"La Résistible Ascension d’Arturo Ui", de Bertolt Brecht, mise en scène de Katharina Thalbach, d’hier à aujourd’hui
La Résistible Ascension d’Arturo Ui, monument du théâtre européen, entré au répertoire de la Comédie-Française en 2017 dans une mise en scène de la comédienne et dramaturge allemande Katharina Thalbach (1954), est aujourd’hui repris dans la salle Richelieu jusqu’en mai prochain.
On connaît l’histoire, racontée dans les manuels scolaires, et située ici dans le milieu de la pègre du Chicago des années 1930. Des faits historiques aux effets satiriques, la pièce a été jouée dans les plus grandes salles depuis sa parution (tardive) en 1959.
Bertolt Brecht (1898-1956), qui l’écrivit en 1941 durant son exil finlandais et qui ne la vit jamais représentée, la définissait comme « une tentative d’expliquer l’ascension de Hitler au monde capitaliste en la transposant dans un milieu qui lui est familier ».
Main basse sur la ville
Une toile d’araignée géante (et bientôt mobile) est suspendue au-dessus de la scène, dont le pourtour est plongé dans le noir. Un plan urbain est imprimé à même le sol. Le danger plane sur Chicago. Ambiance poisseuse de gangsters. La métaphore arachnéenne du décor annonce les coups bas, les vils desseins tissés dans l’ombre des bas-fonds de la ville. Un bonimenteur prévient, présente les grandes lignes et les principaux acteurs du drame. La forte inclinaison de la scène permettra d’en suivre, comme en léger surplomb, les mouvements dans l’espace graphique de la ville.
Laurent Stoker, petit homme nerveux à la mine renfrognée et à la mèche de côté, est Arturo Ui. Les affaires ne vont pas fort ; l’homme est un voyou sans envergures qui peine à percer. Et qui enrage. Jusqu’au jour où il entrevoit dans la collusion entre le trust du chou-fleur, en pleine dépression économique, et le vieil Hindsborough, maire de la cité, l’occasion de prendre sa part des « affaires ».
Après intimidation de l’édile, Ui entre dans le trust comme le ver dans le fruit, et terrorise aussitôt les modestes marchands de choux-fleurs, point de départ de son vaste empire.
Le rire et l’effroi
La metteure en scène Katharina Thalbach, qui a travaillé au Berliner Ensemble (Dans la jungle des villes, La Nuit des rois), a opté pour le grotesque en guise de distanciation. Le choix est judicieux. Le registre comique (intemporel) « universalise » le propos de la satire politique (un genre plus sensible que tout autre au vieillissement) ; il le rend à la fois plus accessible au public et plus actuel (même si la petite moustache et le salut nazi continuent de remplir sa fonction référentielle).
Le mélange de farce et de tragique fait des protagonistes des personnages de foire ; Arturo Ui est un bouffon dans le style élisabéthain, ou de celui du « Volkstheater », le théâtre populaire vers lequel Brecht souhaitait orienter sa pièce afin d’en faire un divertissement. « Dans le grand style », notait-il dans ses « indications pour la représentation », où le burlesque se mêle à l’horreur, le rire à l’effroi.
Le jeu et les effets sont souvent outrés, les comédiens fortement grimés. On gesticule, on parle fort. Sur fond de scène anthracite, les éclairages blafards de François Thouret dénoncent la mascarade, les mines patibulaires, la hideur des projets derrière les épaisses couches de fard. C’est l’impudeur de la politique décomplexée. On songe au grimacier Joker de Batman. On songe à nous, à notre époque, ici, ailleurs…
Fulgurante ascension
La metteure en scène semble devoir penser qu’il n’est plus temps de finasser avec les dangereux idéologues, complotistes et diffuseurs de fausses nouvelles. Les grossiers artifices dont ils usent sont ceux-là mêmes qu’elle emploie pour les pourfendre, les désigner pour ce qu’ils sont : de sinistres clowns. Il y a urgence. Le miroir qu’elle nous tend, nous alarme, nous effraie, nous secoue soudain. L’imposture est flagrante. Pourtant, l’ascension de Ui se poursuit à bons pas, puis au pas de l’oie, appris auprès d’un vieil acteur ivrogne et ridicule (Michel Vuillermoz).
Des panneaux, tenus à bout de bras par les comédiens, en scandent régulièrement les méfaits. Le procédé du « carton », emprunté au burlesque américain dont Brecht se régalait autant que des longs-métrages de gangsters auxquels Ui doit son modèle (Little Caesar et Scarface, eux-mêmes inspirés d’Al Capone), est d’un utile apport pédagogique. Lequel permet une double lecture constante de la pièce. Le Reichstag est incendié (1933)… Parodie de procès, nuit des longs couteaux ; Hindsborough/Hindenburg à l’agonie, Roma/Röhm et Dollfoot/Dollfuss assassinés, bientôt l’Anschluss (1938)…
Ultime avertissement
Sur la grande toile d’araignée, les êtres malfaisants déploient leur pouvoir et dévorent leurs proies, disparaissent puis resurgissent par une trappe. Plus avides, plus coriaces, plus puissants. Mais d’où vient que ces amples mouvements de prédation, autant que les discours de propagande et la théâtralité des hommes en chemises brunes à la tribune, tout cintrés de fascisme respectable, nous inquiètent tant ?
À l’heure sinistre des tensions et de la – résistible ! – montée des extrémismes, la pièce de Brecht nous adresse un précieux avertissement. Jouée ici et maintenant, à la Comédie-Française (ou comme ce fut le cas récent au théâtre des Gémeaux à Sceaux), elle apparaît d’une effroyable actualité. D’autres propositions de lecture et de mises en lumière du texte sont assurément à venir.
« Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. » Prémonition ? Lucidité ? Fatalité ? Que faire, que penser d’un discours tel que celui, complotiste et antisémite, prononcé le 15 mars dernier par le premier ministre hongrois Viktor Orbán ? Les derniers mots de la pièce de Brecht devraient-ils encore avoir raison ? Auraient-ils vocation à devenir proverbe ?
Philippe Leclercq
• Du 27 février au 21 mai, à la Comédie-Française (salle Richelieu), à Paris.
Un article très intéressant.
J’ai hâte de découvrir cette nouvelle adaptation !
Bonne journée,