« Le Pays des autres », de Leïla Slimani
Après le triomphe commercial et public de Chanson douce, Leïla Slimani change apparemment de projet. Elle s’éloigne de l’époque contemporaine et du fait divers pour peindre une fresque en trois tomes dont les racines plongent dans la Seconde Guerre mondiale et l’engagement des peuples colonisés.
On pourrait faire le rapprochement avec L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante qui brosse un portrait puissant et très ample de l’Italie de l’après-guerre en s’attachant à des destins de femmes (ou, dans un contexte français, à L’Art de perdre d’Alice Zeniter).
Le titre de cette partie, emprunté à une réplique d’Autant en emporte le vent, indique ce désir d’ampleur et de romanesque. Leïla Slimani cherche déjà à donner une existence littéraire à un chapitre de l’histoire de France en en décentrant le point de vue : non pas la France du point de vue des immigrés maghrébins qui cherchent à s’intégrer en métropole, mais celui d’une jeune Alsacienne.
Il est pourtant difficile d’évaluer immédiatement la réussite de ce premier tome sans connaître l’articulation des parties ni leur tonalité. Arrivé à la fin de cette première partie, le lecteur reste un peu circonspect : la fin de La guerre, la guerre, la guerre n’est pas du tout un point final, et si cela s’achève provisoirement dans la rage et la violence, le tableau reste volontairement à distance. Quelque chose brûle, la France, l’Histoire, la fureur des opprimés, mais la part de construction comme celle de destruction sont encore compliquées à percevoir. Un mouvement assuré conduit cette première partie, mais les situations et les caractères sont davantage mis en place que portés à incandescence. Les mouvements de décolonisation apparaissent dès lors comme une transition vers un monde encore inconnu que comme la précipitation ou l’incarnation d’un destin. Les personnages principaux restent encore placés à l‘extérieur de cette Histoire. Ils restent spectateurs, comme ils l’ont quasiment toujours été auparavant. Des événements ont pu décanter voire dessiller le regard des personnages les plus importants, pour les conduire vers un désir d’indépendance ou d’émancipation, mais le roman ne conduit pas le lecteur vers leur libération mais vers la conscience qu’une libération devra avoir lieu. La différence est majeure, et c’est sans doute là que se trouve la principale ambition de ce roman.
Leïla Slimani cherche à concilier la fatalité de la tragédie et le temps long de la fresque ; mais là où la structure tragique œuvre à resserrer les situations pour que le personnage explose au contact de ses impossibilités et de ses passions, l’organisation de la fresque impose une temporalité beaucoup plus étale, vouée à imposer aux personnages leurs transformations, les soumettant à la nécessité d’un changement, d’un vieillissement, voire d’un reniement de ce qu’ils ont été ou voulu être. Leïla Slimani se pose la question du devenir, place le personnage dans le flux d’une histoire qui les englobe et les enserre tout en donnant à sentir leurs contradictions et leurs emprisonnements, tant matériels que psychologiques. L’Histoire devrait les emporter ; elle renforce leurs figements et leurs colères.
Comme on pouvait s’y attendre, son sujet majeur est l‘oppression que les personnages féminins peuvent vivre dans une société qui ne leur laisse pas de place. Mais cette façon de dépeindre une identité de femme est originale. Trois femmes sont importantes : celle qui lance le mouvement du roman, Mathilde, qui quitte l’Alsace pour suivre au Maroc Amine, l’ancien soldat qu’elle a voulu épouser ; sa fille qu’on voit grandir mais qui est encore une toute jeune enfant lorsque ce tome se termine ; sa belle-sœur dont la sensualité et l’appétit du désir éclate de plus en plus et qui ne compte pas brider sa sexualité. Slimani cherche à singulariser les rapports à l’oppression : celle de Mathilde est celle d’une déracinée, celle de Selma est celle précisément de quelqu’un qui ne veut pas s’enraciner et qui veut vivre la modernité de sa jeunesse, celle d’Aicha, l’enfant, est encore celle d’une exclue, qui développe une forme de foi voire de mysticisme à l’état naissant. Chaque personnage témoigne d’une position particulière, mais finalement elles se retrouvent toutes dans une situation d’exclusion et de marginalité. C’est peut-être l’une des limites, car finalement leurs points communs sont plus forts que leurs différences ; les âges et les origines diffèrent, mais le sentiment domine qu’il s’agit finalement toujours de la même femme, dont les velléités d’émancipation se heurtent à l’orthodoxie du groupe auquel elle appartient.
La situation la plus intéressante est celle de l’enfant, car elle souffre en silence, et aucun de ses parents ne voit sa solitude et son exclusion. Ces trois personnages, à des titres divers, cachent et se cachent leur malaise, mais elles ne créent pas véritablement non plus un groupe, puisqu’elles ne peuvent pas s’allier. Elles font partie de la même famille et leurs âges et leurs expériences les incitent à rester seules pour s’affirmer plutôt que de se retrouver et de s’écouter pour combattre ensemble.
C’est ce qui rend intéressant leur trajectoire. Leïla Slimani ne décrit pas exactement des femmes qui s’émancipent : Mathilde reste attachée à son mari, Selma se mariera à l’homme que son frère ainé aura choisi pour elle et lui aura imposé, Aïcha est trop jeune pour se rebeller mais assez âgée pour laisser exulter sa haine et sa rage à la fin du roman. Chacune reste bloquée dans sa position et ne peut pas encore trouver d’autre possibilité que voir comment en tirer éventuellement un profit. En fait, ce sont toujours des solitaires, perdues, éloignées du groupe, et qui ne peuvent pas espérer une réconciliation ou une réaffiliation. Ce pays des autres, c’est la France tout aussi bien que le Maroc pour Mathilde comme pour sa belle-sœur Selma. Lorsque Mathilde devra retourner en France à l’occasion de la mort de son père, ce voyage lui permettra de constater qu’il n’y a plus de retour possible ni même de profit à tirer de ce départ. Elle a quitté la France et cet état est définitif. C’est à partir de cette prise de conscience qu’elle vit mieux sa situation au Maroc sans chercher pour autant à devenir Marocaine. Il n’y a pas de pays à soi – si ce n’est, éventuellement, l’écriture romanesque.
Le regard de Leïla Slimani n’est pas que pessimiste, il est beaucoup plus dur et cruel qu’on aurait pu le croire au début du roman. Elle n’invente pas des personnages de femme pour montrer les conditions d’une intégration ou d’un dépassement de leur condition ; la création romanesque sert à explorer la profondeur de la solitude intérieure. Du coup, le roman est fort lorsqu’elle montre la cohabitation des êtres et l’impossible compréhension de leurs motivations réciproques. Amine, le mari de Mathilde, ne comprendra jamais l’admiration et la passion homosexuelle que lui voue Mourad ; leur destin est alors à la fois lié et dissocié, rassemblé par un nœud qui échappera à tous les deux. Mais cela vaut pour tous les personnages du roman : Amine et Mathilde avec leur fille ; Amine et Mathilde entre eux ; Amine avec sa sœur Selma ; et si Mathilde peut comprendre Selma, elle cherchera d’abord à protéger ou à sauvegarder la passion sexuelle qui l’a liée à son mari. Leïla Slimani part très certainement d’une expérience autobiographique et de l’histoire de sa famille mais ses personnages débordent nécessairement l’expérience de leurs modèles réels pour acquérir une existence romanesque dans l’exploration de leurs mensonges et de leurs mépris.
L’écrivaine ajoute progressivement des personnages à son récit, mais elle ne construit pas une communauté triomphante, elle élargit surtout sa perception d’une solitude inconsolable. Ainsi, le point de vue de Mathilde est régulièrement décentré, souvent en fin de partie, par un regard extérieur qui, sans la contredire frontalement, ouvre un autre espace intérieur. C’est par exemple le cas de Corinne, une autre Française qui a choisi de suivre un étranger au Maroc ; l’antipathie que lui montre dans un premier temps Mathilde fait place ensuite à un récit d’enfance émouvant, qui donne à ce personnage une chance d’exister par elle-même. Mais bizarrement, cela ne nourrit pas l’ampleur de la fresque.
Là où le lecteur pouvait attendre la flèche d’un récit classiquement linéaire, tendu vers son but, le roman impose un autre rythme, plus saccadé, moins vif. En fait, Leïla Slimani compose avec ce premier volume une sorte de fresque immobile où les situations n’évoluent que guère. Les personnages sont englués dans leur solitude, dans leur position d’extériorité. Il n’y a pas de rencontre véritable entre les autres et eux. Cela a un avantage, qui est d’empêcher le roman de progresser par péripéties et modification psychologique. Mais le prix à payer est que rien ne vient fracasser le noyau d’ombre que chacun porte avec soi. L’Histoire est constamment à l’horizon du roman, avec ses promesses d’incendies et d’irréversible, mais la solitude de chacun est tellement inentamable que ses sursauts ne font que valider leur dimension impénétrable et quasi autarcique. Certes, Amine dirige sa ferme, a un voisin colon, mais chacun reste à l’intérieur de ses frontières et de ses barrières.
Leïla Slimani n’écrit certainement pas un roman de l’intégration, ni même un récit d’oppression coloniale. Son grand intérêt est de montrer des personnages tous emmurés dans l’espace de leur propre honte, qu’ils soient maghrébins, alsaciens, jeunes ou vieux, masculins ou féminins. Ce sentiment les qualifie tous, c’est lui qui vient de façon lancinante à chaque chapitre pour détruire leur désir de bonheur. Il n’y a pas de solidarité car le sentiment d’avoir failli et de ne jamais se trouver à la hauteur de leurs responsabilités l’emporte fatalement – c’est là que se situe le tragique du récit. Cette oppression est celle de la culpabilité, d’une déchéance qui n’est que celle du réel. C’est ce qui permet de mieux comprendre les deux épigraphes de Glissant et de Faulkner qui ouvrent ce volume : il n’y a pas de mélange ou d‘échange, il n’y a pas d’hybridation heureuse, mais une exclusion dont seul le langage permet de prendre la mesure.
Pourquoi raconter une histoire alors et la situer sur le temps long ? Peut-être justement pour crever l’illusion d’un progrès, d’une adaptation, d’un possible apprivoisement de l’exclusion. Les personnages ne font que creuser une extériorité sans appel et sans retour. Cette position pessimiste et anticonformiste à sa façon, qui met en avant l’inquiétude, la séparation et la rage, rend le propos à la fois glaçant et constamment digne d’intérêt. C’est aussi peut-être ce qui décide de l’existence de plusieurs volumes : c’est la position de Mathilde, qui crée la première génération d’une lignée. Le regard romanesque aura ensuite à montrer comment un espoir pourra s’inventer, comment l’enracinement de la solitude pourra être dépassé ou transcendé.
Jean-Marie Samocki
• « Le Pays des autres », de Leïla Slimani, Gallimard, 2020, 368 p.