, la bergère conduit son troupeau comme sa vie. Librement, comme lorsqu’elle conçoit son enfant ou refait l’amour avec son ex-amant…
La Femme des steppes, le Flic et l’Œuf est un film (féministe) d’une puissante beauté plastique. Le jeu des lignes et le chromatisme des images, la profondeur et le choix des cadrages du chef opérateur français Aymerick Pilarski injectent du temps dans l’espace horizontal (et perpendiculaire) du récit. Les tableaux minimalistes ainsi composés, presque abstraits, offrent de scruter l’universel, de plonger le regard dans l’infini mystère du monde et des êtres comme des électrons qui le peuplent, qui se cherchent, qui se trouvent et qui s’aiment.
Philippe Leclercq