La fortune scénique d’«Hernani», de Victor Hugo
Le premier grand drame romantique français s’est moins fait connaître par sa publication que par sa création scénique, qui a constitué une véritable révolution, tant elle a choqué le public habituel des théâtres parisiens.
Amorcée avec fracas lors de cet événement théâtral appelé la « bataille d’Hernani », la carrière de la pièce à la scène s’est ensuite apaisée, sans pour autant être moins notoire.
Une création houleuse
La « bataille d’Hernani » a commencé avec l’écriture de la pièce, premier drame romantique célèbre. En 1827 dans sa préface de Cromwell, Hugo avait défini les principes de ce nouveau genre théâtral devant rompre avec les conventions classiques, puis il l’avait illustré avec la pièce elle-même, ce Cromwell monumental. Dans la brèche alors ouverte s’étaient glissés Alexandre Dumas avec Henri III et sa cour, puis Vigny adaptant l’Othello de Shakespeare. Hugo poursuit en présentant Marion Delorme au Comité de lecture de la Comédie-Française, mais la pièce est censurée car elle est perçue comme une attaque contre la monarchie française.
Le dramaturge s’attelle alors à la rédaction d’un drame espagnol, et non plus français, Hernani. Cette fois, le Comité accepte la pièce le 5 octobre 1829, mais, semble-t-il, pour mieux la disqualifier : en effet, elle lui a paru « un tissu d’extravagances qui abonde en inconvenances de toute natures », mais il conclut qu’« il est bon que le public voie jusqu’à quel point d’égarement peut aller l’esprit humain affranchi de toute règle et de toute bienséance ». Simultanément, une double petite guerre devait se livrer avant que Hugo fût joué, car la censure intervint de deux côtés : d’une part, officiellement, venant du gouvernement ultra-réactionnaire de Polignac, le ministre du roi Charles X ; d’autre part, moins pesante mais peut-être plus efficace, venant de certains amis de Hugo, et notamment de sa principale interprète féminine, Mlle Mars, future doña Sol, qui, jouant de sa renommée, assaille l’auteur de ses critiques et réclamations.
Dans ces conditions, dès le début de 1830, une « bataille » semblait déjà se profiler. Le Tout-Paris en parlait en aiguisant ses plumes, avec des frémissements de fureur ou d’exaltation anticipés. Mais, plus grave que cette « publicité », une cabale est déjà entamée. Certes la pièce n’a pas été publiée (Hugo s’est borné à la lire en privé le 30 septembre 1829 devant ses amis du « cénacle » de la rue Notre-Dame-des-Champs), mais le censeur Brifaut a conservé le double du manuscrit, et il n’hésite pas à commettre un abus de pouvoir. Hugo organise alors aussitôt la contre-attaque : non seulement il coalise autour de lui la génération montante des artistes, Dumas, Balzac, Vigny, Musset, Nerval, et le plus ardent de tous, Théophile Gautier (sans compter le baron Taylor, commissaire royal au Théâtre-Français), mais il refuse la claque habituelle et stipendiée, dont il craint la tiédeur, et préfère enrôler avec ses amis un bataillon d’admirateurs inconditionnels, recrutés principalement dans les ateliers d’architecture.
Le 25 février 1830, c’est alors le grand jour : dès le début de l’après-midi, les troupes prêtes à livrer leur assaut sont là, et se répartiront dans la salle selon une habile tactique. Gautier, grand reporter de la bataille dans son Histoire du romantisme, signale que c’est dès l’audition de l’audacieux rejet de l’adjectif « Dérobé » au début du deuxième vers de la pièce, que la querelle s’engage, puis s’envenime, au point que « deux systèmes, deux armées, deux civilisations même – ce n’est pas trop dire – étaient en présence ». Mais une véritable bataille dans le public n’a commencé qu’à la deuxième représentation et s’est déchaînée durant le mois de mars, contribuant à faire d’Hernani un événement.
De fait, selon Yves Gohin, dans le dossier de son édition d’Hernani en « Folio-Théâtre », la pièce fut un succès qui généra une recette considérable (5 134 francs pour la première, alors que, la veille, Phèdre n’avait rapporté que 451 francs), au point qu’aucune pièce ne fit gagner plus d’argent à la Comédie-Française. Ces recettes se maintinrent très honorablement jusqu’à la fin de juin, et ce n’est qu’après 35 représentations (ce qui était beaucoup à cette époque) que le succès commença à s’épuiser ; en juillet, l’attention se porta vers d’autres événements, plus graves, les Trois Glorieuses qui firent chuter Charles X, et la pièce ne fut reprise, en dépit des protestions de Hugo, qu’une fois en août et deux fois en septembre.
Au-delà des polémiques qu’il suscita, le spectacle fut-il réussi ? On peut le qualifier de demi-succès, si on en juge par les réactions opposées de la presse. Pour prendre les deux extrêmes, dans Le National, Armand Carrel tire à boulets rouges contre le drame, alors que Charles Magnin le loue dans Le Globe. En tout cas, les interprètes sont appréciés : Mlle Mars est une idéale doña Sol de 17 ans, mais n’éclipse pas pour autant ses partenaires : Joanny, un digne don Gomez ; Michelot, convaincant don Carlos ; et surtout Firmin, Hernani imposant. À cette époque où les fonctions spécifiques de metteur en scène ne sont pas encore définies, c’est Hugo qui les exerce (avec Mlle Mars) ; quant aux décors, pittoresques, et aux costumes, somptueux, ils sont bien dans le style historique de la pièce et dans l’esprit du drame romantique.
Les suites à la Comédie-Française
Du vivant de Victor Hugo, le succès de la pièce ne se dément pas. Aux 39 représentations tumultueuses de 1830 succède la reprise de 1838, réclamée depuis longtemps par l’auteur : Marie Dorval reprend le rôle de doña Sol. En 1867, Meurice et Vacquerie conçoivent une nouvelle mise en scène avec de nouveaux décors de Cambon. Puis en 1877, Émile Perrin supervise une reprise grandiose avec le couple mythique de Mounet-Sully et Sarah Bernhardt.
La critique souligne combien le tempérament impétueux du premier convient à l’exubérance du bandit Hernani, superbe et fougueux. Quant à Sarah Bernhardt, elle reçoit, lors d’un dîner, les hommages de Hugo qui la voit « reine deux fois, par la beauté et par le talent », allant même, prétend-on, jusqu’à lui offrir une larme de diamant pour la remercier de faire si bien revivre doña Sol.
Après la mort de l’écrivain, la pièce est reprise presque chaque année jusqu’en 1927, date à laquelle Émile Fabre conçoit une nouvelle mise en scène où Mary Marquet joue aux côtés de Maurice Escande. Dix ans plus tard, c’est Georges Le Roy qui s’empare de la mise en scène pour orchestrer l’entrée en scène de Marie Bell auprès de Robert Vidalin. En 1952, André Falcon et Louise Conte sont dirigés par Henri Rollan, en alternance avec Paul-Émile Deiber et Thérèse Marney. Après plus de vingt ans d’éclipse, en 1974, le Comédie-Française remet la pièce sur le plateau dans une mise en scène de Robert Hossein, avec Geneviève Casile et François Beaulieu. Bref, Hernani a été joué 979 fois par les comédiens-français, jusqu’à la fin des années 1970.
La célèbre « bataille » elle-même fait désormais partie de la mythologie collective de la Comédie-Française. En 1880, François Coppée composa un poème à la gloire de la bataille d’Hernani pour célébrer son cinquantenaire. Cet hommage fut suivi en 1924 d’Un soir à Hernani, poème d’Edmond Rostand, et en 1946 de Après la bataille d’Hernani de Marcel Achard.
En 2002, la Salle Richelieu accueillit, en partenariat avec l’École des lettres, la joute verbale Réminiscence d’Hernani : la perpétuelle bataille, rassemblant des collégiens et des lycéens qui échangeaient tirades et harangues sur le thème de la bataille théâtrale, l’événement devenant lui-même source d’expression dramatique immédiate.
Le renouvellement scénique du TNP (1985)
Pour satisfaisantes qu’elles furent toujours aux yeux d’un public qui ne s’en lassait pas, les multiples représentations de la Comédie-Française ne se renouvelaient guère. Les spectateurs n’attendaient pas de surprise, mais savouraient les jouissances d’un spectacle auquel on ne changeait rien d’essentiel depuis 1830. Plus particulièrement après l’éclipse subie par le théâtre hugolien pendant les deux guerres mondiales, la mise en scène de 1952 au Théâtre-Français souleva surtout rires et sarcasmes : le son du cor semblait se perdre dans le passé, comme si la gloire de tout un siècle allait s’effacer.
Cependant, ce crépuscule annonçait une renaissance, hors de la Comédie-Française. Dès 1954 avec Ruy Blas, puis en 1955 avec Marie Tudor, le Théâtre national populaire prit le relais grâce au génie de Jean Vilar et de monstres sacrés comme Gérard Philipe et Maria Casares. Parallèlement, durant les années 1960, la réédition progressive des œuvres de Hugo, l’activité des lecteurs critiques, la (re)découverte du « Théâtre en liberté » convergèrent pour que l’interprétation du théâtre hugolien se mît à évoluer, stimulant l’intérêt et l’audace des metteurs en scène. C’est ainsi qu’une véritable re-création d’Hernani apparaît avec la mise en scène d’Antoine Vitez au TNP au début de 1985.
Un double renouvellement s’y manifeste, à la fois idéologique et esthétique. Pour ce premier aspect, Vitez se fonde sur le principe d’un relatif effacement du personnage éponyme, dans la mesure où la mise en scène choisit comme axe principal de l’action la lutte pour le pouvoir, tant individuelle (entre don Carlos et Ruy Gomez) que politique (le roi veut accéder à la toute-puissance) Néanmoins, Vitez ne pouvait écarter de l’intrigue les enchaînements de l’amour, mais ils étaient plus juxtaposés qu’intimement fondus dans les conflits des pouvoirs : Hernani ne pouvait triompher dans l’amour qu’en héros négatif, au milieu des forces qui le dominaient.
À ce changement idéologique se joignait un renouveau de l’esthétique hugolienne dans toute les facettes de la mise en scène. Les interprètes, à la hauteur des visées de Vitez, surent rendre la complexité des personnages. Jany Gastaldi fut une doña Sol à la fois pure et sensuelle ; Debauche et Vitez lui-même, incarnant tour à tour Ruy Gomez, unissaient à l’ampleur de leurs costumes et à la chaleur de leurs voix la fragilité de leur propre jeunesse, qu’ils inversaient en tremblements séniles. Redjep Mitrovitsa rendait bien l’évolution du roi, du charme de son adolescence à la fébrilité de son ambition, puis à la majesté de sa clémence. Enfin, l’Hernani d’Aurélien Recoing alliait à la rudesse d’un montagnard les délicatesses d’un amant fasciné par sa belle. Les costumes manifestaient eux aussi la complexité des personnages, notamment dans les contrastes entre les deux amants. Doña Sol apparaissait toute blanche au premier acte, puis toute noire au deuxième, et Hernani, la poitrine à peine couverte d’une peau de bête, semblait une sorte de maquisard sauvage : cette semi-nudité laissait percer une sexualité que les duos extatiques des amants idéalisent, sans cependant trahir le texte de Hugo, qui n’exclut pas ce réalisme corporel dans la violence.
Les décors achevaient la différenciation esthétique avec la Comédie-Française. Au luxe de cette dernière succède une simplification, rendue par la réduction du nombre des objets et la disparition quasi complète des figurants. L’éclairage à lui seul est un enchantement. Jamais on n’avait si bien senti à quel point Hernani (hormis l’acte III) est un drame nocturne. Sur la scène du TNP, s’impose la nuit, à la fois celle de l’inconscient, du destin, de la mort, qui prend d’autant plus de force dramatique que surgit au dénouement l’éclairage surprenant imaginé par le scénographe Yannis Kokkos : l’utilisation de fibres optiques, qui transforment magiquement le plateau en un ciel étoilé. Toutes ces inventions scéniques n’occultent pas la mise en valeur du langage hugolien, proféré non seulement en son réalisme, mais aussi en sa poétique, révélant bien toutes les ruptures des alexandrins.
En somme, la mise en scène de Vitez revenait à l’esthétique de la préface de Cromwell : le drame triomphant de 1830 renaissait de ses cendres, animé par l’esprit créateur que Hugo avait opposé aux préjugés de son époque.
La mise en scène de 2013 à la Comédie-Française
Après plusieurs décennies d’absence au Théâtre-Français, Nicolas Lormeau a intelligemment adapté Hernani en mêlant respect à Victor Hugo et innovation judicieuse. Sa mise en scène peut être fondée sur les trois exigences qui suivent :
Torrent verbal
Comme l’ensemble du théâtre hugolien, Hernani est un texte enthousiaste et fougueux qui emporte tout sur son passage. L’intrigue s’y déverse en vagues qui noient tout sous des flots de passions et de dilemmes grandioses. Aussi importe-t-il de jouer la pièce d’une traite et sans entractes. Pour traduire verbalement un tel torrent, il faut respecter les alexandrins et leur flux, mais ici, ils se trouvent souvent disloqués par des ruptures brutales ou des rejets audacieux. Dès lors, on n’entend pas toujours leur musique : comme le dit le metteur en scène au conseiller littéraire de la Comédie-Française, Laurent Muhleisen, « de près, ce sont bien des vers, mais de loin, ils ressemblent à de la prose ». Ainsi on entend une musicalité originale où le vers apparaît, se déploie, puis se trouve englouti, puis réapparaît, et enfin disparaît de nouveau au gré des états d’âmes des personnages.
Proximité entre acteurs et public
Nicolas Lormeau a conçu sa mise en scène pour un lieu scénique bien particulier : le Bassin du domaine d’O à Montpellier, où le spectacle a été donné du 29 juin au 1er juillet 2012 dans le cadre du Printemps des comédiens. Sous les grands pins qui cerclent la vaste circonférence de ce bassin, le metteur en scène a imaginé un dispositif qui nous emmène loin des velours rouges de la salle Richelieu. Hernani est joué en bi-frontal, sur scène centrale installant les spectateurs des deux côtés. Ainsi, à chaque instant, ceux-ci ont la possibilité de se regarder à travers les autres « eux-mêmes » qui leur font face. Dans une telle configuration, disparaissent alors les notions de « face » et de « lointain », de « jardin » et de « cour », de « près » et de « loin », pour ne laisser subsister que les mouvements des corps. Ainsi se concrétise le principe dramaturgique essentiel du spectacle : « Jeter les acteurs au milieu des spectateurs ».
Ce « décadrage matériel » ouvre un « cadre émotionnel ». La mise en scène créé des espaces de jeux mouvants et indéfinis, offrant aux acteurs des possibilités de gestes, mouvements et déplacements, basés essentiellement sur leurs tensions sentimentales et leurs pulsions émotionnelles. En conséquence, « on se rapprochera d’un travail plus géométrique, voire chorégraphique, que dramatique », affirme Nicolas Lormeau à Laurent Muhleisen.
Ainsi concentré sur la proximité avec les acteurs, le spectacle, afin d’éviter la dispersion des spectateurs, réduit les quelque vingt-cinq personnages de la pièce aux quatre protagonistes : Hernani, don Carlos, Ruy Gomez et doña Sol. Seuls apparaîtront aussi deux personnages indispensables au déroulement de l’intrigue : Josefa, confidente et femme de chambre de doña Sol, et Ricardo, homme de confiance de Carlos. Les trois personnages masculins, aux caractères et motivations différents, ont pour point commun leur rapport à l’amour, qui les meut à des degrés divers, mais qui culmine chez doña Sol.
Hugo ne s’éloigne jamais de ce quatuor, comme si le monde extérieur, seulement indiqué, raconté ou craint, ne faisant du bruit qu’en coulisse, était vide d’humains, ou plutôt comme si tous les humains étaient incarnés par l’un de ces quatre-là. Les autres personnages n’illustrent le plus souvent que des fonctions politiques, servant en quelque sorte d’alibis à certaines actions qui se veulent spectaculaires (combats, arrestations, escortes royales), ou bien qui sont le cadre de complots politiques un peu convenus. Pour bien mettre en valeur les 4 protagonistes, il fallait des acteurs à leur hauteur : Félicien Juttner est un Hernani flamboyant, aux côtés de Bruno Raffaelli (Ruy Gomez), Jérôme Pouly (don Carlos) et Jennifer Decker (doña Sol).
Sobriété du décor et des costumes
À grand renfort de didascalies, Hugo suggère, comme décor de sa pièce, une scénographie réaliste typique du XIXe siècle, sur laquelle les précédentes mises en scène de la Comédie-Française n’ont pas manqué de renchérir dans le luxe. Or ici, dans la mesure où il s’agit de faire vibrer l’imaginaire du spectateur dans sa proximité avec les acteurs, il convient que l’espace soit nu, vide de murs, de meubles et d’accessoires, afin de mieux se remplir de rêve. Mais, puisque l’action se déroule dans des endroits très divers (à l’acte I, la chambre de doña Sol ; à l’acte II, devant son hôtel particulier, dans le jardin ; à l’acte III, la galerie des portraits du château des Silva ; à l’acte IV, les catacombes servant de tombeau à Charlemagne à Aix-la-Chapelle ; à l’acte V, devant le palais des Aragon restitué à Hernani), et qu’il n’existe pas d’éléments scénographiques réalistes pour marquer ces différents lieux, il a été nécessaire d’aider à les imaginer par le son. Ainsi la bande son est chargée de nous faire voyager d’un lieu à l’autre, en imaginant le « monde extérieur » qui borde le plateau : par exemple, on entend, sans les voir, la « bande de bandits » d’Hernani et les amis et alliés de Carlos. Parallèlement, le spectacle est soutenu par une musique originale composée par Bertrand Maillot. Résolument moderne dans ses harmonies, elle n’a pas pour but d’illustrer ou suppléer le jeu des acteurs ; elle se présente comme un contrepoint à leurs jeux, en créant des tensions complémentaires.
C’est dans un même esprit de modernité qu’ont été conçus les costumes par Renato Bianchi, le costumier attiré de la Comédie-Française. Au lieu de refléter l’époque à laquelle se situe l’action, c’est-à-dire en 1519, au moment de l’avènement du roi Carlos Ier d’Espagne au trône du Saint Empire romain germanique sous le nom de Charles Quint, les costumes tentent de restituer l’époque à laquelle Hugo a écrit son drame. Cela peut se justifier par le fait que les thèmes politiques défendus dans Hernani (notamment le discours de Carlos à Charlemagne) se trouvent très en phase avec l’année 1830, en ces derniers feux du règne de Charles X, juste avant les Trois Glorieuses de la Révolution de Juillet. Comme cette époque nous parle plus que le XVIe siècle, Renato Bianchi a habillé les personnages « dans une sorte de XIXe siècle d’aujourd’hui ». Ainsi, sans trahir Hugo, Nicolas Lormeau a su l’actualiser.
Trois adaptations récentes : hymnes à la liberté
Presque au même moment que ce spectacle, deux femmes montent Hernani en insistant particulièrement sur sa portée politique et poétique.
La mise en scène de Christine Berg
Après avoir monté en 2003 une pièce moins connue de Hugo, L’Intervention, Christine Berg présente en 2012 à la Comédie de Reims, avec Hernani, une célébration de « la tolérance et la liberté », reprenant ainsi les deux mots de l’auteur pour résumer la devise de la politique, comme de la poésie, dans la préface de sa pièce. Hernani est alors vu essentiellement comme une fable politique où le héros, incarnation du « peuple-océan », entraîne tout sur son passage et bouleverse définitivement le vieil ordre. Mais cette mise en scène traduit également la dimension poétique du drame, notamment par ses jeux sur l’ombre et la lumière, et l’apparence et le caché (la forteresse du décor, lieu d’enfermement, masque des trappes, escaliers, portes dérobées, etc.) Christine Berg a été par ailleurs frappée par la force écrasante des figures paternelles, chaque personnage étant plus ou moins hanté par un père absent : c’est ainsi que la scénographie présente une série de portraits géants, faisant écrin à la scène où Ruy Gomez cache Hernani à don Carlos dans sa galerie de tableaux de famille (III, 6).
La mise en scène de Margaux Eskenazi
En 2012 également, au Théâtre de Belleville à Paris, Margaux Eskenazi s’est « emparée d’Hernani comme d’un cheval de bataille : je voulais, dit-elle, des corps en pagaille, du sang, des rires et des larmes ». Comme Christine Berg, elle mise à la fois sur l’évocation de l’imaginaire et du politique. Le premier aspect est révélé à la fois par l’atmosphère de « nuit rêvée » qui englobe tous les personnages, et par la représentation de la manière dont Hugo fantasme l’Espagne du siècle d’or. L’aspect politique apparaît dans les passages qui ridiculisent le monde ancien, en particulier cette scène 6 de l’acte III : pour évoquer les aïeux de Ruy Gomez, sont projetés des dessins caricaturaux de Hugo, personnages grotesques prêtant au rire.
Margaux Eskenazi porte un soin particulier aux costumes. D’une part, ils sont signes de plusieurs époques : le XVIe siècle espagnol, avec la fraise gigantesque de Ruy Gomez, le XIXe siècle français romantique, avec le manteau rouge de don Carlos, clin d’œil aux « gilets rouges » de la bataille de 1830. D’autre part, l’habit révèle la progression d’un personnage. Hernani, au début, porte un blouson de cuir de hors-la-loi, et, à la fin, revêt le costume d’un noble. Doña Sol, tout en blanc, porte à l’acte I la robe d’intérieur d’une jeune fille cloitrée ; à l’acte III, sa robe de mariée corsetée en fait une sorte de poupée, alors qu’à la fin la robe à collerette ouverte de son mariage avec Jean d’Aragon traduit son accession à la liberté.
La mise en scène de Gwenaël Morin
Cette adaptation scénique d’Hernani, la plus récente, se veut, encore plus nettement que les deux précédentes, un hymne à la liberté, émanant d’un metteur en scène caractérisé par son désir permanent de chahuter les codes du théâtre. Elle a eu lieu en décembre 2017 à Lyon, au Théâtre du Point-du-Jour, que dirige Gwenaël Morin (sous forme d’un spectacle gratuit et sans réservation). Comme dans ses précédentes mises en scène (notamment sa « revisitation » en 2016 des Molière de Vitez de 1978), il tient le pari d’un théâtre pauvre en moyens, mais compensé par le dynamisme et l’inventivité des acteurs. Voyant avant tout dans la pièce une réflexion sur la tolérance et la volonté prophétique de s’affranchir des vieilles pratiques politiques, Morin a voulu rappeler combien, selon lui, l’art peut transformer le monde.
Trop longtemps occultée par le scandale de sa création, la fortune scénique d’Hernani n’en a pas fini de se renouveler. Le drame romantique historique apparaît de plus en plus depuis ces dernières décennies, comme un emblème de la liberté, qui sera donc toujours d’actualité. Prochain rendez-vous avec la mise en scène de Sissia Buggy à l’Espace Marais à Paris, du 1er février au 16 avril 2019.
Alain Beretta
Voir sur ce site :
• Séquence : « Hernani », de Victor Hugo, par Stéphane Labbe.
• Victor Hugo dans « l’École des lettres ».
- Victor Hugo sur le site des Classiques de l’école des loisirs