Le Grand Secours, de Thomas B. Reverdy,
ou la tragédie de l’Éducation nationale
Par Pascal Caglar, professeur de lettres
Autour de trois duels de personnages évolue la communauté d’un établissement scolaire de banlieue. Sous la plume de Thomas B. Reverdy, tous, dévoués, affrontent un sentiment d’échec. Sauf en atelier d’écriture.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres
La forme romanesque a ceci de particulier qu’elle permet de parler de sujets sensibles plus efficacement que des essais ou des discours. Ainsi, plutôt que de lire un énième rapport sur l’état du monde scolaire, le moral des profs ou des élèves, les attentes ou perspectives des uns et des autres, la lecture du Grand Secours est une plongée au cœur du vécu quotidien d’un lycée de banlieue. Et ce, sans jugement, sans préconisation, sans leçon, juste une radiographie lucide de la situation.
L’histoire ne manque pas de qualités dramatiques. Elle est construite à la manière d’une tragédie respectant unité de lieu, temps et action, exposition, crise et dénouement. Des intrigues opposent trois duos : Paul l’écrivain et Candice la prof de français, Mahdi le caïd et Florent son agresseur, Mo l’élève amoureux et Sara son élue. Autour, ce sont tous les membres de la communauté éducative d’un établissement scolaire qui occupent le devant de la scène, depuis la CPE jusqu’à la proviseure, en passant par les élèves, mais aussi les surveillantes, les profs de tous les âges, toutes les matières et tous les syndicats, et même les parents d’élèves. Le Grand Secours est d’abord une galerie de portraits plus vrais que nature, une succession de situations donnant un corps et une voix à toutes celles et ceux qui vivent, travaillent ou fréquentent un établissement scolaire.
L’école vit une tragédie
Il est assez fréquent d’entendre définir le tragique par l’impuissance d’un héros luttant contre une force ou une entité supérieure. À ce titre, Le Grand Secours donne à voir le tragique de l’Éducation nationale : tout le monde cherche à faire de son mieux et à aider les jeunes à s’en sortir, mais personne n’échappe à un sentiment d’échec devant l’amoncellement des problèmes. Chaque personnage livre à un moment ou un autre une part de cette vérité ressentie par tous : l’école vit une tragédie.
Lors de l’émeute qui s’abat sur le lycée, Denis déclare : « Quand on voit ce que fait le gouvernement, la destruction systématique du service public, on se demande un peu si la défense de la République ne consiste pas aujourd’hui à désobéir à l’État. » Lorsque Candice réfléchit à sa carrière dans l’académie de Créteil, surnommée « l’académie à 21 points » (21 points étant le barème le plus bas pour obtenir un poste), le narrateur écrit : « Ce qui l’a retenue ? une poignée de collègues, et surtout cette sympathie qu’elle a pour les élèves, même les plus affreux. Mais l’impression que les choses se dégradent peu à peu la mine. Le lycée qui tombe en ruine, bâtiment après bâtiment, salle après salle. Le baccalauréat abandonné. Les programmes de plus en plus contraints, réactionnaires et inutiles. Les élèves de plus en plus loin de la lecture, du savoir, de l’enseignement. Les collègues paupérisés, de moins en moins conscients d’appartenir à une sorte de bourgeoisie éclairée dont le rôle serait de guider le peuple vers l’émancipation – c’est ronflant à dire mais c’est bien ça être prof. »
Nathalie, dans ses pensées, accuse un système qui renforce l’exclusion et le sentiment de « bendo » (contraction de l’américain « abandonned places ») : « Quand tout le monde est pareil en vase clos avec quatre pions sur cinq qui sont d’anciens élèves, voilà c’est le ghetto, on fait le boulot quand même mais c’est de plus en plus dur. » Quant à Madame la proviseure, « le plus souvent elle est appelée à participer au rectorat à des réunions de pilotage de projets concernant en général la laïcité ou les valeurs de la République, conçus dans des bureaux à moquette beige par des inspecteurs en mal de reconnaissance. »
Dispositif anti-incendie
On pourrait ainsi tirer un florilège de citations traitant du monde de l’éducation sous tous ses aspects (comme celle-ci, sur la discipline : « Les menaces, c’est comme les promesses, si tu ne peux pas les tenir, ferme ta gueule. »). Mais, même additionnés, tous ces points de vue désenchantés ne constituent qu’un aspect de la morale du roman qui est aussi le portrait de jeunes plus responsables qu’on ne le croit, plus divers qu’on ne le dit : il y a les émeutiers et les autres, mais toute cette jeunesse partage une conscience des réalités, se révèle combative, ambitieuse, sensible et assoiffée de justice, cherchant simplement une issue, sans avoir forcément les mots pour le dire.
C’est pourquoi ce n’est pas un hasard s’il revient à Paul, l’écrivain, de deviner le talent sous-exploité de la jeunesse. Chargé d’animer un atelier d’écriture, il lit avec émotion les lignes écrites par les uns et les autres. « Une fois qu’ils sont en train d’écrire, c’est plus fort qu’eux. Leurs corps plus souples se relâchent un peu. Ils ne sont plus tout à fait en classe. Ils voyagent, ils imaginent. Ils sont beaux. C’est ce qu’il se dit Paul. Ils sont jeunes et beaux et tout est possible. »
Le Grand Secours est un roman nécessaire, touchant et instructif. Son titre désigne la vanne du dispositif anti-incendie qui équipe la salle polyvalente où Candice et Paul attendent les élèves de l’option théâtre. Cette vanne s’avérera d’un « grand secours » au moment le plus critique de l’émeute, à l’apogée de la crise et du geste fou de Mo. En inondant la salle, où se sont réfugiés élèves et professeurs, cette pluie d’eau salvatrice prend un sens symbolique : elle rappelle alors le déluge de la Genèse : une inondation pour régénérer le monde. Cela consisterait en quoi pour l’Éducation nationale de repartir à zéro ?
P. C.
Le Grand Secours, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 2023, 316 pages, 21,50 euros.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.
