Le legs didactique de Michel Rocard
Le lecteur pourra s’étonner d’un hommage indirect à l’ancien Premier Ministre dans un contexte éducatif a priori inadapté à son propos et à sa carrière d’homme d’État. Pour autant, il n’apparaît pas si inadéquat de s’intéresser à la parole politique dans une perspective didactique. Et ce, d’autant plus que les nouveaux programmes du collège invitent les professeurs à engager une vraie pédagogie de l’oral afin que les élèves soient plus à même de communiquer leurs idées sans en rester à des bribes d’expression.
De ce point de vue, comment ne pas relier la difficulté du fondateur du PSU à défendre une forme d’ethos du discours politique tout à la fois sur le plan des valeurs prônées et sur la manière d’exprimer ses idées ?
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Contre le fractionnement du discours intelligent
Combien de fois, à l’heure de l’instantanéité du discours-slogan quasiment promulguée en loi de la communication, n’a-t-on pas observé un journaliste ou un adversaire politique couper la parole à Michel Rocard sous prétexte d’éviter aux auditeurs la complexité de son discours ? Les épisodes inénarrables du « Bébête show » sur TF1 ne s’étaient d’ailleurs pas privés de caricaturer la propension du discours rocardien à s’aventurer hardiment dans l’abstrait et le conceptuel, pour ne pas dire dans la pensée complexe honnie par la vulgate médiatique.
Observons corrélativement, que, toute proportion gardée et dans un contexte bien entendu très différent, le professeur éprouve souvent les pires difficultés non seulement à aller au bout de ses explications mais aussi, encore plus cruellement, ses phrases. L’un de ses leitmotiv sera bien souvent : « Laissez-moi finir ma phrase ! » Injonction courante, pour passer de la situation pédagogique à la situation politique, dans les échanges avec l’ancien Premier Ministre « préféré » de François Mitterrand.
Réfléchir sur l’empêchement de la phrase complète
La mode télévisuelle (et même radiophonique – cf. l’émission matinale de Jean-Jacques Bourdin sur RMC) consiste à forcer l’interlocuteur invité à énoncer une pensée simplifiée à l’extrême qui tienne en quelques mot clefs, si possible, du fait de leur énoncé instinctif, à haut degré d’ambiguïté, pour assurer la traînée de poudre polémique. Les situations communicationnelles promues par l’audiovisuel demeurent ainsi très peu « rocardiennes ». Couper la parole, empêcher le déploiement d’une pensée complexe, est devenu le sport médiatique le plus en vogue – pour ne pas dire le plus bancable.
Or, dans les classes, cette situation de communication dévoyée trouve des échos évidents. Trop souvent, les élèves ne s’écoutent pas ou, plus exactement, n’entendent pas la totalité du message d’un camarade. Cette entrave quasi instinctive à la parole complète d’autrui aboutit, dans les pires situations de classe observées, à une forme de « communication » à dominante digressive.
En effet, en tronquant ce que l’on vient d’entendre, en ne retenant qu’un élément verbal sorti instantanément de son contexte, on parvient à déplacer le problème, à faire polémique, et à engager des conversations « à l’infini » qui répondent fatalement à la « logique » du coq à l’âne.
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Remédier à la réduction de la parole d’autrui
dans les séances d’accompagnement personnalisé
Les nouveaux programmes de collège impliquent, outre une réflexion sur les EPI, modules interdisciplinaires qui ont fait couler tant d’encre, une vraie réflexion sur la manière d’engager des séances constructives d’individualisation : l’accompagnement personnalisé ne pouvant se résumer à de simples et banales activités de soutien. La demande implicite du ministère aux professeurs de collège tient à une exigence d’inventivité associée à un réinvestissement complet du principe de différenciation pédagogique.
Or, en ce qui concerne l’enseignement de l’oral, l’accompagnement personnalisé apparaît être un lieu idéal pour ré-assurer tout à la fois une écoute et une locution satisfaisante. D’où le nécessité de penser des situations pédagogiques de remédiation des échanges oraux dans la classe.
De ce point de vue, filant le paradoxe de cet article, hommage indirect à l’éthique discursive de Michel Rocard, nous préconisons un travail spécifique sur la communication politique. Et, aussi paradoxal que cela puisse apparaître au premier abord, de travailler sur des captations d’échanges entre hommes politiques ou entre hommes politiques et journalistes.
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Arrêt sur image – et sur parole
Dans le contexte spécifique de l’accompagnement personnalisé, nous nous situerions ici dans une forme d’épistémologie du discours. En effet, avec les élèves, le professeur aurait tout loisir de s’interroger selon les axes suivants :
• Qu’est-ce que le locuteur avait pour intention de dire ?
• Qu’est-ce que son auditeur lui fait dire ?
• Qu’implique un échange régulé entre deux débatteurs ?
Si une telle situation de classe se faisait en salle informatique, les élèves pourraient eux-mêmes, dans un second temps, assurer l’arrêt sur image ou sur parole en analysant ce qui dysfonctionne dans la situation de communication analysée. L’observation réfléchie de tels échanges verbaux permettrait par ailleurs de remarquer que la phrase explicative est conditionnée par l’effet de certains mots employés. D’où l’attention des médias portés aux termes « chocs ».
Là encore, la référence à la manière qu’avait Michel Rocard d’exposer ses idées demeure on ne peut plus instructive. L’« échec » médiatique du candidat de la deuxième gauche, à l’ère de l’instantanéisme du discours politique, tient sans doute au fait qu’il ne s’est jamais soumis à la contrainte de la phrase « choc », du bon mot, qui, plus que jamais aujourd’hui, passe en boucle sur les réseaux sociaux. La campagne du « Brexit » n’a-t-elle pas été exemplaire d’une simplification à l’extrême du discours pour capter le maximum de voix ?
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Ancrer la réflexion dans le réel
Sur le plan scolaire cette fois, il semble plus que jamais essentiel d’ancrer la réflexion des élèves sur la langue sur des phases conversationnelles réelles issues notamment de l’espace médiatique.
Il ne s’agit pas, bien entendu, de faire de la classe la chambre d’échos du vacarme audiovisuel, mais bien au contraire de donner des outils à l’élève afin qu’il ne se laisse pas envahir par tout ce brouhaha et de lui permettre de résister à un mode opératoire discursif séduisant en apparence car spectaculaire, mais niant toute possibilité de donner du contenu à la parole.
Antony Soron, ÉSPÉ Paris
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« Si je gouvernais, je commencerais par rétablir le sens des mots. »
• Vidéo Ina. Bouquet d’images pour Michel Rocard, de 1967 à 2009, à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire.
• Vidéo Ina. Michel Rocard, candidat à l’élection présidentielle, interrogé par Édouard Guibert le 20 mai 1969.
• 540 documents sur Michel Rocard dans les archives de l’Ina.
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