"La Grande Guerre des écrivains", textes choisis et présentés par Antoine Compagnon
Le sujet s’y prête, en raison évidemment de la commémoration du centenaire, mais aussi de l’abondance de la production, car, ainsi que l’écrit Antoine Compagnon dans sa préface : « Aucun événement historique, ni règne, ni conflit, ni révolution, n’a déchaîné autant de littérature que la Première Guerre mondiale. »
Et l’auteur de l’anthologie ajoute, quitte à risquer le blasphème : « Grande, elle l’est rien que par les tonnes de papier qui furent noircies durant ses quatre années et plus … »
Cet enrichissement inattendu de notre patrimoine littéraire aurait presque pour conséquence de faire oublier l’étendue du carnage, ce qu’un seul chiffre, donné en début, suffit à rappeler : « 27 000 soldats français [tués] pour la seule journée du 22 août [1914]. »
Cinq moments
Mais si l’on veut prendre réellement conscience de la terrible réalité de la guerre nous pouvons le faire aussi en parcourant les textes sélectionnés dans ces 800 pages très denses. Les extraits sont regroupés en cinq moments qui combinent chronologie et géographie de la guerre : « Le basculement impensable et inconscient » dans la guerre d’abord, moment présenté sous le titre L’Été 14, utilisé par Roger Martin du Gard pour le septième et avant-dernier volet des Thibault.
Puis sont proposés successivement la description du front et des tranchées ; celle des « échelons », entre la première ligne et l’arrière ; vient ensuite l’évocation de l’arrière lui-même, où la vie continue, provoquant l’ahurissement des permissionnaires ; enfin une partie appelée « La mémoire et l’oubli », c’est-à-dire le temps de l’après-guerre, les suites du conflit, ses traces, plus ou moins vivaces, dans la mémoire.
D’Apollinaire à Roland Barthes
Le premier texte – qui aurait pu l’être alphabétiquement – est le poème d’Apollinaire tiré de Calligrammes, « La Petite auto » où s’exprime la prescience d’une ère inédite : « Nous comprîmes mon camarade et moi / Que la petite auto nous avait conduits dans une époque nouvelle. »
Le dernier extrait est signé de Roland Barthes, en date de 1975 (Roland Barthes par Roland Barthes) ; il évoque, très sobrement, la gêne du jeune élève de troisième au lycée Louis-le-Grand en voyant le nom de son père, tué au front, inscrit au tableau noir par le professeur. Honneur insigne qui s’évanouit en même temps que le tableau est effacé : « Il ne restait rien de ce deuil programmé. » Même les plus grands sacrifices sont menacés par l’oubli.
La partie la plus saisissante de recueil, bien que la plus traditionnelle, est celle intitulée « Le Front » qui raconte le quotidien des poilus, de façon parfois poétique comme chez Cendrars : « Tous mes hommes sont couchés sous les acacias que les obus saccagent… » (Schrapnells), plus souvent dans une tonalité réaliste, dans une langue directe, fervente, meurtrie qui traduit la peur et le froid, la mort et la boue, l’humanité perdue et la fraternité salvatrice. Paroles de Genevoix, de Jünger, de Dorgelès et, plus tardives mais tout aussi marquées par l’horreur, de Drieu la Rochelle, de Giono, d’Hemingway, de Dos Passos, du Sarde Emilio Lussu, du Russe Khlebnikov.
Les autres lieux ou moments de la guerre sont également illustrés par des textes rédigés avec un mélange d’émotion, d’éblouissement et de révolte. Quelques pages du Sang noir de Louis Guilloux qui nous fait revivre une journée de 1917 en Bretagne ; un chapitre (le dernier) du chef d’œuvre d’Italo Svevo, La Conscience de Zeno ; le Paris de la guerre vu par Marcel Proust ou Marguerite Yourcenar ; l’hymne vibrant aux victimes sous la plume de Montherlant dans Chant funèbre pour les morts de Verdun (1924), ou le pèlerinage à Saint-Brieuc accompli par le double de Camus dans Le Premier homme, et encore l’hommage aux Tirailleurs sénégalais rendu par Léopold Sédar Senghor en tant que « frère d’armes » et « frère de sang ».
« Et tout le reste est littérature… »
L’anthologie de Compagnon se distingue de ses concurrentes (nombreuses) sur quatre points : la dimension internationale qui ouvre des perspectives assez neuves ; la qualité des notices de présentation, précises, fournies, enrichissantes ; l’originalité des choix qui le conduit délibérément à délaisser des références attendues (Vercel, Delteil, Hasek, Remarque, Tolstoï…) au profit d’auteurs moins célèbres dont beaucoup de langue anglaise – conséquence de la familiarité du professeur au Collège de France avec la littérature anglophone.
Enfin par la longue préface, très pénétrante, qui commence par une touchante confidence personnelle et autobiographique, puis, après être passé assez rapidement sur les considérations historiques, propose une sorte d’anthropologie guerrière à travers le phénomène d’anomie (sentiment de liberté et d’abolition des règles au cours d’un conflit), le shell shock ou obusite qui atteint les soldats soumis à des journées de marmitage, l’impression de culpabilité ou de honte ressentie par le survivant, ou l’étrange nostalgie de la guerre, et encore l’occultation, dans les récits, de l’acte de la mort donnée.
Cette préface est précieuse aussi parce qu’elle développe des problématiques essentielles à ces littératures de l’extrême : comment faire de la littérature avec « du sang et de l’angoisse » ? Comment dépasser ce « mal du langage » qui empêche le soldat de dire la guerre ? Comment exprimer l’indicible ? En quoi les écrits de la guerre ont contribué à transformer la littérature dans ses thèmes et dans ses formes ? Comment concilier témoignage fidèle et création littéraire ? Des questions du même type se poseront à propos de la littérature concentrationnaire.
Le dernier mot de la préface nous ramène, via le carnet tenu par le grand-père d’Antoine Compagnon, au quotidien de la guerre avec ces mots de décembre 1915 : « Quel chaos ! Que de misères ! […] Été relevé à 6 h. Ouf !! … ». Force de ce « ouf » qui exprime pudiquement l’atroce vérité de la guerre. Et qui autorise la conclusion : « Et tout le reste est littérature. »
Yves Stalloni
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• « La Grande Guerre des écrivains », textes choisis et présentés par Antoine Compagnon, « Folio Classique », 2014, 840 p.
• Sur la Première Guerre mondiale, voir le dossier de l’École des lettres : 14-18. Écrire la guerre, qui sera développé toute l’année.