« Là où tout se tait », de Jean Hatzfeld

« Là où tout se tait », de Jean HatzfeldLITTÉRATURE. Dans Là où tout se tait, Jean Hatzfeld poursuit son travail sur le massacre des Tutsis par les Hutus. 800 000 morts en moins de 100 jours. Certains ont refusé de tuer. Le romancier met en scène ces Justes souvent cultivateurs dont le rôle civique après le génocide est reconnu par l’institution rwandaise mais qui vivent relativement entourés de silence.
Par Norbert Czarny

«Parfois, on peut être troublé non par une histoire mais par notre négligence, en tout cas notre indécision à l’entendre, bien qu’on ait l’intuition que c’est une belle histoire, et malgré les échos qui ressurgissent à chaque fois que l’on traverse l’endroit où elle s’est déroulée.»
C’est le tout premier paragraphe de Là où tout se tait, nouveau récit de l’auteur de La Stratégie des antilopes, Englebert des collines ou Un papa de sang. Cet incipit annonce les histoires qui vont suivre, des récits concernant les Hutus qui, pour une raison ou une autre, ont sauvé la vie de leurs compatriotes Tutsis.
Récits d’un seul ou échange entre deux, comme c’est le cas pour Édith et Eustache, époux. Elle est Tutsie, lui Hutu. Leur mariage s’est fait sans témoins, sans célébration officielle. Les familles étaient plus que réticentes. Ils dialoguent devant l’écrivain et racontent le 11 avril, quand les massacres débutent. Ils sont chez eux, dans la maison : « C’est ainsi qu’on a écouté tuer le premier jour ». Écouter, avant de voir.
Les Hutus étaient ceux que l’on découvrait dans Une saison de machettes, le plus lu des livres écrits par Jean Hatzfeld. Ils étaient les bourreaux, les assassins et les entendre expliquer leurs crimes interrogeait ou fascinait. Les récits des bourreaux nous éclairent : Claude Lanzman qui a donné la parole à l’un d’eux dans Shoah, ou encore Rithy Panh, ont montré ce que ces hommes ont à nous apprendre de la mécanique du pire.
Hatzfeld met aussi en relief l’étendue de son travail dans le temps : les récits des marais, sur les collines près de Nyamata forment un tout, et de Dans le nu de la vie à ce livre-ci, voire aux prochains, ce sont des années qui s’écoulent, des pans entiers qui se dévoilent, d’une histoire à peine croyable. L’auteur rappelle les chiffres : 800 000 morts en moins de cent jours. Plus que toutes les machines exterminatrices, y compris celle mise en œuvre contre les Juifs entre août et fin octobre 1942 à l’ouest de l’URSS. Et comme il l’écrit aussi, dans un « génocide de proximité » : des voisins ont tué celles et ceux qui travaillaient la parcelle proche de la leur, avec qui ils avaient partagé un repas ou une bière, la veille ou presque.
Et puis l’auteur s’interroge sur son travail, sur les oublis et manques qu’un tel livre comble : celui qui écoute et transcrit, qui coud ensemble les pièces, est un modeste qui ne sait pas tout, ne sait jamais tout et surtout pas ce qui gît au fond des trous, dont il sera question dans la seconde partie du livre. Ces trous, ce sont des fosses d’aisance, c’est l’endroit où les assassins ont jeté les corps pour qu’on ne les trouve pas, pour que les traces s’effacent à jamais. Mais les traces demeurent, et qui les ouvre sait : « […] ces trous perpétuent le sentiment de dégoût qui imprègne sans fin la narration de ce génocide ». Sans fin, en effet, comme une « expérience vertigineuse ».
Hatzfeld n’avait pas écouté en son temps l’histoire d’Isidore Mahandogo. Il était Hutu, il s’opposait aux bandes de tueurs et a été assassiné le 14 avril 1994. L’auteur écoute, comme il écoute l’histoire d’Eustache, de Marcel et Marcienne, d’Espérance ou de Sektawe, de François, tous évoqués « pour avoir tenu tête à la meute » et qui « suscitent embarras et mauvaise foi pour les uns, et pour les autres une évidente détestation ».
Ces femmes et ces hommes ont des points communs, pour leur majorité : ce ne sont pas des lettrés. Ils étaient souvent cultivateurs. Quand des Tutsis pourchassés leur demandaient de l’aide, ils les cachaient dans un champ de sorgho, envoyaient les « chasseurs » ailleurs, ou mentaient. Cela semble peu de choses. C’est immense. Seul François Karinganire se distingue, ingénieur agronome et bourgmestre. Édith le présente : « François se voulait un homme qui marche devant sans se freiner. Il se montrait jovial. Il travaillait sans relâche, la fatigue ignorait où il se trouvait. » Il a épousé deux femmes Tutsies à la suite. Il a refusé de tuer.
À l’opposé, si l’on peut dire, il y a « François le topographe ». Des enfants frappent à sa porte, poursuivis. Il ne leur ouvre pas, malgré les supplications. Edith comprend : « Le courage s’est dérobé à lui, il a protégé son épouse tutsie et sa famille coûte que coûte. Est-ce que l’on peut dire un mot dans cette situation ? »
Nous les appellerons Justes, pour reprendre le terme appliqué à celles et ceux qui dans l’Europe occupée ont sauvé les Juifs. Hatzfeld, né après la guerre au Chambon-sur-Lignon dans une famille cachée par les villageois, connaît le sujet. Mais il opère les distinctions qui s’imposent. D’abord, et ce n’est pas anecdotique, la brutalité du massacre, sa soudaineté, même si une préparation idéologique se déroulait depuis longtemps, a empêché que des réseaux de sauvetage se créent. La communauté protestante du Chambon-sur-Lignon, comme d’autres communautés ou groupes à travers la France avaient pu constituer des filières.
Le Juste, dans le contexte de la Shoah, n’est pas un Juif, a été conscient des risques encourus, n’a pas agi par intérêt ni pendant, ni après. Ibuka, l’institution rwandaise qui reconnaît cette qualité de « juste » est attentif à l’après. Pour être reconnu, il ne faut pas avoir tué ni participé à des actes malveillants mais aussi après le génocide, « avoir témoigné activement sur les tueries […] s’être engagé de manière dynamique et volontaire dans le processus de réconciliation nationale, sur divers lieux, en particulier lors de rassemblements et commémorations ». Autrement dit, le rôle civique, le comportement en public importent davantage que les actes courageux dont les témoins interrogés ont souvent fait preuve. Il fallait d’abord retrouver la paix civile, éteindre la moindre flamme de haine et sauver toutes les apparences.
Elles ne le sont pas vraiment. Ne serait-ce que par l’absence de monuments pour honorer le nom de ces Hutus qui sont morts ou par l’inscription manquante d’un nom. Une stèle, une plaque, ce sont des lieux de mémoire. Espérance, fille de François, le déplore : «Personne n’a proposé d’inscrire son nom sur le mur des victimes du mémorial. Moi, je n’ai rien démarché, je n’y ai pas songé parce que je ne me suis pas vue épaulée. Je n’ose pas vanter avec insistance ses mérites en public . » Valérie, pourtant croyante, n’attend rien de l’Éternel : « Je n’ai pas réfléchi à une gratitude de Dieu au moment du Jugement. Dieu nous propose des libertés, j’en ai pris une. » Elle a sauvé « ses » enfants en tant qu’infirmière.
La crainte de l’oubli éprouvée par Espérance, ils sont nombreux à la dire. Dans Un papa de sang, Hatzfeld racontait la vie au village près de vingt ans après. On note ici aussi que rien ne s’est effacé, que des Hutus, revenus du Congo ou grandis là, nient ou minimisent le crime, que les rancœurs sont tenaces. D’aucuns cherchent à salir les Hutus qui ont sauvé. Ils auraient surtout sauvé une épouse Tutsie ou leurs enfants, se seraient mêlés à d’autres massacres. Pire, ils auraient trahi la cause hutue, comme Silas, parti se réfugier avec sa femme en danger au Burundi, avant de rentrer au pays. Parfois, c’est question d’honneur (mal placé) comme pour Eustache qui a sauvé son épouse Édith, Tutsie, avant qu’elle ne le sauve : « Est-ce qu’un homme peut raconter qu’il a été sauvé par son épouse sans attirer les moqueries ? »
Rien n’apaise les blessures. Le silence des tueurs devant les fosses mises au jour est pesant, la douleur des survivants reste entière. Ainsi dans l’histoire de Marcel et Marcienne, tous deux Hutus. Il est tué par la meute, elle l’est par Gahutu, son fils. À son procès, Gahutu reste muet, « Même pas un mot pour mensonge ». Il passera dix-neuf ans en pénitencier et Jean-Baptiste, un survivant tutsi, le croise : « Quand il passe à Ntarama, on s’échange les salutations traditionnelles, on s’en va sans partager la boisson. C’est comme ça que nous sommes ensemble. »
Dévote, sortie vivante de l’un de ces trous immondes dit la dernière phrase du livre : « De toute façon aucun pardon n’est possible. »

N. C. 

 
• « Là où tout se tait », de Jean Hatzfeld, Gallimard, 2021, 226 p.

Voir sur ce site

« Un papa de sang », de Jean Hatzfeld, par Norbert Czarny..
« Englebert des collines », de Jean Hatzfeld, par Norbert Czarny.
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Norbert Czarny
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