« La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez », de William Shakespeare, mise en scène de Thomas Ostermeïer
Éric Ruf, l’administrateur de la Comédie-Française, y travaillait depuis des années. Ça y est, cette fois, c’est fait. Thomas Ostermeïer, le directeur artistique de la Schaubühne de Berlin, est l’hôte de la Maison de Molière dont il fait trembler les murs depuis le 22 septembre dernier.
Pour sa première création dans les lieux – « la forteresse du théâtre classique » selon ses propres termes –, le dramaturge allemand a choisi La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez de William Shakespeare, une comédie créée au théâtre londonien du Globe le 2 février 1602. La pièce est aujourd’hui présentée dans une nouvelle traduction d’Olivier Cadiot qui tire le meilleur parti de la hardiesse – on a envie de dire de la modernité – du texte dont les ressorts s’appuient sur la question de l’identité (sexuelle) et la notion de genre.
La mise en scène volontiers provocatrice d’Ostermeïer s’amuse de cela avec une audace folle et tend ce miroir des vérités troubles à la face de tous les (faux) dévots. La troupe du Français, qui a parfaitement trouvé sa place dans la radicalité du dispositif, y est tout à fait remarquable.
Nul doute que cette Nuit des rois… réponde avec éclat à la dédicace de la première publication posthume « À une grande variété de lecteurs » (1623) et touche un vaste public, y compris scolaire parfois peu enclin au répertoire classique au long cours (le spectacle dure environ deux heures quarante-cinq).
La confusion des sentiments
L’action de La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, la dernière des comédies de Shakespeare, se déroule en Illyrie (l’Albanie actuelle) où un bateau a fait naufrage. Des jumeaux, Viola et Sébastien, ont échoué séparément sur la côte et ignorent l’un l’autre que chacun a survécu. Pour subsister, Viola entre au service du duc Orsino (dont elle s’éprend) sous les traits masculins d’un page, Césario, bientôt chargé de plaider la cause de son maître auprès de la comtesse Olivia dont il est éperdument amoureux. C’est alors que, frappée par la beauté androgyne de Césario, Olivia s’énamoure à son tour (après le duc lui-même) du prétendu jeune homme. L’imbroglio sentimental devient chassé-croisé quand Sébastien se présente à la cour et que, confondu pour sa ressemblance avec sa sœur, il devient l’heureux bénéficiaire des attentions de la comtesse.
Aussi, en ce royaume livré à l’ivresse de l’amour, Malvolio, le prude intendant d’Olivia, n’hésite bientôt plus à déclarer son appétence pour sa maîtresse et le pouvoir. L’orgueilleux, dupé par la suivante de la comtesse, sera sévèrement puni par deux noceurs de la cour, Sir Toby-Haut LeCœur et Sir Andrew-Gueule de fièvre. À la fin, quand les masques tombent, des bornes ont été franchies. Les protagonistes « transportés » s’accordent alors la liberté d’une reconnaissance généreuse et lascive…
Du théâtre élisabéthain
Du sable, un trône, des singes. De (faux) singes qui durant quelques minutes vont et viennent sur scène, et observent – fixent – le public. C’est ici le premier moment du spectacle, le premier jeu de miroir et la première interpellation (du regard) à l’adresse des spectateurs, bientôt incités à réagir, à donner eux-mêmes de la voix (sans doute une première au Français).
La frontière qui sépare la scène du public est d’emblée abolie. C’est la conception élisabéthaine du théâtre d’Ostermeïer, qui fait de la mise en scène un espace de partage qui inclut, implique, concerne le public. L’effet est littéralement saisissant ; l’attention y est en constante alerte. En accord parfait avec le texte (en prose) « de » Cadiot, d’une clarté et d’une force extrêmes.
Une plage donc, et un lustre-néon en forme de soleil éclaire la scène. On dirait une île – un laboratoire où les personnages, isolés et poussés à bout, seraient mis à l’épreuve de leurs propres certitudes. Une rampe enjambe les rangs et traverse l’orchestre de bout en bout. Les comédiens l’emprunteront régulièrement, et reviendront souvent du fond de la salle. Ou s’y promèneront en devisant tranquillement (naturellement), réduisant d’autant la distance entre le spectacle et l’assistance.
Le parti-pris du (jeu) naturel est une autre manière de s’affranchir des lignes, et de contribuer au travail de sape des codes et des limites, l’un des enjeux de la pièce. Ostermeïer questionne ici la ligne de « partage » entre le monde et sa représentation, l’idée que l’on se fait de lui et des êtres, ce que l’on en pense, ce que l’on en voit ou croit voir en eux.
Brocarder le pouvoir
Le théâtre est partout, sur scène et dans le public. Il est un espace de vie, ouvert au vivant, qui se nourrit de lui, s’en inspire. Avant qu’Ostermeïer ne les fasse voler en éclats à la toute fin de la pièce, les murs de son théâtre se lézardent et s’ouvrent au monde du dehors, laissent entrer des bruits venus de la cité. Du mouvement s’ajoute au mouvement, des liens se nouent, des connexions se tissent, qui redynamisent le discours de la pièce et dynamitent ses conventions. La scène devient alors place publique.
En plein milieu du spectacle, Sir Toby et Sir Andrew, les deux trublions soudain tribuns, s’emparent d’un micro et tricotent un couplet autour des petites phrases du président Macron sur la rue qu’il suffit de traverser pour trouver du travail… Plus tard, on évoquera les « fainéants » et les « Gaulois réfractaires au changement ». Puis, « si tu veux faire la révolution, tu apprends d’abord à avoir un diplôme »…
Qu’est-ce que ces blagues potaches viennent faire là ? De l’époque de Shakespeare à la nôtre, la saillie est politique. Sir Tobie et Sir Andrew, comme le fou Feste, font le lien entre la représentation et le public, entre le faux et le vrai. Ils brocardent le pouvoir et dénoncent l’imposture. Ils sont, hier comme aujourd’hui, les révélateurs de « la folie dissimulée sous les traits de la raison ».
Ce dialogue improvisé par les brillants Laurent Stoker-Sir Toby (plus Sancho que Quichotte) et Christophe Montenez-Sir Andrew (portant tignasse peroxydée à la Iggy Pop) sera renouvelé à chaque représentation, selon l’actualité et les vœux du metteur en scène.
Douteux costumes du doute
Dans cette folle comédie sur le trouble des apparences et la vérité du désir, où tout semble permis, Ostermeïer s’en donne à cœur joie. Et nous régale. Les comédiens à demi-dénudés d’un bout à l’autre de la pièce sont ici dépositaires de l’impudeur morale de notre époque. Leurs costumes le disputent au clinquant et au mauvais goût banalisés de notre temps, au débraillé de la pensée des dirigeants sans complexe. Où l’apparence et le faux font la fortune des imposteurs.
Ces costumes minimaux, là où le masculin et le féminin se confondent, montrent des corps et dévoilent des désirs. Ils suggèrent la montée de l’émoi et la perte des repères virant parfois à la farce grotesque du travestissement (assumée par le trio comique Feste-Toby-Andrew). L’outrance ici et encore comme moyen de purger les passions.
Évidemment, la musique, « l’aliment de l’amour », accompagne la démonstration. Des mélodies baroques, agrémentées d’une superbe voix de contre-ténor (Paul-Antoine Bénos-Djian), offrent un précieux contrepoint aux intrigues et désirs amoureux qui, comme les mots, « se retournent comme un gant de chevreau, très souple – la doublure se retrouv[ant] vite à l’extérieur. »
No limit ?
« Le déguisement, c’est le mal ! C’est une arme démoniaque ! », s’étonne Viola/Césario. Il cache et protège, trompe et détourne, et révèle, produit du refoulé. Et sème le doute sinon le désordre, qui est aussi un autre possible, tranche Ostermeïer (avec Shakespeare).
Le jeu de rôles atteint ici des sommets et plonge le spectateur dans un état de vertige permanent. Viola (étonnante Georgia Scalliet) se déguise en homme et tourne la tête de tous, y compris la sienne propre, au point que plus personne ne semble sûr à la fin de son identité, de son rang, de son sexe ni de son sang.
Le messager que Viola prétend être devient l’objet du désir commun du duc (Orsino/Denis Podalydès) et de la comtesse (Olivia/Adeline d’Hermy). Laquelle pense aimer un homme qui est en vérité une femme et, inversement, le duc croit aimer un homme qui s’avère être une femme. Qui croient-ils aimer ? Un homme ? Une femme ? Les deux à la fois ?
Par ailleurs, Viola n’est pas seulement travestie en homme : elle porte le même costume que son frère jumeau, Sébastien, pour lequel elle est « prise » par la comtesse. Sa gémellité apparaît alors comme la répétition du même et de l’autre, donnant naissance à une (con)fusion incestueuse que « réalise » la comtesse qui les désire tous deux aveuglément. Or, quand Sébastien fait retour sur scène, le travestissement de Viola n’a plus lieu d’être. L’un redevient deux. Sébastien rompt le jeu des masques et redonne sa féminité à sa sœur comme promesse du retour à l’ordre moral.
Cependant, le faux a produit du vrai, et tant de plaisir et d’espérance. L’artifice du déguisement a déplacé les lignes, poussé les êtres hors de leurs limites ; il a débusqué des identités d’un genre nouveau que la douce et plaisante fin d’Ostermeïer nous dit toutes prêtes à s’épanouir.
Philippe Leclercq
• Du 22 septembre 2018 au 28 février 2019, à la Comédie-Française (salle Richelieu), à Paris. Le spectacle sera diffusé en direct au cinéma (« Pathé Live ») le jeudi 14 février 2019 à 20 h15 (reprises en salles les 3, 4 et 5 mars 2019).