« Le Capital au XXIe siècle », de Justin Pemberton et Thomas Piketty
Comme chacun sait, il y a deux types d’élèves comme de gens : les sérieux, les studieux, les bosseurs, et les autres.
Les premiers (les gens, pas les élèves) furent, à l’époque, environ deux millions et demi à se lancer dans son imposante lecture ; les autres, heureux attentistes, se voient aujourd’hui proposer une séance cinématographique de rattrapage (les premiers pourront toujours réviser) des leçons du Capital au XXIe siècle (Seuil), le colossal essai d’économie politique que Thomas Piketty consacra en 2013 aux inégalités à travers le monde et l’histoire moderne.
Best-seller
« Un succès planétaire », clame sans risque d’exagération le bandeau de l’éditeur qui, toujours en bonne place sur les tables des librairies, en ceint le bel embonpoint (près de mille pages, tout de même). Un triomphe, y compris aux États-Unis (un cinquième des ventes totales), qui valut à son docte auteur d’être reçu partout dans le monde comme une rock-star, de se voir tirer le portrait dans le New Yorker et d’être même invité à la Maison blanche par les conseillers économiques du président Obama…
À l’appui croisé de l’histoire, de la sociologie, des sciences politiques mais également du roman comme vivier d’études (Honoré de Balzac, Jane Austen, etc.), le best-seller fustige la perpétuation patrimoniale, l’accentuation des inégalités économiques, l’injustice fiscale et les perversités du système libéral à l’avantage des plus riches. Ou comment le capital de ces derniers, experts dans l’art de se soustraire à l’impôt, croît toujours plus et plus vite dans le monde.
Pourquoi le cinéma ?
Le phénoménal engouement pour Le Capital au XXIe siècle qui, on l’a compris, dépasse de loin le cercle restreint des experts, méritait bien un film. Et l’espoir pour Thomas Piketty, que le projet du documentariste néo-zélandais Justin Pemberton convainquit rapidement, d’élargir son audience. « Je crois à la langue des sciences sociales, déclare le célèbre économiste, directeur d’études à l’ÉHÉSS et professeur à l’École d’économie de Paris, mais j’estime aussi qu’elle est insuffisante et qu’elle doit être complétée par le langage des romans, de la BD, de la culture populaire, de l’art en général. » L’image est pour lui un excellent moyen de toucher un public différent, et d’offrir pour l’occasion une sorte de complément, ou si l’on préfère, une introduction à rebours de son livre.
Pour en faire tenir la nombreuse pagination en moins de deux heures, Piketty a procédé à un gros travail de synthèse et de clarification. Le scénario, nécessairement historique dans sa première partie, évite l’écueil de la surcharge statistique et des pesantes conférences. Le résultat est classique. Le film convoque la parole d’éminents spécialistes (Joseph Stiglitz, Gabriel Zucman, Francis Fukuyama, etc.), en alternance avec des images d’archives, de publicités, de vidéo-clips, de dessins animés et de cinéma (Les Raisins de la colère de John Ford, Wall Street d’Oliver Stone, Les Misérables de Tom Hooper, etc.). En dépit de la gravité du sujet, l’humour n’est heureusement jamais exclu, la musique et le montage, parfaitement raccord avec les références à la culture pop.
Au cœur du film, une séquence éclaire de manière singulière (édifiante) les mécanismes expliqués par Piketty. Elle met en scène Paul Piff, chercheur en économie et en psychologie comportementale à l’Université de Californie (à Irvine). Au cours des nombreuses parties truquées de Monopoly (à l’avantage de certains joueurs tirés au sort et parfaitement informés) qu’il organise dans le cadre de son travail d’études sur la reproduction des inégalités et leurs effets sur les comportements, celui-ci a fait la preuve de l’attitude de domination et de la perte d’empathie des vainqueurs (dévoreurs des bretzels posés sur la table…) face à la perte de confiance et de tonus des perdants. Oubliant les avantages offerts par le hasard, les gagnants sont à la fin persuadés d’être les meilleurs et de mériter leur bonne « fortune ».
À l’heure de l’après-crise sanitaire et du marasme économique annoncé, la question de la taxation des plus fortunés (et en particulier le rétablissement de l’ISF qu’Esther Duflo, pris Nobel d’économie 2019, jugeait pour sa part « raisonnable » en mai dernier) se pose de manière accrue, et remet les thèses de Piketty au cœur du débat. Ne le manquons pas. Faire contribuer les 1 % des plus riches Européens à hauteur d’une taxation progressive et momentanée (seulement ?), comme le suggèrent Gabriel Zucman et Emmanuel Saez, dans le but d’assurer le remboursement des dettes mutualisées ou d’abonder un fonds commun d’urgence, ne serait-ce pas là un bon signe de solidarité à donner pour le monde-d’après ?
Philippe Leclercq