« Le Jeune Ahmed », de Jean-Pierre et Luc Dardenne
L’un des principaux mérites du cinéma de Jean-Pierre et Luc Dardenne est de ne jamais devancer les intentions de leurs protagonistes.
Souvent placée derrière eux, leur caméra les suit docilement, épouse les contours de leurs trajectoires chaotiques, s’efforce d’en saisir le corps, l’énergie, et de les contenir dans le cadre de jeu. Manière de faire de la mise en scène un espace propre à circonscrire, à définir le sujet existant (thèmes et personnages).
Une méthode, une morale
La scène d’ouverture du Jeune Ahmed, prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2019, est, à cet égard, emblématique des enjeux du cinéma des Dardenne. Soit une volée d’escalier. Le héros fuse, s’éjecte du bord de l’image, monte en courant. En urgence. La caméra court, s’essouffle, peine à le rattraper, à en stabiliser le mouvement. En quelques secondes, tout est dit de la difficulté à cerner, à immobiliser le jeune Ahmed. On constatera vite que sa vitesse de déplacement n’est pas comme chez Rosetta (1999) un vecteur d’existence, mais plutôt un moyen de s’y soustraire et de se dissimuler à la vue des autres. Coup de fil passé en catimini… Volonté d’éviter les discussions, dérobade à la fin des cours…
Cette esthétique de la poursuite n’est pas une (im)posture de mode, ni un artifice propice à marquer le film d’une empreinte de réalisme documentaire. Elle est l’indice de l’honnêteté de leurs auteurs, l’aveu de leur modestie face à des êtres qui leur échappent en partie, dont certaines des motivations leur demeurent impénétrables. Chez eux, le positionnement singulier de la caméra (dans le sillage des personnages) est affaire de morale. Jamais ils ne jouent au plus malins et ne donnent le sentiment d’en savoir plus qu’eux. Qui sont, en effet, ces êtres capables de réduire l’humain en esclavage (La Promesse, 1996), de voler le travail d’autrui (Rosetta), de vendre leur propre bébé (L’Enfant, 2006), de refuser assistance à personne en danger (La Fille inconnue, 2016) ? De quoi ces individus sont-ils pétris ? De quel marécage ces réalités sont-elles l’expression ?
On est habitués avec le cinéma des Dardenne à se (voir) poser autant de questions qu’on n’obtient de réponses. Rien n’y est jamais asséné. Tout, au contraire, invite à réfléchir, à réévaluer, à reconsidérer la complexité des êtres et des choses avec une égale humilité. C’est leur méthode de travail, leur manière d’appréhender le monde, d’aborder et de respecter les hommes et femmes qu’ils observent, et qui nous regardent.
Manipulation, et contrepoint
Le Jeune Ahmed, leur onzième long-métrage de fiction, n’échappe pas (ou presque) à la règle. Leur caméra traque en permanence le personnage éponyme pour tenter, au plus près de ses gestes, de comprendre ce qu’il cèle et ce qui le meut.
En l’espèce, le jeune Ahmed, 13 ans, est le cadet d’une famille monoparentale vivant dans une petite ville de Belgique. Sous la coupe d’un jeune imam intégriste (Youssouf) qui l’a gagné à ses prêches et conduit à la radicalisation, Ahmed s’oppose à tous ceux – à commencer par sa mère – qui voudrait nuire à son âpre désir de pureté spirituelle. Son intolérance le pousse à dénoncer l’alcoolisme de cette dernière (qui pourtant le combat) et les choix vestimentaires de sa sœur aînée.
Il refuse de serrer la main d’Inès, sa jeune professeure d’arabe, qui représente bientôt à ses yeux, et selon le mot de son imam, un « danger » pour la langue arabe qu’elle veut faire apprendre à ses élèves non plus d’après le seul Coran mais aussi grâce à des chansons populaires. Cela dans le but que tous profitent d’un champ lexical élargi, plus adapté aux conversations de tous les jours. Le sujet est sensible, et motif à débat au sein de la communauté musulmane. Youssouf, lui, s’emporte, crie au complot. Le ciment de l’islam est menacé d’impiété, et sa mosquée de disparaître. Ainsi manipulé, et tout à sa ferveur pour un cousin djihadiste mort en Syrie, Ahmed rumine seul un plan pour supprimer sa professeure, qui ne devra la vie qu’à sa maladresse de jeune adolescent…
C’est là que s’achève la première partie du film qui en compte deux. Elle délimite les contours d’un comportement (physique), davantage qu’une psychologie, ou une sociologie propre à la définition d’un milieu comme hypothèse du déterminisme. Le film postule d’une absolue manipulation d’un être de 13 ans par un imam radical. Une jeune proie facile, en formation, peu armée pour se défendre. Un contrepoint, cependant : Ahmed appartient à une famille peu versée en religion. Un autre choix (de vie, de parole, de pensée) se présente, par conséquent, quotidiennement à lui. Les deux femmes de la maison (la mère et la sœur) portent un jugement sévère sur le prosélytisme religieux de Youssouf. Le frère d’Ahmed, lui, préfère ses entraînements de football.
Enfin, peu disert sinon refermé sur lui-même (jeu opaque d’Idir Ben Addi), Ahmed ne souffre néanmoins d’aucun problème de communication. Il se montrera même plus tard apte à donner des cours d’alphabétisation à d’autres jeunes gens placés comme lui en centre fermé.
De la bienveillance
La précipitation dans laquelle le cueille la première image du film positionne Ahmed comme un être insaisissable, soucieux de rompre radicalement avec la société impure qui l’entoure et qu’il rejette. Il est ici pressé de quitter un cours de soutien de mathématiques pour rejoindre la mosquée, là d’éviter tout contact physique avec sa professeure… Son fanatisme le pousse au conflit avec sa mère et sa sœur dont il déplore la conduite inadaptée aux lois de sa foi religieuse qu’il conforte dans le secret de sa chambre à coucher et à l’écoute de son imam et des prêcheurs salafistes d’internet. L’esprit confus, Ahmed questionne Youssouf qui, grâce à des formules vindicatives, mêlant préceptes religieux, stigmatisation des apostats, juifs et mécréants, et culte du cousin martyr, forme son combattant, construit sa haine et l’oriente adroitement vers Inès.
Or, cette petite fabrique de l’extrémisme religieux n’avait pas prévu que l’outil lui échapperait en cours de route. Qu’Ahmed passerait à l’acte. Sans succès, cependant. Son échec envoie ce dernier dans une prison pour mineurs, et offre au récit d’opérer une volte-face, un changement de point de vue. La dramaturgie n’est dès lors plus tendue, selon le regard d’Ahmed, vers une cible à éliminer, mais tournée vers lui-même qu’il faut toucher et sauver de ses démons.
L’incarcération d’Ahmed force au recadrage du cinéma et invente de nouvelles perspectives, d’autres lignes de fuite à son triste tableau de l’existence. Des mains se tendent avec bienveillance pour pousser le garçon à accomplir un cheminement inverse, à se convertir à l’« impureté » de la vie jusque-là exécrée. Sa mère, bien sûr, lui rend visite ; la psychologue du centre l’encourage dans son travail de conscience ; Inès, la victime, tente une entrevue de réconciliation ; son éducateur, son avocat, les propriétaires de la ferme où il est accueilli dans le cadre de sa réinsertion, tous le soutiennent. À l’image encore de Louise, la jeune fille des fermiers, qui ébauche un petit flirt avec Ahmed, l’initie à la tendresse et au premier baiser. Qui lui offre une magnifique preuve d’amour et d’humanité.
Peine perdue
Mais le visage et l’esprit aussi fermés que le centre où il est détenu, Ahmed se dérobe cette fois à ses scénaristes qui ne parviennent pas à le sauver de lui-même. Une première dans la cinématographie des Dardenne, toujours confiants en la capacité de résilience de leurs personnages. Trop tard, trop jeune ? À tous les visages ouverts vers l’hypothèse d’un retour en accord avec le monde, Ahmed fait bonne figure. C’est un leurre. Son fanatisme inentamé le rend hermétique à la sollicitude de tous. Le jeune adolescent poursuit sa ligne en solitaire ; il aiguise un nouveau plan d’attaque.
Comme l’imam Youssouf, les Dardenne donnent le sentiment d’avoir perdu le contrôle de leur « créature », inaptes à lui trouver une échappatoire sans craindre l’angélisme d’un happy end. Quelle serait la scène, quels seraient les plans qui permettraient de filmer cette métamorphose, s’interrogent-ils. Une puissante force vitale poussait autrefois Rosetta à foncer, à avancer dans l’existence batailleuse. Une pulsion de mort travaille ici le jeune fanatique et le pousse à agir contre les cinéastes impuissants à éclairer son esprit obscurci. À tous les radicalisés, aspirants au djihad comme son défunt cousin, la mort n’est pas plus grave qu’une piqûre de moustique, s’offusque l’éducateur du centre de détention…
Sur le retour de la ferme vers le centre fermé, Ahmed s’évade. Il reprend sa course au meurtre, inconscient du sort qui l’attend. Il veut tuer, il sera « descendu » en plein vol. Arrêté net, littéralement terrassé, condamné à vivre prisonnier d’un corps cassé. Sa fuite, qui le conduit au crime, le pousse à la faute, qui est à la fois sanction et possibilité de rédemption. Est-ce là cruauté de la fiction ? Faillite du scénario ? L’accident (ou deus ex machina) n’est pas une excuse. Le jeune Ahmed devient la victime expiatoire d’un crime qu’il n’aura pas commis et qui le dépasse. Aussi, la chute finale ne trahit pas tant l’impuissance de deux cinéastes à pacifier leur personnage que les difficultés des sociétés à stopper le mouvement de l’islamisme (radical).
Philippe Leclercq
Bravo pour cette analyse, si riche, si juste, si forte. Je l’ai diffusée sur Facebook, ne serait-ce que pour que des lecteurs viennent lire ce que vous écrivez sur le blog de l’Ecole des Lettres.
Je ne vois pas toujours les mêmes films que vous (et donc ne me prononce pas sur d’autres analyses), mais là, je ne peux qu’adhérer.