La Salle des profs, d’İlker Çatak : prise au piège

Dans un collège de Berlin, Carla enseigne les maths et l’EPS avec dévouement. Quand une série de vols survient en salle des professeurs, elle décide de mener son enquête. C’est le début d’une catastrophe qui va lui faire perdre le contrôle.
Par Inès Hamdi, professeur de lettres au collège Victor-Hugo à Noisy-le-Grand (93)

Dans un collège de Berlin, Carla enseigne les maths et l’EPS avec dévouement. Quand une série de vols survient en salle des professeurs, elle décide de mener son enquête. C’est le début d’une catastrophe qui va lui faire perdre le contrôle.

Par Inès Hamdi, professeure de lettres au collège Victor-Hugo à Noisy-le-Grand (93)

Depuis quelques mois, le genre du film scolaire prend un nouveau tournant. D’Un métier sérieux (Thomas Lilti) à Pas de vagues (Teddy Lussi-Modeste), en passant par Amal, un esprit libre (Jawad Rhalib), nombreux sont les réalisateurs qui s’attachent à dénoncer les injonctions contradictoires qui pèsent sur les enseignants. En France, le mouvement #PasDeVague, initié en 2018 sur les réseaux sociaux, allait dans ce sens. Et depuis ? La vague de souffrance a enflé.

L’Allemagne, souvent citée comme grand modèle socio-économique, est marquée, elle aussi, par un malaise scolaire profond et des dérives institutionnelles dont La Salle des profs se fait le relais[1]. En resserrant les enjeux du film sur le motif de la confusion du personnage principal, le cinéaste allemand met en scène l’effet catalyseur du cadre scolaire sur une situation banale, un vol.

Le film étourdit par son scénario de crise et un dispositif formel ultra-dynamique : la caméra à l’épaule tutoie les panoramiques qui font bouger les corps et les regards. Leonie Benesch, dans le rôle de Carla, est époustouflante en enseignante écartelée entre son idéal d’égalitarisme et la désillusion violente qui la frappe après un pas de côté. En effet, pour élucider l’affaire de vols à répétition, elle emploie des moyens douteux qui la font sortir du droit chemin et rentrer dans un engrenage fatal pour sa vision de la pédagogie et ses relations aux autres.

L’actrice relève le défi de jouer la transition d’un personnage contenu, qui intériorise ses émotions (de gré ou de force), à l’éclatement qui fera littéralement trembler les murs de sa salle. L’une des séquences clé du film dialogue avec d’autres films scolaires comme le Detachment, de Tony Kaye, qui dépeignait, il y a plus de dix ans déjà, des professeurs martyrisés par un système américain exsangue. Souvent, à la fin de tels récits, le professeur perd la bataille face à l’institution, mais (re)trouve sa place dans la classe par le biais de la souffrance qu’il partage avec ses élèves.

Surveiller et punir

L’une des singularités de La salle des profs vient de son esthétique semblable aux panoptiques de Michel Foucault. La photographie est marquée par des tons extrêmement froids : la luminosité, naturelle, renforce paradoxalement ce sentiment d’emprisonnement, l’étau peu à peu se refermant sur Carla. Le piège ne cible pas que l’enseignante : il s’abat aussi sur un de ses élèves, jeune garçon doué qui hurle à l’injustice frappant sa mère, personnel de l’administration aux intentions troubles.

L’ensemble confère une dimension clinique, mais aussi carcérale à un film qui amalgame les genres. Plus qu’un drame, La Salle des profs se rapproche du thriller. Le spectateur est maintenu en haleine jusqu’à l’asphyxie par un suspens jamais vraiment calmé. La dimension policière est renforcée par la part accordée aux écrans qui agissent comme des éléments perturbateurs au sein du récit. C’est un ordinateur qui enregistre le vol, ce sont des smartphones qui captent la parole de Carla qui va être déformée par la suite. Les écrans défilent, enregistrent, surveillent et… punissent ! Ils sont les nouveaux élèves agitateurs des salles de cours.

Pédagogie de terrain

La Salle des profs a enfin le mérite de prendre le parti de l’authenticité dans sa manière de mettre en scène les actions pédagogiques de cette enseignante chevronnée. İlker Çatak rend compte avec justesse des gestes professionnels des enseignants qui procèdent souvent par tâtonnement. Or, l’hésitation et l’apprentissage exigent un temps qui met souvent en difficulté la mise en scène cinématographique, laquelle aspire à vitesse narrative en condensant le propos. C’est pourquoi la pédagogie est fréquemment caricaturée, voire tordue, au profit d’un discours tantôt idéaliste, tantôt pessimiste, porté par des figures souvent peu crédibles et en décalage avec la réalité.

Signe des temps : les cinéastes sont de plus en plus attentifs à ce qui se passe réellement sur le terrain de l’école. Dans La Salle des profs, le spectateur assiste ainsi à une sorte d’artisanat pédagogique où les cours de Clara sont ritualisés, où la gestion de classe est calibrée (ici, la parole est régulée par des frappements de mains), où l’enseignante réfléchit à toutes les manières possibles d’impliquer des élèves (elle passera notamment par un Rubik’s Cube pour rendre tangible l’abstraction mathématique).

Le réalisateur évite lestement l’écueil de la complaisance aveugle avec son personnage : si les élèves se révoltent contre elle, c’est parce que Clara n’a pas suffisamment pris en compte le fait qu’ils aient grandi. Il interroge aussi les contradictions de son personnage. Le refus est un moteur scénaristique qui aura cours jusqu’à la fin du film : dire non à la maltraitance sociale, dire non à l’arbitraire, dire non à l’injustice qui touchent conjointement adultes et enfants.

Auréolé de nombreux prix aux Deutscher Filmpreis (l’équivalent des Césars et des Oscars en Allemagne), le film a coiffé au poteau des œuvres saisissantes comme A l’Ouest rien de nouveau et Les Nuits de Mashhad. En lice pour les Oscars dans la catégorie du meilleur film étranger, La Salle des profs semble avoir résonné avec une grande partie d’un pays qui a mal à son éducation. Le film se présente, selon les aveux du réalisateur, comme « un miroir de notre société ».Cette déclaration pourrait paraître éculée, mais c’est aller contre une réalité tangible : celle de l’école comme microcosme de notre monde. Le miroir ne cesse d’être tendu, toujours avec plus de justesse, aux institutions, aux citoyens… À travers une figure d’enseignante authentique et presque modèle, il vient interroger la responsabilité collective.

I. H.

Pour aller plus loin : un dossier pédagogique concocté par l’équipe du site Zéro de conduite et dans lequel se trouve un entretien très fourni du réalisateur : https://drive.google.com/file/d/1mnzyN8AhYMwArY9wKNgHvdDXeXi9EAeN/view

Notes

[1]Cet article du Courrier International synthétise une enquête récente parue dans le grand magazine Der Spiegel. Il y qui pointe la crise qui touche l’éducation en Allemagne et dont les plaies semblent jumelles des nôtres.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Ines Hamdi
Ines Hamdi