Le Petit-Maître corrigé, de Marivaux :
les précieux ridicules
Par Philippe Leclercq, critique
La pièce fut sévèrement appréciée. Deux petites représentations, en 1734, par les Comédiens-Français, et puis s’en est allée. Le « noble » parterre parisien alors présent, furieux de s’y voir raillé, déclencha un « tel fracas » qu’il eut vite raison de la carrière de cette comédie en trois actes et en prose de Marivaux. Laquelle ne fut rejouée pour la troisième fois sur la scène du Français que près de trois siècles plus tard, en décembre 2016 ! Elle est aujourd’hui reprise salle Richelieu, à Paris.
« Ivre de l’amour de soi-même »
Son héros, Rosimond (Loïc Corbery), est un « précieux » Parisien qui, insoucieux des règles de bienséance, et à l’inverse de la première durée de vie de la pièce à l’affiche, prend tout son temps pour ouvrir son cœur à sa promise, Hortense (Julie Sicard), une jeune aristocrate de province. Celle-ci décide de corriger l’arrogant de ses manières avec l’aide de sa servante, Marton (Adeline d’Hermy). L’arrivée de Dorimène (Florence Viala), une ex-amante venue empêcher le mariage, achève de plonger le garçon dans l’embarras, sous l’œil navré de son valet, Frontin (Christophe Montenez).
Rosimond est l’héritier mondain des petits-maîtres des XVIe et XVIIe siècles. Ceux-ci formaient une société de jeunes seigneurs guerriers unis par des amitiés viriles, le goût de la noce et un profond mépris des femmes qu’ils se faisaient un devoir de ne jamais « aimer ». À l’époque de Marivaux, les petits-maîtres ne sont guère plus que des individus suffisants, défaits de leurs attributs guerriers et dépourvus du « savoir-vivre libertin » (formule empruntée à l’excellent ouvrage de Michel Delon). Ces êtres vains, ridicules, aussi enclins aux jeux d’argent qu’aux hasards des aventures galantes, ont été la cible de la littérature libertine (Crébillon, Duclos), comme les petits marquis l’ont été au siècle précédent du théâtre de Molière. Ils composent, précise l’article « Petit-maître » de L’Encyclopédie, une « Jeunesse ivre de l’amour de soi-même, avantageuse dans ses propos, affectée dans ses manières et recherchée dans son ajustement,[…] qui brille dans sa parure éphémère, papillonne, et secoue ses ailes poudrées. »
Échanges amoureux impossibles
Pour autant, le petit-maître de Marivaux apparaît d’une complexité à laquelle sa caricature voudrait bien le soustraire. Fin lecteur de Tchekhov (dont l’atmosphère du spectacle est imprégnée), le metteur en scène et sociétaire de la Comédie-Française, Clément Hervieu-Léger, en offre une lecture à la fois burlesque et psychanalytique, qui renouvelle le paysage amoureux inventé par l’auteur des Fausses confidences. Le jeu et les rires de gamin un peu fou de Loïc Corbery, rappelant le Mozart d’Amadeus (Milos Forman, 1984), orientent son personnage vers une forme de déséquilibre mental et affectif dû autant aux injonctions de paraître de son milieu qu’à l’autorité castratrice de sa marquise de mère (Sylvia Bergé, impeccable).
Rosimond campe un être égaré, aussi insincère qu’immature. En refusant d’assumer ses sentiments, celui-ci se réfugie derrière un personnage qu’il se compose, qui le perd davantage qu’il ne le défend. Son travestissement intérieur fait obstacle à son être et à sa possibilité d’épanouissement. Cette rétention des sentiments amoureux amène à interroger la nécessité de leur expression. Que vaut la parole amoureuse ? Énoncer l’amour, est-ce un préalable – un impératif – à son existence ?
Confronté à l’inconséquence née du déni, Rosimond se retrouve au cœur d’une lutte morale et psychologique qui le conduira à mieux se connaître. Son combat s’avère d’autant plus pénible qu’il se heurte également à ses préjugés, non de classe (Hortense est une aristocrate comme lui), mais de milieu. L’argent n’est, par conséquent, pas un enjeu. Rosimond est un Parisien qui ne voit Hortense que par le prisme de ses stéréotypes sociaux. À ses yeux (mais aussi de ceux de Frontin et de Dorimène), la jeune provinciale est charmante, mais ennuyeuse et gourde. Inversement, les Parisiens sont, du point de vue d’Hortense, des êtres prétentieux, incapables de naturel et de sincérité. Ces idées reçues forment des grilles de lecture qui déforment le regard et empêchent de percevoir l’autre tel qu’il est vraiment.
Adieu à l’insouciance ou l’amour sincère
Clément Hervieu-Léger a choisi de situer Le Petit-Maître corrigé dans son temps, le XVIIIe siècle, mais il a aussi décidé de lui faire prendre l’air de la campagne. Tout se déroule en extérieur. Il s’est pour cela adjoint la complicité d’Éric Ruf qui a imaginé une dune de sable herbeuse où s’enlisent à la fois les réflexions de Rosimond et la prétention de ses comparses parisiens. Le ressort comique s’appuie sur les effets de contrastes des Parisiens et des provinciaux, sur la démarche maladroite des uns et l’aisance des autres. Le décor permet d’amples mouvements de scène et jeux de cache-cache, contrepoint plastique du chassé-croisé entre les « gens du bel air » et les provinciaux, entre les valets et les maîtres, entre les servantes et les valets, entre les enfants et leurs parents, entre toutes les forces qui composent l’écheveau narratif du maître de l’amour et du hasard. Un hasard ou acte manqué qui prend ici la forme d’une lettre perdue nouant l’intrigue amoureuse.
En fond de scène, de grands panneaux peints, évoquant quelque Cythère de Watteau, montent et descendent, et laissent souvent le mur à nu. Sans doute, est-ce là une des raisons de la mauvaise circulation de la voix des acteurs, rendant le texte trop souvent inaudible. C’est d’autant plus regrettable que l’intrigue, pleine de rebondissements (et d’atermoiements), tire en longueur. Un sentiment fort heureusement compensé par le métier de la troupe. Florence Viala et Christophe Montenez composent, dans leurs registres respectifs, d’irrésistibles snobs ; Adeline d’Hermy est une Marton réjouissante et gouailleuse. Loïc Corbery, acteur fétiche d’Hervieu-Léger, trouve des inflexions inattendues, passant dans la même phrase de l’esprit sot à la gravité douloureuse. Sa trajectoire, soulignée par le remplacement des lumières mordorées par des néons blafards, combine adieu à la légèreté et découverte de l’amour sincère.
P. L.
Le Petit-Maître corrigé, de Marivaux, mise en scène de Clément Hervieu-Léger. Avec Sylvia Bergé (la marquise), Florence Viala (Dorimène), Julie Sicard (Hortense, fille du comte), Loïc Corbery (Rosimond, fils de la marquise), Adeline d’Hermy, (Marton, servante d’Hortense), Clément Hervieu-Léger (Dorante, ami de Rosimond), Didier Sandre (le comte, père d’Hortense), Christophe Montenez (Frontin, valet de Rosimond), Ipek Kinay (la suivante de Dorimène).
Jusqu’au 25 juillet 2023 à la Comédie-Française (salle Richelieu), à Paris.
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