Le rayonnement d’Annie Ernaux
L’auteure, ancienne professeure de lettres, fait l’objet d’un numéro du Cahier de l’Herne. Des hommages lui sont rendus et permettent de découvrir ou redécouvrir son œuvre en partie autobiographique. Elle y témoigne du métier d’écrire et du rôle de l’écriture dans la vie. Elle vient de recevoir, ce 6 octobre, le prix Nobel de littérature 2022.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Depuis la publication des Armoires vides en 1974, Annie Ernaux bâtit une œuvre, même si ce mot, par sa dimension solennelle, lui convient mal, voire l’effraie. Il faut pourtant en convenir, elle a écrit quelques-uns des livres qui ont marqué notre époque. Pour en juger, il faut considérer le nombre d’écrivains qu’elle a influencés. En témoignent les contributions rassemblées dans Le Cahier de l’Herne qui lui est consacré : Nicolas Mathieu, Hélène Gestern, Ivan Jablonka, Nathalie Kuperman…
La liste pourrait se poursuivre. Le Drap, d’Yves Ravey, ou Retour à Reims, de Didier Eribon, permettent de prendre la mesure de son audience, de son rayonnement. Mais il y a plus important pour elle, comme elle le confie à Pierre-Louis Fort, maître d’œuvre de ce recueil : les collégiens et lycéens qui, « par l’intermédiaire de l’un de [s]es livres, vont engager un dialogue avec eux-mêmes ». Lectrice de Proust et de Rousseau, l’un pour la réminiscence, l’autre pour l’émotion, Annie Ernaux s’inscrit dans une tradition de la littérature française : l’analyse ou l’essai philosophique et l’autobiographie.
Avant d’être auteure, Annie Ernaux a été professeure de lettres. Pour l’essentiel dans des classes de collège dont les élèves ressemblaient à l’adolescente qu’elle avait été. Fille de « gens modestes », elle a été marquée par la lecture de Pierre Bourdieu, et emploie les termes « dominés » ou « dominants », plus précis que les euphémismes qui visent à masquer la réalité. Face à ces élèves qui n’osaient pas penser, elle a tenté d’accomplir une partie de ce que ses livres, depuis, ont toujours visé : « Écrire est transformer la honte ».
« Le vrai lieu »
Annie Ernaux a donné plusieurs définitions de l’acte d’écrire. Au tout début du Jeune homme, son dernier récit paru, très bref, très dense, elle indique : « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues. » Dans Le Cahier de l’Herne, quatre livres sont au centre : La Place, l’Événement, Les Années et Mémoire de fille. Annie Ernaux a, en outre, ouvert ses archives pour livrer des pages inédites du journal qu’elle tient depuis le début des années 1960. S’y trouve également son discours prononcé lors de la remise du prix Formentor, des tribunes données à la presse, et des notes sur Proust, l’un de ses écrivains de chevet sur qui elle a construit des cours pour des étudiants du Cned. Des études d’universitaires accompagnent cet ensemble et mettent en relief les caractéristiques de l’œuvre de cette écrivaine, ainsi que des témoignages de cinéastes, photographes ou comédiens qui viennent signifier ce que l’adaptation de ses textes et l’écho avec les arts leur ont apporté.
« Écrire est le vrai lieu », déclare Annie Ernaux. La jeune fille d’Yvetot avait des rêves. La lettre qu’elle adresse à une amie en 1963 sonne très flaubertienne. L’Arbre est le titre du premier roman qu’elle a écrit en cachette de ses parents, à Rouen. Cette ville où elle se sent mal est justement le cadre du Jeune homme. Elle ne se sentira pas mieux à Annecy, où elle vit avec son mari et ses enfants. Son troisième roman, La Femme gelée, s’en fait l’écho.
Cumulant les rôles de professeure, mère de famille et écrivaine, elle a eu du mal à l’écrire. Le temps lui manque.
Son lieu véritable, ce sera Cergy, ville nouvelle qu’elle aime et explore. Regarde les lumières mon amour, le récit qu’elle consacre à la galerie commerciale et à l’hypermarché de la ville, est l’un de ses livres les plus lus et appréciés par les scolaires. Cergy est le cœur de ses observations et la source des notes qui remplissent par exemple Journal du dehors. Les Années comptent également de belles pages sur cette ville.
Veine caustique
Il y a le monde qu’elle a rêvé de visiter quand elle était jeune fille, et dont elle connaît surtout les instituts français, les universités, les ambassades. Ces voyages la fatiguent, la rendent quelquefois malade. Elle y rencontre toutefois des lecteurs avec la générosité qui la caractérise. Parfois, la veine caustique de son maître de Croisset se sent quand elle évoque certaines villes des États-Unis – en des circonstances officielles qui ont tout pour lui déplaire –, de Corée ou de Roumanie. Un repas chez l’ambassadeur de France semble l’indisposer. L’arrogance du fils de ce fonctionnaire lui est pénible. Elle doit se taire. On songe à Julien Sorel chez Monsieur de Valenod dans Le Rouge et le Noir : Annie Ernaux n’aime pas ni solennité ni les mondanités. Avec François Mitterrand, avec qui elle est invitée à dîner chez le couple Gallimard, comme dans le microcosme littéraire. Dès son premier roman, elle est sur la liste des Goncourt, « cette entreprise sadique qui fait miroiter la gloire aux yeux d’une dizaine d’écrivains, qu’elle élimine, barrés peu à peu comme des produits défectueux ». Elle ne tient pas trop à ce qu’un album de la Pléiade se fasse, et reste réticente devant Écrire la vie, ce beau volume de la collection « Quarto » qui pourrait figer son travail. Mais elle aime le contact avec ses lecteurs, elle répond aux lettres, et, comme le relate Patrice Robin dans un très beau texte, elle lit les manuscrits, éclaire et encourage. Elle se prête aux entretiens, certains sont publiés dans ce volume, et le numéro spécial que lui consacre La Femelle du requin, revue de littérature contemporaine.
D’autre choix
Rester libre et surtout lucide, ne jamais se laisser illusionner, prendre tous les risques. « Écrire en pensant que je mourrai bientôt », note-t-elle en 2002 quand elle se découvre atteinte par un cancer. Elle le dit d’une autre façon à propos de Mémoire de fille, livre qu’elle appelle 58 quand elle le prépare en 2008 : « Si j’étais programmée pour mourir bientôt, c’est 58 que je voudrais faire, je crois. Au fond, ce qui me gêne, c’est de ne pas avoir, comme d’habitude, un autre choix. »
Les dangers ne manquent pas pour qui s’expose autant dans le texte. Très tôt, reprenant le terme au sens où Rimbaud l’entend, elle veut « venger [s]a race ». Une fois clos le cycle des romans, de la fiction pure, elle se lance dans un projet autobiographique. Elle est reconnue par le jury Renaudot pour La Place, livre qui, comme L’Événement, est un récit qui heurte et suscite parfois l’incompréhension, voire l’hostilité et la moquerie. Annie Ernaux s’en explique dans un texte daté de 2000 : « Peur parce que dans l’un et l’autre cas, il s’agissait d’utiliser l’écriture littéraire pour mettre au jour une réalité dont on ne parle pas : ici la culture populaire et la déchirure de classe, là l’avortement. Deux matières n’ayant pas, explicitement, un statut légitime dans la littérature, c’est-à-dire considérées comme ne pouvant faire l’objet, en eux-mêmes, d’une exploration par l’écriture. »
Au moment de la publication de L’Événement, la critique est favorable ou muette. La parution concomitante de La Vie extérieure permet de ne pas trop aborder le récit sur à l’avortement. Une belle phrase de Roland Barthes à propos de Michel Butor peut s’appliquer aux livres d’Annie Ernaux : « Derrière le refus unanime d’un texte, il faut chercher ce qui a été blessé ». L’« événement » et non l’avortement : ce titre met en relief la dimension universelle du texte. Bien des hommes ont été touchés et se sont reconnus, dans ce livre.
Pas d’unanimité contre ses textes : des silences les frappent ou des débats sur son « écriture au couteau », « blanche », ou « plate ». Dominique Barberis, romancière elle-même, analyse avec finesse le style Ernaux : « Il y a un art dans cette absence d’art revendiquée, dans cette pratique systématique et sèche de la parataxe (à l’échelle du récit et de la phrase). C’est même de la presque exclusive ressource de la juxtaposition que l’écriture tire sa densité, sa coloration à la fois brutale et mélancolique. » Et de cette construction grammaticale, l’auteur de Un dimanche à Ville d’Avray écrit : « La parataxe ici, va « plus vite » plus profond que l’analyse ; elle produit le sens par fulgurance, comme en poésie ».
Annie Ernaux a choisi ce style, mais il y a plus important : « Depuis bientôt quarante ans, ce sont des problèmes de forme et d’écriture qui m’occupent dès lors que surgit la nécessité d’un texte. » Rechercher la forme juste. Une des illustrations possibles est l’usage divers des pronoms personnels ou le choix de « l’imparfait continu » dans Les Années. Il donne sa fluidité au texte, et inscrit l’histoire d’un individu dans l’histoire, contre l’usage actuel du présent qu’elle critique : « D’un seul coup, on est amputé de toute une profondeur du temps. Certains livres pour la jeunesse alternant imparfait et passé simple, sont même réécrits au présent. Ce systématisme me paraît le symptôme d’une époque, celui de l’immédiateté de l’existence. »
L’histoire, qu’elle surplombe ou qu’elle soit vécue, c’est le concret, la trace, les objets et les chansons, une prière entendue à Venise, et qui lui rappelle sa mère, les photos, les détails les plus insignifiants, les plus troublants ou choquants. Le texte « Les mots comme des taches » se conclut ainsi : la tache comme réalité du monde. « Je voudrais que mes mots soient comme des taches, muettes et lourdes, auxquelles on ne parvient pas à s’arracher. »
Les pierres qu’elle pose, autre métaphore qu’elle emploie, sont de celles qui bâtissent un monument pour la postérité.
N. C.
Annie Ernaux, Le Jeune Homme, Gallimard, 48 pages, 8 euros.
Pierre-Louis Fort (dir.), Cahier de L’Herne. Annie Ernaux. L’Herne, 320 pages, 33 euros.
Annie Ernaux, L’Atelier noir, édition augmentée Collection « L’Imaginaire » (n° 733), Gallimard
La Femelle du requin, numéro 54, 94 pages.
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