Le discours mémoriel contemporain :
un support pédagogique ?

Centenaire de l’Armistice du 11 novembre 1918, journée souvenir de l’esclavage en mai 2019, panthéonisation de Maurice Genevoix et de Joséphine Baker, hommage aux harkis ou aux victimes du génocide des Tutsi, soixantième anniversaire de la guerre d’Algérie : le premier quinquennat Macron a été émaillé de cérémonies mémorielles. Inflation des mémoires ou politique éducative ?

Par Alexandre Lafon, historien et professeur d’histoire

Centenaire de l’Armistice du 11 novembre 1918, journée souvenir de l’esclavage en mai 2019, panthéonisation de Maurice Genevoix et de Joséphine Baker, hommage aux harkis ou aux victimes du génocide des Tutsi, soixantième anniversaire de la guerre d’Algérie : le premier quinquennat Macron a été émaillé de cérémonies mémorielles. Inflation des mémoires ou politique éducative ?

Par Alexandre Lafon, historien et professeur d’histoire

L’inhumation d’Hubert Germain, dernier compagnon de la Libération, le 11 novembre 2021, au Mont-Valérien, fut largement médiatisée. La cérémonie a donné lieu à deux importants discours mémoriels prononcés à Paris par l’actuel président de la République, d’abord dans la cour des Invalides, puis sous l’Arc de triomphe. Comme d’autres avant lui, Hubert Germain a reçu à sa mort un hommage national, poignante reconnaissance pour une vie au service de la France.

Le quinquennat d’Emmanuel Macron a été l’occasion de nombreuses prises de parole sur les questions touchant à la mémoire collective : centenaire de l’armistice du 11 novembre en 2018, journée du souvenir de l’esclavage en mai 2019, panthéonisation de Maurice Genevoix en 2020 et de Joséphine Baker voici quelques semaines, hommage aux harkis ou aux victimes du génocide des Tutsi au Rwanda en 2021, etc. Le calendrier des anniversaires marquants comme le soixantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie en mars 2022, s’inscrit dans des choix de politique mémorielle suivie par la présidence de la République, dans un contexte général d’inflation des mémoires.

Emmanuel Macron a livré aux Français une trentaine de discours mémoriels depuis 2017, s’attachant à donner une signification contemporaine à des événements passés dont les Français sont appelés à garder le souvenir, parfois douloureux, ou à en retrouver la mémoire. Ainsi, dans ses prises de paroles autour de la colonisation ou du Rwanda, axes forts de sa politique mémorielle, Emmanuel Macron rappelle, au nom des Français, les souffrances des populations victimes des « erreurs » ou de la « trahison » de la France, oublieuse d’une action armée ou diplomatique malheureuse.

Le discours mémoriel se veut plus souvent le rappel d’une histoire commune, soutenue par des héros ou héroïnes posés en modèles de vie et de courage, comme celle de l’académicien, ancien combattant de 1914, Maurice Genevoix, entré au Panthéon en novembre 2020, ou de la résistante Joséphine Baker. Ce rappel des grandes actions et vies exemplaires a pour vocation de fonder un présent et un avenir collectif partagés, mieux compris et pacifié.

À l’image des programmes d’histoire de la IIIe République, le récit exemplaire de héros (plus que d’héroïnes jusqu’à présent) fonde la Nation, c’est-à-dire le sentiment d’appartenance à une communauté, un peuple partageant passé et présent, culture et langue, valeurs et cadre de vie. Avec l’histoire qui passe et les changements sociaux et démographiques qui affectent le pays, les mémoires portées par les familles, les communautés, changent. Et, en parallèle, la question de l’identité de la Nation tant elle agrège des individus d’origines multiples, aux mémoires parfois antagonistes, rassemblés dans un creuset français contemporain.

Le discours de Ouagadougou

Sur la question de la colonisation et de l’esclavage, Emmanuel Macron prononce, à l’université de Ouagadougou, en décembre 2017, un discours mémoriel en forme de programme pour les cinq ans à venir :

« La France entretient avec l’Afrique un lien historique indéfectible, pétri de souffrance, de déchirements, mais aussi si souvent de fraternité et d’entraide […]. Nous avons le choix entre l’envie de nous retrouver ou la tragédie de nous éloigner ».

La mémoire partagée peut ainsi s’ancrer dans une histoire entre la France et d’autres territoires, à partir de l’évocation d’une mémoire commune, positive ou de souffrance. Elle dessine, dans le cas de l’Afrique, l’énoncé d’une relation nouvelle entre les deux pays. Retrouver l’Afrique, c’est aussi pour la France construire un avenir partagé avec les pays africains, nourri d’échanges économiques et culturels capables d’enrichir les deux parties et les populations. Le parcours mémoriel du président actuel sur la guerre d’Algérie, soutenu par le rapport de l’historien Benjamin Stora[1], s’inscrit dans une perspective de pacification des mémoires au profit de la population française multiculturelle dont la démographie témoigne en partie de l’héritage des relations coloniales.

Derrière la convocation de la mémoire ou des mémoires, se cachent cependant des préoccupations contemporaines plus pragmatiques, éléments de véritables « politiques mémorielles ». Elles peuvent poursuivre des objectifs d’abord politiques (ressouder la Nation) ou sociaux (recoller des mémoires antagonistes, les apaiser dans un climat de clivages sociaux profonds) ou bien économiques. Mais surtout, le discours mémoriel dessine les contours de la manière dont se pense (ou devrait se penser) la communauté de destin à qui il s’adresse.

Comme tout discours, les textes évoqués ci-dessus, livrés à un ample auditoire, dans un contexte spécifique, sont écrits avec beaucoup d’attention, force métaphores et autres figures de styles devant captiver et édifier le public visé. Ils ont des objectifs pédagogiques clairs, tout comme les rituels qui les accompagnent. En cela, comme document de littérature politique à visée civique, le discours mémoriel peut être pensé comme un support d’étude dans les apprentissages littéraires ou associés aux sciences humaines.

Les grands discours mémoriels de l’histoire

Les dirigeants politiques, en s’adressant à leur peuple et à la Nation, en portent symboliquement la mémoire collective. Déjà Périclès vante la démocratie athénienne lors de l’inhumation des héros de la guerre du Péloponnèse en rappelant l’œuvre des grands anciens. Les dynasties royales, incarnations de la Nation, ne manquaient pas, dans des textes solennels ou par le biais de leurs chroniqueurs, de rappeler leur filiation avec les Francs ou les Carolingiens.

La mémoire de la « Grande Révolution » se trouve sanctifiée en 1889 par la République à l’occasion de grandes commémorations solennelles. Le discours de Sadi Carnot, alors président de la République, affirme : « Ce que nous sommes, nous le devons à ceux que nous venons de glorifier aujourd’hui. » L’héritage de la Révolution s’inscrit bien dans un siècle façonné par elle : « Aujourd’hui, nous venons contempler dans son éclat et dans sa splendeur l’œuvre enfantée par ce siècle de labeur et de progrès. » La perte de l’Alsace et de la Moselle, après la défaite de 1870, accentue l’importance du souvenir.

Le Souvenir Français est créé en 1887 afin de perpétuer la mémoire des combattants tombés au champ d’honneur et celle des « provinces perdues ». Leur souvenir sera réinvesti au début du XXe siècle dans le cadre de la rivalité des impérialismes européens qui débouchera sur la Grande Guerre. Cette dernière et son bilan humain terrifiant inaugurent la mise en place de politiques mémorielles de grande ampleur fondée sur l’ère du témoin[2]. Elles se construisent sur un rituel commémoratif, des cérémonies solennelles et structurées, durant lesquelles la parole officielle ravive chaque année dans l’espace public, le souvenir des soldats citoyens « morts pour la France » dans les nécropoles nationales ou devant les monuments aux morts communaux.

Effondrement de la mémoire centrale

Après la Seconde Guerre mondiale, le rapport gaullien à la mémoire s’appuie sur celle de la France libre, résistante et combattante. Elle se nourrit de discours, de gestes et de lieux nouveaux (le Mont-Valérien). Elle installe des symboles forts avec la création de l’ordre de la Libération ou la croix de Lorraine. Cette mémoire gaullienne combattante de la France (au-delà de la Nation) sera reprise par nombre de présidents de la République à la suite du général. André Malraux s’en fait le héraut lorsqu’il sanctifie l’entrée de Jean Moulin au Panthéon en 1964, dans un discours resté célèbre.

La cérémonie comme le discours sont pensés comme des actes de mémoire et de transmission : « Sans la cérémonie d’aujourd’hui, combien d’enfants de France sauraient son nom ? » Et Malraux de poursuivre : « Puissent les commémorations des deux guerres s’achever par la résurrection du peuple d’ombres que cet homme anima, qu’il symbolise, et qu’il fait entrer ici comme une humble garde solennelle autour de son corps de mort. »

À partir des années 1980, on assiste à l’irruption puissante des thématiques mémorielles dans l’espace public. Dans sa préface aux Lieux de mémoire, l’historien Pierre Nora souligne « entre mémoire et histoire, ce ‘‘ moment charnière’’ […] où la conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d’une mémoire déchirée ; mais où le déchirement réveille encore assez de mémoire pour que puisse se poser la question de son incarnation[3]. »

L’effondrement de la mémoire centrale coïncide avec le réveil de mémoires largement niées. La mémoire devient un objet d’attention, d’étude ; un enjeu politique dont témoigne la vogue du « devoir de mémoire » apparu à cette période. Le monde combattant s’arcboute alors sur cet impératif mémoriel du souvenir, dans un pays où le récit national, plus que d’autres, s’inscrit dans la mémoire de batailles illustres, de victoires ou de défaites cinglantes.

Les mémoires de la Shoah, de la colonisation et de l’esclavage s’invitent alors dans l’espace public, portées par d’ardents militants. L’injonction mémorielle, aussi légitime qu’elle soit, aussi affirmée, peut, à l’inverse, n’apaiser en rien les mémoires plurielles qui cohabitent dans notre pays, comme le souligne le philosophe Paul Ricoeur. Une véritable « guerre des mémoires[4] » s’empare aussi du pays, dans le paysage social, culturel et politique fragmenté. La place croissante de la question des droits de l’homme, des mémoires individuelles, du multiculturalisme difficilement reconnu ou assumé par la France, impose des combats qui tendent les soubassements sociaux et civiques. Quand ce n’est pas l’antisémitisme qui se rappelle à nos consciences dans ses relents les plus nauséabonds.

Les fonctions de représentation symbolique de la France

Les journées commémoratives et les anniversaires se multiplient alors, délivrant à chaque fois la parole des plus hauts personnages de l’État, dont le premier d’entre eux qui incarne, comme le souligne Patrick Garcia, les « fonctions de représentation symbolique de la France[5] ». Les présidents successifs s’emparent de quelques commémorations clés entre deux discours d’hommage aux soldats français morts lors d’opérations extérieures, ou d’entrées au Panthéon des Grands hommes (et des femmes illustres).

François Mitterrand présidant le bicentenaire de la Révolution en 1989, François Hollande ouvrant le cycle commémoratif du centenaire de la Grande Guerre en novembre 2013, Emmanuel Macron célébrant le quatre-vingtième anniversaire de l’appel du 18 juin en 2020. Depuis la Ve République, le président incarne le pays, ses mémoires, son histoire. Il donne du souvenir et du récit national. La panthéonisation s’inscrit dans l’arsenal de la politique de mémoire mise en œuvre par les différents présidents. Célébrer, c’est « louer hautement » (Littré), donner à voir et à entendre les louanges laïques d’un passé sacralisé.

Les grandes dates mémorielles apparaissent aussi comme des événements marquants utilisés pour construire l’image politique des présidents et les faire entrer dans l’histoire. Jean-Noël Jeanneney a émis d’idée que la réélection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1988 avait pour moteur son souhait de présider les commémorations du bicentenaire et d’en donner la signification aux Français. François Mitterrand prononce finalement deux discours importants le 15 janvier 1988 et le 20 juin 1989, à la Sorbonne puis à Versailles, deux lieux de mémoire nationaux majeurs. Il exprime sa vision de la Révolution et les conséquences de cet acte fondateur, tout en rappelant l’importance de la mémoire.

« La responsabilité particulière de l’homme d’aujourd’hui, du dirigeant politique en particulier, c’est de retenir dans les événements qui ont bouleversé le monde ce qui fonde notre système politique actuel et notre vie publique. » Il répète à deux reprises : « Un peuple sans mémoire n’est pas un peuple libre. » Dans les faits, et dans la tradition radicale socialiste, la Révolution amène la République dans un mouvement national, mais également universel. Mouvement qui reste à achever sur le front de la justice et de l’égalité.

Le discours mémoriel est donc l’occasion de façonner la mémoire collective d’autant de repères du passé, guides pour penser, définir une identité transcendante, un présent partagé. Il dessine un récit national souhaité commun, un imaginaire collectif qui s’inscrit aussi, depuis la IIIe République, dans la continuité des textes scolaires fondateurs d’Ernest Lavisse sur le sens de l’histoire nationale.

Une demande sociale de mémoires parfois antagonistes

Mais ces éléments de récit s’attachent aussi depuis les années 1990 dans un clair-obscur mémoriel. La demande sociale de mémoires parfois antagonistes ou militantes oblige à dire les aspérités, les oublis, pour consolider l’idéal démocratique et national.

Jacques Chirac, récemment élu président de la République, énonce pour la première fois, le 16 juillet 1995, à l’occasion des cérémonies commémorant la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942, la responsabilité de l’État français dans la déportation des juifs durant la Seconde Guerre mondiale. L’accroche du discours est ainsi formulée : « Il est, dans la vie d’une nation, des moments qui blessent la mémoire, et l’idée que l’on se fait de son pays. » L’importance du souvenir est à plusieurs fois évoquée : « Je veux me souvenir que cet été 1942, qui révèle le vrai visage de la  » collaboration « … » Répétée à deux reprises, la formule « Je veux me souvenir » appelle à une re-mémoration collective.

Mais le discours vise aussi à convoquer en parallèle la grandeur de la France résistante : « J’aime à penser qu’un mois plus tôt, à Bir-Hakeim, les Français libres de Koenig avaient héroïquement tenu, deux semaines durant, face aux divisions allemandes et italiennes. » Erreurs reconnues et valeurs réaffirmées : le discours de juillet 1995 vise à mieux mettre en exergue les leçons contemporaines du drame collectif dans un « esprit de vigilance » face aux intégrismes et aux porteurs de haine génocidaire.

Lionel Jospin, en novembre 1998, sur le plateau de Craonne à l’est du Chemin des Dames, ravive le souvenir des « fusillés pour l’exemple » de la guerre 1914-1918. « Épuisés par des attaques condamnées à l’avance, glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir profond », ils « refusèrent d’être sacrifiés ». En cela, le Premier ministre en poste demande qu’ils « réintègrent aujourd’hui pleinement notre mémoire collective nationale. »

Le long discours de Lionel Jospin, sur un lieu de mémoire évité depuis la guerre par les gouvernements successifs, rompt avec le consensus mémoriel au nom de « tous les soldats de la République ». En période de cohabitation, le Premier ministre de Jacques Chirac, futur candidat à l’élection présidentielle de 2002, profite de cette annonce pour remettre en pleine lumière les principes humanistes de la gauche socialiste, retournant le paradigme du poilu héroïque car combattant, en poilu héroïque car souffrant, victime de la barbarie du commandement. Cette demande de réintégration fait alors rapidement polémique, notamment à droite. Certains accusent le Premier ministre de justifier la désobéissance et les mutineries. Comme le souligne l’historien Nicolas Offenstadt, la rupture du discours doit aussi se lire dans le contexte des commémorations du 80e anniversaire de la fin de combats et d’une pacification des mémoires attendues par les Français.

Ce même objectif peut se lire à travers le discours du président Emmanuel Macron sur les harkis, supplétifs de l’armée française durant la guerre d’Algérie. À l’occasion de la réception organisée à l’Elysée en leur mémoire, le 20 septembre 2021, le président de la République a demandé pardon « aux combattants abandonnés, à leurs familles qui ont subi les camps, la prison, le déni ». Comme le souligne l’anthropologue Giulia Fabbiano dans une tribune parue dans Le Monde, cette prise de parole reste avant tout un « geste mémoriel », non un acte de justice ou de vérité historique[6].

Des inflexions, voire des retournements, que certains assimilent à une repentance. Pourtant, d’abord susciter une large union nationale. Le binôme sentiments négatifs et repentance ne peut sans doute pas nourrir le vivre-ensemble, bien au contraire. Mais le « travail de mémoire », enclenché dans l’espace public par la parole présidentielle, permet là encore une rupture mémorielle qui réinvestit un groupe dans la mémoire nationale. Elle doit permettre cette pacification des mémoires qui fait aussi œuvre de pacification sociale aujourd’hui.

D’autres commémorations du souvenir ouvrent des perspectives de controverse, et ne font pas consensus. Le bicentenaire de la mort de Napoléon Ier en 2021 par un président de la République qualifié de « jupitérien » témoigne d’une mémoire clivante. Le contexte national et international se nourrit alors de la question de la cancel culture ou de l’effacement des mémoires (ou de l’histoire) des figures historiques inscrites dans la colonisation ou l’esclavage. La loi de 1802 rétablissant l’esclavage pèse alors sur les commémorations napoléoniennes. Le président dans son discours prononcé le 5 mai 2021 à l’Institut doit justifier d’emblée son choix de commémorer malgré tout au nom de « la volonté de ne rien céder à ceux qui entendent effacer le passé au motif qu’il ne correspond pas à l’idée qu’ils se font du présent. » Pour le président : « Non. Napoléon Bonaparte est une part de nous ». S’adressant aux jeunes générations présentes alors dans le rituel commémoratif : « Vous êtes lycéens, lycéennes. L’institution même du lycée, la forme d’université, nous connaissons parfois la grande école que vous rejoindrez dans les mois ou les années à venir, nous en devons quelque chose à Napoléon. »

Les mémoires sont donc utilisées par le pouvoir politique dans des perspectives multiples. Convoquées régulièrement, elles dessinent les grandes orientations identitaires de la communauté nationale, sous couvert des choix opérés en France par son premier représentant. Il convient de présenter toujours le contexte et le choix des lieux dans lesquels sont prononcés les discours de mémoire. Ils dessinent tous deux les contours de la politique mémorielle poursuivie. La mémoire doit donc se penser comme un objet politique méticuleusement utilisé, à passer au crible de la critique historienne.

Un exemple de support pédagogique : les discours d’hommage à Hubert Germain, dernier compagnon de la Libération.

Au regard de ces quelques réflexions, voici une étude de cas autour des discours prononcés pour célébrer le parcours de vie d’Hubert Germain. Le thème 1 du programme de première de l’enseignement de spécialité histoire-géographie, Géopolitique, sciences politiques « Comprendre un régime politique : la démocratie » se prête admirablement à ce jeu de comparaison.

Emmanuel Macron présida en novembre l’hommage national rendu à Hubert Germain, chancelier d’honneur de l’ordre de la Libération et dernier compagnon de la Libération, décédé le 12 octobre 2021. Il se tint d’abord dans la cour de l’hôtel national des Invalides, puis sous l’Arc de triomphe le 11 novembre et enfin au Mont-Valérien, lieu de son inhumation. Ces trois étapes à forte symbolique dessinent une géographie mémorielle attachée à la France, à la Nation et à la République. L’hôtel des Invalides, construit sous le règne de Louis XIV, était destiné à recueillir les soldats blessés ou vétérans anciens des campagnes militaires. Il reste aujourd’hui attaché à cette histoire militaire (musée de l’Armée, tombeau de Napoléon Ier, résidence du gouverneur militaire de Paris), accueillant encore des soldats ou civils blessés en opération ou à cause d’actes terroristes.

C’est dans la cour des Invalides que se tient l’hommage de la Nation aux grandes personnalités disparues, aux victimes des conflits comme du terrorisme. L’Arc de triomphe, sous lequel repose le corps du soldat inconnu de la Première Guerre mondiale, inhumé en 1921, apparaît également comme un des lieux symboliques de la mémoire combattante. Élevé à la gloire des armées napoléoniennes, il accueille chaque jour une cérémonie en hommage à l’inconnu et à l’armée des citoyens combattants. Enfin, le Mont-Valérien, haut lieu du deuil et de la souffrance de la France combattante, accueille les dépouilles de seize hommes et femmes issus du monde combattant (soldat ou résistant(e)) tombés durant la Seconde Guerre mondiale, inhumés en 1945, puis le 17 juin 1960 à la veille de l’inauguration officielle du mémorial dédié souhaité par le général de Gaulle. Un emplacement était destiné dans la crypte du mémorial au dernier compagnon. Ainsi, Hubert Germain, dernier représentant de l’ordre de la Libération y a pris place le 11 novembre 2021.

À chaque étape, le rituel hérité (cercueil revêtu du drapeau tricolore, sonnerie aux morts, recueillement des drapeaux, Marseillaise) inscrit les cérémonies dans le prolongement des hommages passés. Il est, comme rituel, un temps figé, suspendu, un point de passage partagé qui dit, là encore, quelque chose de valeurs et repères communs : symboles solennels, recueillement, souvenirs mémorables, regard tourné vers un exemple de vie donné à tous. Le cercueil d’Hubert Germain a ainsi été porté sous l’Arc de triomphe sur un char AMX-10 sans tourelle, portant le nom de la bataille de Bir-Hakeim à laquelle il avait participé. Escorté par un détachement de la Garde républicaine, le convoi s’est arrêté devant la statue du général de Gaulle, comme l’avait souhaité Hubert Germain, avant de remonter les Champs-Élysées jusqu’à l’Arc de triomphe où il a été déposé aux côtés de la tombe du soldat inconnu. Au Mont-Valérien, le chef de l’État déposa une croix de Lorraine sculptée dans le bois de charpente de la cathédrale Notre-Dame, à la demande de l’inhumé. Emmanuel Macron s’inscrit dans la geste mémorielle gaullienne.

Sur la forme, les discours prononcés par Emmanuel Macron lors des deux premières stations de l’hommage à Hubert Germain (comme un chemin de croix laïque et combattant) relève d’un exercice de style littéraire balisé, alliant le poids des mots et le travail de la diction. Ils peuvent être comparés avec ceux d’André Malraux lors de la panthéonisation de Jean Moulin ou, sur le fond, à la déclaration de Nicolas Sarkozy en hommage à la mort du dernier poilu, Lazare Ponticelli, le 17 mars 2008. L’utilisation des anaphores par exemple (Nicolas Sarkozy : « Ils avaient 20 ans » ; Emmanuel Macron, le 11 novembre 2021 : « Serions-nous là ») ; des répétitions ou asyndètes (Emmanuel Macron, le 15 octobre 2021 : « La France libre. Paysans, artisans, instituteurs, soldats. », « La France est liberté. La France est transmission »), des comparaisons et métaphores, des allitérations permettent de travailler aisément sur les figures de styles, dont l’usage ici sert à renforcer la portée symbolique d’un texte qui dit une vie exemplaire.

L’accumulation, les répétitions et hyperboles donnent l’impression d’un foisonnement d’images vertueuses. L’usage du parallélisme et de l’emphase épique renforce encore la gradation dans l’exemplarité : « Ils deviennent camarades pour la vie. Ils sont aujourd’hui compagnons d’éternité. » (discours du 15 octobre 2021). Emmanuel Macron utilise des phrases courtes, et détache chacune, usant de longs silences pour laisser à l’auditoire le loisir de méditer sur les valeurs du héros combattant et de ceux qui l’ont accompagné dans son engagement.

Sur le fond des discours se dégagent quelques éléments clés qui dessinent les valeurs portées par le pays à travers la vie d’une de ses plus illustres personnalités. L’exemplarité avant tout : Hubert Germain a été un Français libre exemplaire, qui a donné sa vie pour le pays. En cela, il est « une source d’inspiration pour les enfants de France ». Comme d’autres avant lui ou avec lui, il a choisi de se battre pour une idée de la France. Il est « Des femmes et des hommes [qui] transmettent le flambeau de l’idéal ». L’union ensuite : Hubert Germain a affirmé « le refus des divisons pour l’honneur de la France ». Il est de « nos morts » illustres et anonymes, tous sans distinction possible, visages intemporels de la France.

Tous les destins de l’ordre de la Libération sont ainsi présentés sans distinction comme « enfants de France toujours unis. » Le président reprend les mots du dernier Compagnon : « Nous avions des convictions philosophiques, politiques et religieuses différentes, voire opposées, mais nous avons su nous rassembler pour la cause sacrée de la liberté de notre patrie. Tels étaient ses mots. » L’identité de la France : « La France est liberté. La France est transmission » ; « La France s’est construite sur ces terres, un Etat, une langue, une histoire, une volonté ». Et le président d’évoquer de grands repères d’où jaillit l’idée d’un socle culturel et historique solide et profond. « Reims, Arcole, Chemin des dames », trois éléments de l’identité de la France : la royauté, l’Empire, la République des soldats citoyens, poilus souffrant de la Grande Guerre.

Il est intéressant de souligner comment Emmanuel Macron définit la France. Elle est une terre, un État, une volonté. L’enseignant peut ici aisément faire le parallèle avec le discours d’Ernest Renan Qu’est-ce qu’une Nation ? de 1882 qui a jeté les bases, après la défaite de 1870, de la définition française de la Nation : « un plébiscite de tous les jours ». La « fiction utile » de la nation comme le suggère Pascal Ory dans un essai récent, participe à faire ainsi « tenir debout non seulement un État, mais une société politique.[7] ». Occasion de comparer à l’échelle du monde avec les élèves ou étudiants, les différentes acceptations de ce que c’est de faire nation. Finalement, le chef de l’Etat insiste davantage sur la France que sur la nation, plus intellectualisée.

La France, c’est davantage un rapport charnel, émotionnel à son espace de vie. Comme « amour », elle fut « une cause plus grande qu’eux ». « La transmission comme ciment », enfin. Le rappel du sacrifice consenti d’Hubert Germain doit donc se lire comme un exemple à transmettre. Le rôle du président de la République, premier porteur de mémoire, est de celle-là. Si la mort fait disparaître le témoin, elle doit exalter le témoignage : « Notre tâche sera de poursuivre avec la même ardeur ce combat. Nous le ferons. ». Le président insiste sur cette idée que « la France est transmission », le passage de relais d’un idéal d’une génération à une autre, « les braises ardentes sont dans nos mains ». La mort dont nous témoignons nous oblige.

Là encore, l’enseignant peut aisément rappeler le rôle essentiel de l’école et de l’histoire enseignée dans l’installation de la République en France, et de ses valeurs de transmission d’un passé commun. Et pourquoi ne pas, à ce stade, comparer avec d’autres nations démocratiques leur place respective dans la construction d’une identité politique ?

Revenons pour finir sur la période octobre-novembre 2021 dans laquelle se déploient les deux discours évoqués. À quelques mois des élections présidentielles, le pays est plongé dans un nouvel épisode aigu de la crise sanitaire qui s’invite depuis presque deux ans. La France est alors « en guerre » contre la Covid-19 et fait face à une quatrième vague. Nombre de Français ne souhaitent pas alors connaître une troisième injection de vaccin. En Afrique, la France est également engagée dans une guerre longue contre les groupes terroristes islamistes.

Les thèmes de l’union, de l’engagement de la fraternité s’imposent alors naturellement à l’exécutif comme fil rouge discursif : Hubert Germain, français combattant engagé, résistant, au parcours civique irréprochable dans la République, est présenté comme un exemple à suivre. Pour l’actuel président, c’est aussi un moment clé de partage avec une partie des Français (plutôt de droite), porteurs de ces marqueurs culturels et mémoriels.

Le discours mémoriel en France apparaît ainsi comme un objet pédagogique tout à fait légitime et utile aux apprentissages littéraires, historiens ou civiques. Étudié en lettres ou en histoire, en philosophie (le héros vertu et exemplarité, mémoire et histoire) ou en enseignement moral et civique, il permet un voyage à travers les points de repère mis à la portée d’une communauté nationale qui, ainsi, se met en scène par le biais de son représentant le plus éminent. Il raconte des vies exemplaires (dans le cas d’Hubert Germain, de Maurice Genevoix), mais aussi réintègre dans les mémoires collectives les événements, les groupes, qui en furent exclus ou méconnus. Il dit aussi parfois les erreurs ou les lâchetés. L’étude du rituel, des lieux, de la manière dont les mots sont choisis et prononcés, permet de rentrer dans l’épineuse mais passionnante dialectique entre mémoire(s) et histoire, histoire et politique dans le cadre de la formation citoyenne.

Les débats que le discours mémoriel peut susciter, à dessein ou non (fallait-il rendre hommage en 2018 aux maréchaux de la Grande Guerre incluant le maréchal Philippe Pétain ?) prolongent cet intérêt premier. Les conflits des mémoires antagonistes imposent un récit national interrogé, entre construction d’un vivre-ensemble pacifié dépassant les individus, les identités multiples. Emmanuel Macron insiste dans ses discours d’hommage à Hubert Germain sur l’union, les valeurs qui « hissent au-delà de [soi-même] », dont la fraternité souhaitée par les compagnons.

Cet idéal transmis, il convient pour finir de le confronter à l’histoire des historiens, histoire critique qui chahute toujours les mémoires et les discours politiques imaginés ou imaginaires. Ramener toujours au devoir d’histoire et de vérité.


[1] Benjamin Stora, Les Questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, rapport remis à M. le Président de la République, Emmanuel Macron, janvier 2021.

[2] D’après l’expression de l’historienne Arlette Farge, L’ère du témoin, Paris, Plon,

[3] Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Quarto, 1984-1992.

[4] Pascal Blanchard, Isabelle Veyrat-Masson, Les Guerres des mémoires. La France et son histoire. Enjeux politiques, controverses historiques, stratégies médiatiques, Édition La Découverte, Paris, 2008.

[5] Patrick Garcia, Le Bicentenaire de la Révolution française. Pratiques sociales d’une commémoration, Paris,

[6] Giulia Fabbiano, « Avec le  » pardon  » d’Emmanuel Macron, « les harkis sont convoqués une fois de plus en figurants censés cautionner l’histoire qui leur est imposée », dans Le Monde, 30 septembre 2021.

[7] Pascal Ory, Qu’est-ce qu’une nation ? Une histoire mondiale, Paris, Gallimard, 2020.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Alexandre Lafon
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