Le casse-tête de l’évaluation des enseignants
La question est récurrente, mais elle vient d’être réchauffée par le gouvernement au point de provoquer, le 15 décembre, un mouvement de protestation : comment évaluer de manière juste les professeurs de l’enseignement secondaire ?
Question induite elle-même par une évidence et un constat : il est nécessaire de procéder à une telle évaluation, dans l’intérêt de l’enseignant, des élèves et de l’institution, c’est là l’évidence.
Mais l’évaluation, telle qu’elle se pratique aujourd’hui et depuis une soixantaine d’années (à partir de deux notes, l’une « pédagogique », l’autre « administrative ») n’est ni adaptée ni efficace, c’est le constat.
Pourquoi évaluer ?
Est-il réellement nécessaire d’évaluer les professeurs, de niveau équivalent, recrutés démocratiquement à partir de concours nationaux exigeants et exerçant des tâches similaires sur tout le territoire ? On s’accorde généralement à donner à cette question une réponse positive car :
• L’évaluation est essentielle dans l’évolution de la carrière de l’enseignant. Le rythme de son avancement, selon une échelle indiciaire variable en fonction du grade, repose sur cette évaluation obtenue par la somme des deux notes. En effet, l’avancement « à l’ancienneté », égal pour tous et régulier, peut être remplacé ou accéléré par un avancement « au choix » qui permet de raccourcir les paliers des indices. Cet avancement, plus ou moins rapide (du simple au double) a évidemment des incidences sur le salaire ;
• Elle doit théoriquement permettre de favoriser les « bons » professeurs dans leur déroulement de carrière : mouvement géographique, nomination dans certains établissements prestigieux, attribution de certaines classes telles, en particulier, les classes post-baccalauréat ;
• Elle a également pour but d’encourager les enseignants « mal notés » à prendre la mesure de leurs faiblesses et à chercher à les corriger par une remise en cause personnelle, une pratique de formation continue, un travail psychologique sur leurs aptitudes, le tout en collaboration avec la hiérarchie ;
• L’évaluation est une pratique généralisée dans la plupart des professions et, pour ce qui est de l’enseignement, elle est en usage dans tous les grands pays démocratiques et souvent de manière plus rigoureuse.
Un système à bout de souffle
Le dispositif actuel, tel qu’il se pratique en France, semble toutefois ne plus convenir, les deux composantes du système, ayant, au fil du temps révélé leurs insuffisances.
• La note pédagogique
Elle est attribuée, sur des critères strictement « pédagogiques », par la personne compétente, à savoir l’inspecteur, qui sera « général » (c’est-à-dire national) dans quelques cas, « régional » le plus souvent. Or :
• Le nombre limité des inspecteurs impose un rythme de visite trop espacé : six à sept ans en moyenne (les inspecteurs généraux sont, au mieux, une douzaine par discipline, ils sont deux ou trois par académie pour les « régionaux »). Il n’est pas rare qu’un professeur, dans toute sa carrière, ne voie un inspecteur que trois à quatre fois ;
• Le déroulement de l’inspection n’est guère significatif, l’inspecteur n’assistant, le plus souvent, qu’à une seule heure de cours sur laquelle il doit se faire une idée des compétences professionnelles et académiques du professeur ;
• La visite de l’inspecteur est annoncée et programmée (les syndicats sont très attachés à cette règle), ce qui permet au professeur de préparer une séance « sur mesure » qui n’est pas forcément le vrai reflet de son enseignement. Des professeurs défaillants voire médiocres peuvent, face à l’inspecteur, faire illusion et échapper à toute sanction.
• La note administrative
Elle revient au chef d’établissement (principal ou proviseur) qui, sans juger des compétences académiques de son enseignant, évalue chaque année son « assiduité » et son « rayonnement ». Or :
• Si l’assiduité est une notion relativement aisée à vérifier (encore que diverses situations, comme le temps partiel ou la santé, doivent être prises en compte), il n’en est pas de même pour le « rayonnement », thème assez flou aux interprétations variables ;
• Les chefs d’établissements, dans l’ensemble, sans forcément verser dans la démagogie, préfèrent, pour ne pas indisposer leur personnel, distribuer des notes clémentes, voire bienveillantes et ont tendance à augmenter systématiquement cette note d’un demi-point chaque année ; après quelques années dans le poste, le professeur arrive à une note « plafond » sans grande signification ;
• Le volant de notes distribuées par le chef d’établissement ne s’étend pas de 0 à 20, comme on pourrait le penser, mais… de 15 à 20. Car il paraîtrait indécent d’attribuer moins de 15 à un enseignant dûment diplômé, parfois aguerri ; le poids relatif de la note s’en trouve fortement réduit.
Quelle réforme ?
Même dessiné à grands traits, comme ici, le système révèle des imperfections qu’il est souhaitable de corriger. Le métier d’enseignant a changé, le fonctionnement professionnel ou relationnel aussi, et il ne paraît pas inconséquent de repenser une évaluation. Le gouvernement peut donc être justifié dans son désir d’engager une réforme. Mais, précisément, quel type de réforme ? La mesure la plus équitable serait de renforcer le rôle des inspecteurs, en multipliant leurs interventions dans les établissements pour faire d’eux des référents proches et disponibles. Une telle mesure supposerait un recrutement massif d’inspecteurs, alors que dans certaines disciplines celui-ci est déjà difficile, sans parler de la totale reconsidération de leurs missions.
Reste l’autre voie, moins coûteuse : investir de plus de pouvoirs le chef d’établissement qui, pour le coup, deviendrait, conformément à ce que voudrait une tendance actuelle, un chef d’entreprise.
L’objection saute aux yeux : les proviseurs ou principaux ne disposent pas, en règle générale, des qualités professionnelles leur permettant de juger leurs professeurs. Un ancien agrégé d’histoire devenu proviseur aura du mal à percevoir les lacunes ou les réussites de son enseignant de physique ou de SVT. Le professeur d’éducation physique et sportive reconverti en principal de collège ne possède pas forcément les éléments permettant d’évaluer le professeur de français ou de mathématiques.
Sauf à imaginer des chefs d’établissement au savoir encyclopédique – ce que ne confirme pas vraiment la tendance actuelle du recrutement de ce corps.
La panacée de l’auto-évaluation
Le projet actuel propose une troisième voie que les syndicats, dans leur quasi unanimité trouve peu acceptable : celle de l’auto-évaluation par l’enseignant lui-même.
Il appartiendrait au professeur, selon des modalités qui restent à préciser, de procéder, à intervalles réguliers (tous les trois ans par exemple) à un bilan de son enseignement : combien de succès au brevet, au baccalauréat, aux grandes écoles ? Sous quelle forme a-t-il complété sa formation ? De quels élargissements pédagogiques peut-il être crédité ? Quelles initiatives personnelles ? Quelle implication dans la vie de l’établissement ? Une fois réunies, ces données seront débattues avec le chef d’établissement – qui retrouve là un rôle accru – en vue d’une évolution de carrière.
L’idée, auquel le ministère semble tenir, n’a rien de fondamentalement choquant, mais, d’une part, elle mérite d’être discutée et clarifiée, d’autre part, elle ne peut, à elle seule, offrir une solution idéale – et les réticences syndicales le montrent.
On ne pourra pas faire l’économie d’une vraie vérification professionnelle, régulière et sérieuse, opérée par des professionnels de la discipline (inspecteurs, chargés de mission, professeurs chevronnés, jeunes retraités volontaires…). On butera toujours sur la subjectivité et les limites du chef d’établissement, accepté dans sa fonction (pas toujours facile) de gestionnaire, contesté dans sa prétention à régenter les méthodes ou les contenus des enseignements disciplinaires.
Que faire ? Une promotion au « grand choix » est offerte à qui apportera une solution capable de concilier toutes les exigences.
Yves Stalloni