« La Fille au bracelet », de Stéphane Demoustier
Un long plan-séquence. Un coin de plage. Une famille. L’été. La détente. Soudain, des gendarmes pénètrent dans le champ, rejoignant le petit groupe au fond de l’image. Bref entretien avec les parents, au terme duquel les représentants de l’ordre repartent accompagnés de la fille aînée, une adolescente de seize ans.
Raccord : deux ans plus tard. Lise est accusée du meurtre de sa meilleure amie, Flora. Après six mois passés en détention préventive, elle est revenue vivre chez ses parents, un bracelet électronique à la cheville, dans l’attente de sa comparution devant une cour d’Assises. Le deuxième long-métrage de Stéphane Demoustier (Terre battue, 2014) est l’histoire de son procès.
Image fixe
L’intérêt majeur de La fille au bracelet réside non tant dans les échanges circonstanciés propres à ce genre de film (le film-procès) qu’au portrait qu’il dessine de son héroïne et de « la » jeunesse qu’elle représente, qui s’esquisse derrière elle, à la manière d’une ombre portée. À l’opposé du cinéma hollywoodien et de ses effets de manches, son dispositif se distingue par une extrême sobriété dont les enjeux tiennent autant à l’approche clinique du cas étudié qu’à la froideur opaque qui s’en dégage.
De longs plans fixes, souvent frontaux, traduisent le point de vue des parents de Lise, présents dans la salle d’audience, les yeux rivés sur le visage de leur fille qu’ils peinent à reconnaître, pétrifiés par ce qu’ils entendent et découvrent sur elle en même temps que le reste de l’assistance. Et qui les confronte à leur ignorance sur la vie de celle-ci – une étrangère.
Le cadre des images est aussi le lieu d’exercice de la justice dont l’austérité est partout répétée, dans la mécanique judiciaire, l’âpreté des débats, la gravité des visages, la tension des regards… Et dans l’architecture géométrique et les couleurs pâles du tribunal de Nantes, choisi pour servir de décor au film. De fait, aucun artifice ne distrait l’œil. Toutes les lignes du cadre convergent vers un seul point, un seul but : la vérité sur l’adolescente assise dans son box, seule, lointaine, inaccessible derrière la structure vitrée qui l’isole, qui en redouble l’hermétisme.
Idée fixe
Les plans fixes de La fille au bracelet apparaissent comme l’expression plastique d’une détermination à percer le mystère, à entendre, savoir, comprendre. Leur fixité renvoie à celle de l’idée qui taraude les esprits, qui dirige les questions de l’avocate générale, les relances du président du tribunal, les regards scrutateurs du public. Cependant, à mesure que ces figures d’insistance s’approchent de la vérité, le personnage de Lise semble devoir s’en écarter, se dérober à ce qui tente de la cerner. Seulement prisonnière d’un cadre qui n’en retient que l’image, l’apparence. Pas la réalité. Si bien qu’une distance se creuse inexorablement entre elle et le monde qui l’interroge.
Paradoxalement, les aveux auxquels elle consent peu à peu jettent une lumière crue sur les dessous de l’affaire et repoussent dans l’ombre tout un pan de la personnalité de Lise, le visage souvent fermé, froide sinon absente à ses propres révélations – le mystère de l’adolescente se refermant sur lui-même.
La fixité de l’image devient alors l’expression d’une sidération, d’une incompréhension immense face au fonctionnement de l’adolescente, aux mœurs de la jeune génération qui n’en finit pas de se renouveler et de questionner les adultes, parents et/ou enseignants, que nous sommes.
Cyberharcèlement
Ce n’est pas tellement, au fond, le récit dénué d’émotion qu’elle brosse du rite de passage à caractère sexuel auquel elle se livre avec sa copine défunte et le petit ami de celle-ci qui stupéfie (la banalisation de la transgression comme redéfinition des mœurs adolescentes), mais ce que la scène en question sera devenue après exécution et le rôle que son cheminement aura joué dans le conflit entre les deux copines.
Car la scène licencieuse a été filmée à l’aide d’un téléphone portable, puis diffusée sur les réseaux sociaux par Flora. Les déterminants qui l’y poussent sont nombreux, dérisoires, pétris d’une inconséquence aux effets terrifiants pour ce qu’ils donnent à entrevoir des ravages des « nouveaux » modes de communication sur le comportement des adolescents.
Le film ne fait évidemment pas le procès du cyberharcèlement (moquerie, traîtrise et discrédit ici), mais sa présence se situe à la racine du fait divers qui est jugé. Il est une calamité pour toutes les calomnies qu’il charrie, un pousse-au-crime collectif dont les formes sont aussi diverses que dangereuses. Un rien – un détail physique par exemple – déclenche l’hilarité de la meute des « cyberieurs » dont la capacité de nuisance se trouve décuplée par les « trésors » des outils de communication. L’adolescent en situation de faiblesse (ou pas) devient à la vitesse d’un clic la victime d’un hallali numérique (parfois même anonyme), en revanche parfaitement et cruellement réel pour ce qui est de la souffrance ensuite endurée.
Le phénomène de l’élève moqué, tourmenté dans les couloirs ou la cour d’école, n’est certes pas nouveau, mais il trouve avec la technologie moderne des ressorts inédits. La victime est alors prise au piège du flux ininterrompu de la boucle ou cercle vicieux des « conversations » ; elle est la cible du mépris, de la haine ou du refoulé de ses congénères dont elle peut en permanence et en direct consulter la progression. La persécution ne la lâche plus un instant.
Ses répercussions sont dévastatrices sur la psychologie de l’enfant ou de l’adolescent. La douleur ou son désir de vengeance (comme ici) sont d’autant plus vifs que le préjudice est grand. L’école n’en ignore pas la réalité. Son rôle à jouer est prééminent. C’est pourquoi il est urgent qu’elle s’empare davantage du problème en l’inscrivant à l’agenda d’une de ses prochaines et nombreuses réformes afin d’en faire l’objet profitable d’une réflexion (tolérance, altérité, différence, vivre-ensemble…) à la hauteur de ce qu’il faut bien appeler un fléau générationnel.
Philippe Leclercq