« Le Crâne de mon ami », d’Anne Boquel et Étienne Kern : quand la littérature nourrit l’amitié
De l’Antiquité, quand le poète latin Horace se désolait déjà devant la « race irritable des poètes », jusqu’à nos jours, alors que le cinéaste Olivier Assayas évoque, dans Doubles vies, les relations houleuses entre éditeurs et auteurs parisiens, les écrivains semblent voués entre eux à la mésentente, aux conflits, voire à l’hostilité. C’est ce qu’ont décrit Anne Boquel et Étienne Kern dans un précédent ouvrage intitulé Une histoire des haines d’écrivains (Flammarion, 2009). Afin, sans doute, de ne pas voir sombrer leurs lecteurs dans une vision trop sombre de la vie littéraire, ces deux professeurs en classes préparatoires nous offrent cette fois (sur le conseil de Michel Tournier, avouent-ils dans leur introduction) des portraits d’écrivains… et néanmoins amis.
Ainsi, Le Crâne de mon ami (Payot & Rivages, 2018), sous-titré Les plus belles amitiés d’écrivains, nous conte-t-il, au fil de tableaux extrêmement vivants, treize histoires d’amitié qui ont marqué la littérature. Treize seulement ? C’est que les deux auteurs n’ont choisi, ainsi qu’ils s’en expliquent, que des écrivains ayant véritablement vécu l’« intensité d’une relation affective », attestée par des sources sûres, ce qui exclue tout ce qui est antérieur au XVIIIe siècle.
Cependant, ces treize paires d’amis nous font tout de même voyager, pendant trois siècles, à travers le monde : en France, bien sûr (Hugo et Dumas, George Sand et Flaubert, Cocteau et Radiguet, Char et Eluard), mais aussi en Allemagne (Goethe et Schiller), en Angleterre (Wordsworth et Coleridge, James et Stevenson, Virginia Woolf et Katherine Mansfield), en Russie (Tolstoï et Tourgueniev), en Afrique noire (Senghor) et aux Antilles (Césaire), du Japon (Mishima et Kawabata) aux États-Unis (Kerouac et Ginsberg), et en Amérique latine (le Colombien García Márquez et le Péruvien Vargas Llosa).
Comment naît l’amitié ?
Comme beaucoup de relations humaines, ces histoires d’amitié « sont nées par la grâce du hasard », affirment les deux auteurs, ajoutant que c’est ce qui contribue à leur beauté. Si Goethe et Schiller n’avaient pas assisté, le 20 juillet 1794, à la même réunion savante à Iéna, si Mario Vargas Llosa et Gabriel García Márquez n’avaient pas atterri, le 1er août 1967, au même moment de deux avions différents à l’aéroport de Caracas, deux histoires d’amitié n’auraient sans doute pas vécu.
Mais le hasard se confond parfois avec une savoureuse méprise : au printemps 1885, lorsque Henry James se présente au domicile de Robert Louis Stevenson, on le prend pour un poseur de moquette, attendu ce jour-là. Quand, en 1919, un valet de chambre annonce à Jean Cocteau qu’ « un enfant » le demande, l’assertion est moins fausse, car Raymond Radiguet n’a alors que seize ans.
Toutefois, ces circonstances hasardeuses ne sont-elles pas toujours plus ou moins guidées par une connaissance préalable, même très superficielle, entre deux écrivains ? Avant de se croiser à Iéna, Goethe et Schiller avaient lu leurs œuvres réciproques et en avaient acquis de l’estime l’un pour l’autre. Avant de se lier, en 1797, Wordsworth et Coleridge s’étaient rencontrés deux ans plus tôt lors d’une réception mondaine et avaient échangé quelques lettres. Bref, l’intérêt se manifeste d’une manière ou d’une autre, que ce soit par la simple curiosité (Ginsberg sonne à la porte de Kerouac parce qu’il désire le connaître) ou par une profonde admiration : c’est le cas de Tourgueniev et Tolstoï, ou de de Mishima qui vénérait Kawabata, le considérant comme son maître.
Mais comment et pourquoi ces premières entrevues débouchent-elles sur une véritable amitié ? Comme souvent, l’explication fait la part belle à l’irrationnel. Une « sorte d’étincelle » se produit quand Goethe et Schiller échangent sur leurs conceptions de la nature en sortant de la conférence d’Iéna. Au retour d’une rencontre avec plusieurs écrivains, en 1866 à Paris, George Sand note dans son agenda que Flaubert lui a semblé « plus sympathique […] Pourquoi ? Je ne sais pas encore ». L’entente peut aussi être instantanée : Ginsberg et Kerouac se découvrent très vite de nombreux points communs ; lorsque Senghor et Césaire se croisent au lycée Louis-le-Grand, en 1931, aussitôt « ils tombent dans les bras l’un de l’autre ». Mais, à côté de ces coups de foudre, se manifeste parfois une maturation plus lente : l’amitié entre Virginia Woolf et Katherine Mansfield « est loin d’être immédiate », car la première trouve la seconde vulgaire ; et il faudra plusieurs visites et échanges épistolaires pour qu’Eluard veuille mieux connaître Char.
En tout cas, qu’elle soit soudaine ou progressive, la naissance d’une amitié, fût-elle aidée par le hasard, ne semble-t-elle pas inscrite dans un destin qui ne peut pas ne pas advenir ? « Nous nous sommes senties obligées de nous rencontrer », avoue Virginia Woolf à Katherine Mansfield.
Comment évolue l’amitié ?
Autant d’amis, autant de formes d’amitié, de la bonne camaraderie à la relation fusionnelle. À travers les treize histoires que nous racontent Anne Boquel et Étienne Kern comme autant de petits romans truffés d’anecdotes, trois grandes évolutions apparaissent cependant.
L’intensification progressive
Il arrive qu’au départ des divergences séparent deux écrivains, dans la nature tant de leurs caractères que de leurs œuvres. Les manières soldatesques du jeune Tolstoï (il revient du siège de Sébastopol) offusquent l’élégance policée de Tourgueniev. La production littéraire de Stevenson et de James est on ne peut plus opposée : le premier invite à des voyages pleins d’aventuriers inquiétants, alors que le second est un subtil analyste des soirées mondaines et des replis du cœur.
Pourtant, un authentique sentiment d’amitié va se faire jour entre eux. C’est que, comme le soulignent les deux auteurs, « l’amitié n’est pas qu’une affaire d’alter ego. Elle est possible malgré la différence. Mieux, elle se nourrit de la différence ». De fait, peu après une polémique au sujet de leurs œuvres respectives, Stevenson propose à James une invitation qui « marque le commencement d’une très profonde amitié qui va durer neuf années ».
Des divergences occasionnelles
Il est plus fréquent, et naturel, qu’une longue amitié connaisse des hauts et des bas. Toutefois, ces aléas n’altèrent que superficiellement la relation, s’ils ne touchent pas les sentiments profonds. En 1833, le lien qui unit depuis quatre ans Hugo et Dumas est mis à l’épreuve par une sombre affaire de plagiat dont le second est accusé sans que le premier ne prenne sa défense : il faudra qu’Hugo soit témoin de Dumas lors d’un duel pour que les deux amis renouent.
Leurs productions littéraires peuvent aussi éloigner deux amis : une dizaine d’années après qu’ils se sont liés, Mishima, le disciple, a accédé à une notoriété qui en fait un people, alors que son maître Kawabata sombre peu à peu dans une sorte de dépression, comme si leur relation s’inversait, distendant leur complicité.
De fréquentes divergences politiques peuvent apparaître. La républicaine George Sand croit au progrès, alors que Flaubert, le pessimiste, persiste dans un conservatisme qui lui fait, par exemple, considérer la Commune avec horreur. Eluard se rapproche du Parti communiste, tandis que Char n’entend soumettre son œuvre à aucune cause. Le modéré Senghor, qui manie le « fleuret », paraît trop timoré au communiste Césaire, partisan du « bazooka ». Vargas Llosa finit par rejeter le communisme au profit du libéralisme, pendant que García Márquez « prône un soutien indéfectible à Castro ».
Des conflits personnels
Plus graves sont les tensions qui minent la relation humaine. Certains tempéraments se supportent difficilement. C’est le cas entre Tourgueniev et Tolstoï, qui renchérissent de provocations mutuelles, aboutissant à des crises de colère et à dix-sept ans de silence total, avant la réconciliation. De même, un fossé se creuse progressivement entre Wordsworth et Coleridge, non seulement à cause de leur concurrence poétique, mais aussi du sentiment d’écrasement et de trahison ressenti par le second face à l’attitude du premier.
La douleur est plus vive encore quand s’installe la jalousie. Cocteau, pour qui l’amitié est « un amour qui se cache », ne supporte pas les conquêtes amoureuses féminines de Radiguet, lequel finit par se révolter. Et les dissensions politiques entre Vargas Llosa et García Márquez masquent un conflit intime plus profond : l’épouse du premier aurait eu une liaison avec le second, ce qui mettra un terme à l’amitié entre les deux écrivains. Parfois, la jalousie se révèle autant littéraire que personnelle : Katherine Mansfield et Virginia Woolf ont toujours été plus ou moins en compétition, au point qu’à la mort de l’auteure de La Garden-Party, celle de La Promenade au phare a d’abord constaté qu’elle avait « une rivale de moins ». Puis, peu à peu, cette froideur cynique a fait place à « un vide, une déception, et enfin un désarroi ».
L’amitié disparaît-elle vraiment ?
C’est la question que l’on peut se poser si l’on considère, par exemple, l’évolution des réactions de Virginia Woolf. Alors qu’on la croit disparue, l’amitié véritable ne subsiste-t-elle pas d’une manière ou d’une autre ?
Ultimes réconciliations
« Ultime » signifie parfois, hélas, post mortem, quand l’ami survivant ne mesure que trop tard ses sentiments. Ainsi, entre Wordsworth et Coleridge, pendant une trentaine d’années, l’amitié a régressé, et leur dernière rencontre s’est soldée par un échec. Pourtant, Wordsworth dira, après le décès de son ex-ami, que ce dernier était « l’homme le plus merveilleux qu’il ait jamais connu ». Et Virginia Woolf découvrira que sa jalousie à l’égard de Katherine Mansfield était en réalité le « revers d’une fascination et d’un attachement extrêmement forts », au point d’être « littéralement hantée par le souvenir de son amie ». Aucune réconciliation n’aura lieu de leur vivant entre Gabriel García Márquez et Mario Vargas Llosa, mais, trois ans après la mort du premier, le second rendra hommage à son œuvre « éblouissante, incroyable, extraordinaire ».
Heureusement, plus souvent, la réconciliation se produit avant la disparition de l’un des deux amis. Après dix-sept ans de silence, Tolstoï écrit à Tourgueniev qu’il n’éprouve plus d’animosité envers lui, si bien que, peu après, les deux écrivains se retrouvent à faire de la balançoire dans la propriété de Tolstoï. Après les différends politiques qui ont séparé Char et Eluard, il faudra la mort brutale de Nusch pour que l’auteur de Fureur et Mystère se rapproche de son ami, faisant tout son possible pour apaiser son chagrin. Alors que les rapports s’étaient considérablement distendus entre Kawabata et Mishima, leurs lettres révèlent cependant « la permanence de l’admiration qu’ils éprouvent l’un à l’égard de l’autre ».
La mort transcendée
Lorsque les deux amis sont restés en bons termes et que la mort les sépare, le survivant prolonge souvent le lien qui les unissait en le sublimant. Si Hugo n’a pu assister à l’enterrement de Dumas, il écrit au fils de ce dernier : « Son âme voit la mienne », et promet d’aller prochainement se recueillir sur sa tombe (ils sont, depuis 2002, réunis au Panthéon). Flaubert, lui, est présent aux funérailles de sa chère George à Nohant, pleurant silencieusement, à l’écart ; peu après, lorsque le fils de la défunte lui propose de publier les lettres qu’elle lui a adressées, le romancier, pourtant si pudique, accepte. James, bouleversé par la mort brutale de Stevenson, écrira à sa veuve : « C’était une des meilleures choses de la vie qu’il fût là ». Quand Senghor meurt en 2001, Césaire, qui a renoué avec lui après des années d’éloignement, le gratifie de plusieurs témoignages d’affection, notamment le poème « Dyali » (terme désignant le poète-diseur africain), dont Anne Boquel et Étienne Kern citent un extrait émouvant.
Le traumatisme de la mort s’avère pire quand c’est le plus jeune des deux qui part le premier. Après la mort de Schiller, Goethe a « l’impression de [se] perdre [lui]-même », puis il tente de surmonter son chagrin de plusieurs façons : il prolonge un poème de son ami, « La Cloche », poursuivant ainsi onze ans d’écriture côte à côte ; plus tard, lors de l’exhumation du corps de Schiller en vue d’une sépulture plus digne, il fait porter chez lui « le crâne de [s]on ami », qui donne son titre à l’ouvrage. Perdant, pour ainsi dire, la raison après le décès foudroyant de Radiguet à l’âge de vingt ans, Cocteau ne pourra l’oublier, au point, une quarantaine d’années plus tard, de dessiner encore son visage de jeune homme. Quant à Kawabata, en apprenant que Mishima s’est donné la mort en s’ouvrant le ventre selon le rituel du seppuku, il se borne à déplorer un affreux « gâchis » ; mais, un an et demi après, on le retrouve sans vie dans son appartement : accident ou suicide ? « Quelques jours auparavant, il disait autour de lui que le spectre de Mishima venait le hanter et l’appelait à le rejoindre ».
On voit combien Anne Boquel et Étienne Kern, par l’émotion qu’ils savent susciter autant que par leur érudition, ont l’art de faire vivre ces treize histoires d’amitié entre écrivains. Dès lors, qu’on les trouve sympathiques ou pas, il est finalement difficile de ne pas éprouver une sorte d’affection à leur égard. Ce sentiment de lecteur n’est d’ailleurs guère étonnant, car, comme l’affirment les deux auteurs, « dans l’amitié, les écrivains révèlent peut-être ce qu’ils ont de meilleur : leur tendresse ».
Alain Beretta
• Anne Boquel et Étienne Kern, « Le crâne de mon ami », Payot & Rivages, 2018.