L’agrégation découvreuse de « nouveaux » classiques ?
« Mauprat », de George Sand : un roman à étudier en classe de seconde

Il arrive que le programme de l’agrégation de lettres remette à la page des textes sinon oubliés, du moins plus « confidentiels » que les titres présumés exemplaires de l’œuvre de tel ou tel représentant du patrimoine littéraire français. Ce fut le cas, par exemple, en 2019, avec Le Cousin Pons, d’Honoré de Balzac. Cette année, c’est Mauprat, de George Sand, que l’on relit.
On peut se demander si ces redécouvertes sont susceptibles d’induire un élargissement du spectre des œuvres enseignées au lycée.

De l’agrégation au baccalauréat

La pièce de Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, au programme de l’épreuve anticipée de français pour l’année 2020-2021, figurait dans la liste des œuvres programmées à l’agrégation de lettres modernes en 2012. Il ne s’agit pas là, bien sûr, d’une coïncidence, ainsi que viennent le confirmer plusieurs œuvres rattachées à des objets d’étude de la classe de première. Ainsi, pour ce qui concerne les voies générale et technologique, on remarquera, par exemple, que Les Fausses Confidences de Marivaux étaient au programme de l’agrégation en 2019, Les Contemplations de Victor Hugo en 2017, les Lettres persanes de Montesquieu en 2014 et les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar en 2015.
Un professeur désireux de faire travailler à ses élèves de première une œuvre anciennement au programme de l’agrégation peut donc, à l’aide d’un simple moteur de recherche, en découvrir les différentes approches critiques.

Flaubert, Sand et les programmes

Les programmes scolaires ont le pouvoir de légitimer les œuvres qu’ils choisissent et d’en faire définitivement des « classiques » (œuvres étudiées dans les classes). À l’inverse, sortir des radars programmatiques peut s’apparenter à une forme tacite de déclassement. De ce point de vue, la réception « scolaire » du tandem Gustave Flaubert / George Sand est exemplaire. D’un côté, le représentant le plus accompli du roman « moderne » ; de l’autre, une romancière et nouvelliste éminemment populaire à son époque. L’ironie de l’un contre l’empathie de l’autre ; l’ambiguïté narrative contre le romanesque fédérateur : tout semble opposer, en termes d’ambition littéraire, les deux auteurs, alors même, correspondance à l’appui, qu’ils étaient unis par une amitié véritable.
Mais, si Madame Bovary reste incontournable pour aborder en classe de seconde le roman du XIXe siècle, le roman sandien, qui connut son heure de gloire dans les programmes de la fin du XIXe au début du XXe siècle, en a depuis pratiquement disparu. Au mieux, La Mare au diable parvient-elle encore à se frayer un chemin dans les manuels de collège, comme si, implicitement, la bonne dame de Nohant se trouvait définitivement cataloguée parmi les auteurs pour enfants.
Sans espérer naïvement que la programmation de Mauprat à l’agrégation de lettres braque durablement les projecteurs sur une œuvre injustement oubliée, il est néanmoins vraisemblable que, au fil des colloques et articles, celle-ci bénéficiera d’un regard renouvelé.

Gravure de Delaville d’après Tony Johannot pour
les Œuvres illustrées de George Sand, Hetzel, 1852

« Mauprat », nouveau classique ?

Qu’aurait donc ce Mauprat que les programmes scolaires ont si longtemps tardé à redécouvrir ? Disons-le d’emblée : une force romanesque absolue. Une jeune femme se retrouve dans un terrifiant château, gothique à frémir, repère de l’infamie et de l’orgie : la « Roche-Mauprat », où elle est confrontée aux fils Mauprat, famille de la pire lignée, et offerte au plus jeune, Bernard.
Pour ce qui est des entrées en matière, George Sand sait y faire. Elle se sait beaucoup lue, très attendue par ses fidèles lecteurs, d’où sa volonté d’entrer sans tarder dans le vif du sujet en créant une situation initiale sous tension. Ce dont elle s’acquitte avec d’autant plus de maîtrise narrative qu’elle accorde au jeune Mauprat, devenu un vieil homme, d’être le dépositaire de cette singulière histoire d’amour, qu’il relate dans un récit-cadre. À la jonction du conte et du récit d’apprentissage, et comme souvent chez George Sand, Mauprat pourrait s’apparenter à ces histoires que l’on racontait à la veillée avec l’intention de captiver l’auditoire.
« Dans mon enfance, fait-elle dire à son narrateur dans l’incipit, j’ai placé le nom de Mauprat entre ceux de Cartouche et de la Barbe-Bleue, et […] il m’est souvent arrivé alors de confondre, dans des rêves effrayants, les légendes surannées de l’Ogre et de Croquemitaine avec les faits tout récents qui ont donné une sinistre illustration, dans notre province, à cette famille des Mauprat. »
Et le récit de se dérouler, mettant en scène la transformation d’un homme rendu mauvais par l’éducation malsaine reçue de ses aînés, mais dont la bonté foncière n’a pas été totalement anéantie. Il renoncera ainsi à perpétrer le viol espéré par ses oncles. C’est là une nette démarcation entre Flaubert et Sand. En effet, cette dernière croit aux vertus du souffle romanesque autant qu’elle croit en ses personnages, au point d’interpeller son ami sur le sujet :
« Ne prends pas la vertu vraie pour un lieu commun en littérature. Donne-lui son représentant, fais passer l’honnête et le fort à travers ces fous et ces idiots dont tu aimes à te moquer. Montre ce qui est solide au fond de ces avortements intellectuels ; enfin, quitte le convenu des réalistes et reviens à la vraie réalité, qui est mêlée de beau et de laid, de terne et de brillant, mais où la volonté du bien trouve quand même sa place et son emploi » (lettre à Gustave Flaubert, 15 janvier 1876).

Nino Costantini (Bernard de Mauprat) dans le Mauprat de Jean Epstein (1926)
© Cinémathèque française

Bernard de Mauprat versus Cyrano

Bernard de Mauprat a quelque chose du Cyrano de Rostand. Sans être laid, certaines caractéristiques de son portrait physique et de sa posture lui confèrent une apparence brute et donc a priori inconciliable avec la beauté pure d’Edmée, cette lointaine cousine qui lui est offerte.
« Cette femme était belle comme le jour. Je ne crois pas que jamais il ait existé une femme aussi jolie que celle-là. Ce n’est pas moi seulement qui l’atteste ; elle a laissé une réputation de beauté qui n’est pas encore oubliée dans le pays. »
Pour autant, au contraire de Cyrano, Bernard ne cherche pas à dissimuler son amour. Bien au contraire, son défi, c’est de le rendre possible. En ce sens, Mauprat s’apparente à un roman de formation. Pour se faire aimer au grand jour, Bernard devra apprendre à s’humaniser, à s’intellectualiser, voire à se poétiser : bref, devenir autre que ce qu’il est devenu en tant que spectateur plus ou moins complaisant des forfaits de sa lignée. Quoi de plus romanesque que ce « pitch » nourri de l’idéalisme sandien (et quoi de moins flaubertien !) ?
« Moi qui suis habituée à m’interroger sur toute chose et à me gouverner moi-même, comment voulez-vous que je prenne pour maître un homme soumis à l’instinct et guidé par le hasard ? », lui lance Edmée.
Elle n’acceptera de s’engager à ses côtés que s’il lui donne la preuve durable de sa conversion à la bonté. Sur un plan moral, l’affaire est, certes, louable, mais la critique est plus prompte à louer le réalisme sans illusion d’un Flaubert. C’est sans doute aussi ce qui explique le désamour dont est victime George Sand depuis quelques décennies. Mauprat est, en outre, un roman de la fidélité, ce dont son auteure ne se cache pas, comme l’atteste sa préface du 5 juin 1851.
« Je fis donc le héros de mon livre proclamant à quatre-vingts ans sa fidélité pour la seule femme qu’il eût aimée. »

Le romanesque absolu d’un « sur-roman »

Gravure de Delaville d’après Tony Johannot pour
les Œuvres illustrées de George Sand, Hetzel, 1852

L’anticonformisme essentiel de George Sand la garantit néanmoins contre toute candeur. De plus, en romancière experte, elle sait user des ingrédients nécessaires à la diffusion de son message, et notamment l’aventure, puisque Bernard, persuadé qu’Edmée finira par lui préférer son rival M. de la Marche, décide de s’enrôler avec La Fayette dans la guerre d’indépendance des États-Unis.
Si certains exégètes ont pu affirmer que Flaubert écrivait en haine du romanesque, c’est l’option contraire qui semble animer George Sand. Le romanesque lui apparaît, en effet, comme un champ infini, tant sur le plan de l’imaginaire que de la transmission de ses idées. En l’occurrence, et cette intertextualité ne manquera pas d’intéresser les professeurs de lettres, la rééducation de Bernard se fait à travers les écrits de Rousseau. Edmée a lu et relu Julie ou la Nouvelle Héloïse ; l’ermite Patience, qui va servir de mentor aux deux jeunes gens, est inspiré du Contrat social ; tandis qu’Arthur, l’ami rencontré en Amérique, herborise sans cesse, à la manière du « promeneur solitaire ». En somme, comme le fait judicieusement observer Naomi Schor, « la grande différence entre les histoires d’amour de Sand et de Flaubert, c’est que chez elle […] la quête de l’amour idéal est inséparable d’une aspiration vers un monde meilleur ».
Dans une classe de seconde, il peut être extrêmement productif, du point de vue de l’histoire littéraire et de l’esthétique de la réception, de remettre en perspective le fait que le roman populaire, qui a connu un fort essor au XIXe siècle, ne relève pas de la « sous-littérature ». Loin d’être un antiroman, Mauprat serait plutôt un « sur-roman » en ce qu’il ne renonce à aucun des possibles du genre. Le procès de Bernard, dernier grand rebondissement du récit – il risque l’échafaud – ajoute encore une facette, judiciaire cette fois, à une histoire pleine et entière.
Les programmes d’agrégation et le concours lui-même n’ont pas toujours bonne presse, d’aucuns les associant à un ordre ancien. Il n’est pas question ici d’entrer dans ce débat, juste de rappeler la nécessité de renouveler les corpus des œuvres du patrimoine afin de transmettre une vision plus juste de l’histoire littéraire.

Antony Soron,
INSPÉ Sorbonne Université

Bibliographie

George Sand, Mauprat, Gallimard, « Folio classique », réed. 2020.
Naomi Schor, « Idéalisme », in Dictionnaire de la littérature française, Denis Hollier dir., Bordas, 1993.

Webographie

Sur Mauprat :
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1994_num_24_85_6245
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01523883/document

Antony Soron
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