L’École des femmes, de Molière :
corriger les mœurs en riant
La première grande comédie du dramaturge est mise en scène par Anthony Magnier au Lucernaire, dans sa dimension résolument féministe. Ce qui n’empêche ni l’intensité dramatique ni la tension vaudevillesque, hilarante.
Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique
La première grande comédie du dramaturge est mise en scène par Anthony Magnier au Lucernaire, dans sa dimension résolument féministe. Ce qui n’empêche ni l’intensité dramatique ni la tension vaudevillesque, hilarante.
Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique
Le 400e anniversaire de la naissance de Molière n’est pas seulement fêté à la Comédie-Française. Il faut courir au théâtre le Lucernaire où l’on donne actuellement une habile adaptation de L’École des femmes (1662). Un court prologue en donne le ton. Derrière un voilage posé à l’avant-scène, une jeune personne, attaches fines et cou gracile, mime son enfance, joue et sourit à la manière mécanique d’une petite ballerine de boîte à musique. C’est Agnès (Agathe Boudrières, en alternance avec Éva Dumont), femme-poupée, tenue à l’écart du monde par Arnolphe, (Mikael Fasulo), un barbon misogyne, qui se la réserve pour épouse. L’homme – qui se fait, par ailleurs, appeler Monsieur de La Souche, pseudonyme à la racine de l’intrigue – est convaincu du vice trompeur de la femme, une « bête indocile » qu’il faut soumettre et garder dans sa naturelle ignorance. Sa rencontre, en ville, avec Horace (Victorien Robert, en alternance avec Matthieu Hornuss), fils d’un de ses amis, achève de l’en persuader. Le jeune étourdi, encore sous le charme de sa récente rencontre avec Agnès, lui confie le secret de son amour pour elle, sans savoir qu’il se livre à son rival. Lequel s’empresse de tourmenter la belle ingénue, tout en sommant Alain et Georgette, un couple de paysans chargés de la surveiller, de redoubler de vigilance à son égard…
Farce féministe
La dramaturgie du spectacle proposé par le metteur en scène et scénographe Anthony Magnier est aussi tendue et drôle que les rapports opposant les deux rivaux. La bonne idée de son adaptation tient dans l’escamotage de tout ce qui ne concerne pas l’action proprement dite, et en particulier les personnages « secondaires » (Chrysalde et son beau-frère Enrique, ainsi qu’Oronte, le père d’Horace). L’action est ainsi fortement resserrée autour du « conflit » Arnolphe/Horace et des comptes-rendus pittoresques qu’Horace dresse à son rival des progrès de son intrigue amoureuse : une entreprise, vaudevillesque avant l’heure, de « cocuage », entendue et vécue au fur et à mesure de son évolution par le confident « cornu » (ou presque). Ce resserrement profite non seulement à l’intensité dramatique, mais aussi et surtout à tous ses éléments comiques, ici plus saillants. Les comédiens Mikael Fasulo (fulminatoire) et Victorien Robert (enthousiaste comme un jeune premier de comédie) ne ménagent pas leur énergie et sont tous deux très convaincants.
En contrepoint de l’affaire des rivaux, Anthony Magnier a eu l’idée de faire jouer le valet Alain et la servante Georgette par les acteurs mêmes qui incarnent Agnès et Horace, lesquels changent prestement de costumes derrière le décor de fond de scène et réapparaissent aussi vite sous un masque de la commedia dell’arte. Le metteur en scène, qui sait avec Molière que l’on ne corrige jamais mieux les mœurs qu’en riant, a ainsi cherché à exploiter au mieux les ressorts bouffons de la pièce, quitte à s’affranchir du texte et à oser quelques saillies modernes. Les deux paysans, parlant avec un accent québécois, sont ici de parfaits balourds, aux trognes rougeaudes et aux regards effarés, qui suscitent une belle hilarité. L’échelle du comique burlesque, proche parfois de l’absurde, est montée et descendue à une vitesse qui donne le tournis. Ces choix comiques de mise en scène, loin d’atténuer le message autrefois subversif de la pièce, éclairent le projet d’Arnolphe avec la force du grossier qui en décuple la laideur. Agnès, pourtant peu diserte (à peine cent cinquante vers lui sont consacrés), saura la lui renvoyer, à la fin et à la face, en « deux mots » bien sentis.
La leçon, jaillie au terme de cette folle mécanique du rire, est belle ; elle a la puissance et la beauté de son universalisme, qui vilipende l’odieux exploiteur d’enfant et inhumain personnage qui méprise les femmes, leur daignant le droit de n’être guère plus qu’un objet à son service, jamais son égal. Le féminisme émancipateur de la morale n’a rien perdu de sa pertinente vigueur et il est ici porté sur scène avec un entrain superbement communicatif.
P. L.
L’École des femmes, de Molière. Mise en scène Anthony Magnier. Avec Éva Dumont, Agathe Bourdrières, Mikael Fasulo, Victorien Robert, Matthieu Hornuss. Jusqu’au 29 mai au théâtre le Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris.