L’enseignement de la Grande Guerre de 1914 à nos jours. Entretien avec Benoit Falaize
Depuis 2013, les commémorations du Centenaire de la Première Guerre mondiale ont suscité à tous les niveaux d’enseignement une riche mobilisation de la communauté éducative. De multiples projets pédagogiques pluridisciplinaires portant sur ce conflit majeur et ses effets à long terme sur la société française et le monde ont été proposés sur l’ensemble du territoire. L’École s’est ainsi emparée d’un sujet dont des traces profondes se retrouvent encore dans les histoires familiales comme dans la vie locale.
Benoit Falaize, inspecteur général de l’Éducation nationale, auteur d’une thèse consacrée à l‘Histoire de l’enseignement de l’histoire à l’école élémentaire, de la Libération à nos jours (Presses universitaires de Rennes), a bien voulu répondre, pour l’École des lettres, aux questions d’Alexandre Lafon, conseiller pour l’action pédagogique auprès de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, sur l’évolution de l’enseignement du conflit, de 1914 à nos jours.
Alexandre Lafon. – Nous avons souhaité évoquer avec vous la question de l’enseignement de la Grande Guerre, de l’événement à aujourd’hui, et comprendre comment ce conflit a été présenté à l’École pendant la guerre elle-même et jusqu’à nos jours. Pour commencer, comment diriez-vous que les enfants ont vécu la Grande Guerre à l’École de la République ?
Benoit Falaize. – Les enfants ont vécu la guerre à l’image de la population française, c’est-à-dire en fonction des zones de combats : soit à l’arrière, soit sur la ligne de front, en fonction de l’avancée des troupes, où, évidemment les enfants comme les adultes étaient en première ligne.
On en a un très beau témoignage avec Yves Congar. Il décrit dans son journal de guerre, alors qu’il a douze ans, l’avancée des troupes allemandes, le désastre matériel et humain, et la prise des Ardennes [1].
Parallèlement, Jean Zay, au même âge ou presque, depuis Orléans, relate la guerre dans un quotidien (« Le Familier ») qu’il rédige tout seul et de façon manuscrite.
Certes, l’expérience de la guerre est différente en fonction de là où se déroule la vie des enfants, mais ce qui est certain, c’est que dans toutes les familles se trouvent des pères, des oncles, des cousins, des grands frères qui sont concernés par la guerre. Celle-ci va ainsi saisir l’intégralité du champ d’expériences des élèves. Cela d’autant plus qu’ils sont directement concernés par le rôle que joue l’école, dans leurs apprentissages mêmes. La guerre est partout. Ce sont les consignes qui sont données par les autorités scolaires de l’époque. On en trouve des traces dans les instructions officielles, les conférences et les revues pédagogiques. Cela se vérifie également dans les cahiers d’élèves. Pour les élèves, la guerre est omniprésente.
• Comment les instituteurs et les professeurs rendent-ils compte de la guerre dans les classes mais aussi dans les écoles normales d’instituteurs ?
Il faut dire au préalable que la guerre fait partie de l’école primaire et préexiste à l’entrée en guerre de 1914. Mais il s’agit d’une culture patriotique qui n’envisage la guerre que comme une possibilité, au conditionnel, là où, après 1871, la volonté est plus explicitement revancharde. En effet, après la guerre de 1870-1871 se développe toute une littérature qu’a analysée Anne-Marie Chartier [2] et qui fait partie de la culture enseignante primaire. Sur la guerre de 1870, qu’il s’agisse d’Alphonse Daudet, de Victor Hugo ou encore de G. Bruno, l’auteure du Tour de la France par deux enfants, tous témoignent de la « perte » des territoires de l’Est et de la défaite.
G. Bruno est également l’auteure d’un livre d’éducation morale et civique Les Enfants de Marcel dans lequel la narration est une invitation à participer aux combats lorsqu’ils se présenteront :
« On peut donc, demanda Louis, obliger les parents d’envoyer leurs enfants à l’école ?
– Certainement, Louis, répondit Marcel. Il y a trois obligations que la patrie peut nous forcer à remplir : chaque citoyen doit s’instruire et instruire ses enfants ; il doit le service militaire et il doit payer les impôts.
– Je me rappellerai ces obligations, dit Louis [3]. »
Pour revenir à votre question, l’école rend compte de la guerre dans l’immédiateté des événements. D’abord il y a les prescriptions institutionnelles. La circulaire du 30 septembre 1914 signée Albert Sarraut en est un exemple frappant. Cette circulaire est un appel martial et particulièrement optimiste, en ce début de guerre, à la mobilisation de toute l’école derrière ses soldats :
« La lutte acharnée qui nous conduit irrésistiblement à la victoire ajoute chaque jour à la gloire de nos soldats mille traits d’héroïsme où le maître d’école puisera le meilleur de sa leçon. À la vaine emphase du verbe, il préférera, pour émouvoir l’enfant, ces modèles souverains de l’action. De cette première heure de classe, il faut que le viril souvenir reste à jamais empreint dans l’esprit de l’élève, citoyen de demain. Le maître qui aura su l’inscrire sera resté digne de la confiance de la République [4]. »
On retrouve cet esprit patriotique au sein même des départements, au plus près des enseignants, notamment dans des prises de notes (ou dans le texte même) des conférences pédagogiques du primaire. Les conférences pédagogiques sont des réunions d’instituteurs de plusieurs communes d’un même canton, autour de l’inspecteur, pour une parole ex cathedra.
Alain Corbin en livre une vision singulière [5] où il tente de restituer comment se déroulaient ces conférences et l’atmosphère qui y régnait. C’est un moment solennel où l’École pose ce qui doit être enseigné et comment. Plus encore que dans le secondaire, l’école élémentaire s’inscrit dans un cadre descendant et, en même temps, d’humanité.
Si l’on prend les conférences pédagogiques de la commune de Monêtier-les-Bains près de Briançon, la demande est explicite, en reprenant les mots mêmes de la circulaire du ministre de l’Instruction publique (Albert Sarraut), issus d’une autre circulaire, datée du 10 juillet 1915 :
« Monsieur le ministre écrit dans sa circulaire du 10 juillet 1915 : “S’il est un maître dont je me refuse à concevoir un instant l’idée, ce serait l’éducateur français pour qui la guerre n’existerait pas, qui aurait continué à vivre de ses mêmes fiches et de ses mêmes cahiers, de ses mêmes leçons et de ses mêmes devoirs, et qui n’adresserait à ses élèves, en ces heures décisives, que des paroles inchangées. » Tout en nous en tenant aux anciens programmes (poursuit l’inspecteur à Monêtier-les-Bains) nous devons vivifier notre enseignement en y faisant des apports nouveaux empruntés à la guerre actuelle. »
L’École doit accompagner la guerre. Reprenant les mots d’Albert Sarraut, il poursuit :
« Ainsi, sans négliger aucune partie de vos programmes, mais en les suivant tous très exactement, vous saurez, pendant cette seconde année de guerre, comme vous l’avez fait pendant la première, maintenir d’une part le fonds essentiel des études qui doit subsister et continuer à l’exemple de la vie nationale elle-même, et d’autre part adapter votre enseignement à toutes les circonstances comme à tous les devoirs du présent. »
L’inspecteur, devant les instituteurs du canton des Hautes Alpes précise sa pensée :
« Enseigner les sciences dans la mesure où le permet l’école primaire c’est favoriser un facteur de progrès. Il n’est pas jusqu’à la récitation, le chant qui ne puissent contribuer à développer le sentiment patriotique chez l’enfant. [6] »
Ainsi, dès le début de la guerre les instructions sont très claires : l’École est en première ligne et se doit de transmettre l’esprit patriotique. Dans les propos tenus, lors de la même conférence pédagogique, on peut lire par exemple, à propos de la leçon d’histoire :
« La guerre actuelle donne un intérêt nouveau aux enseignements. On peut rapprocher les événements actuels des anciens et notamment les envahisseurs du IVe siècle peuvent être comparés à ceux de 1914 qui ont saccagé la douloureuse Belgique. »
On sent bien que l’on se réinscrit dans l’histoire longue et il est hors de question que l’école passe à côté de la transmission de celle-ci et notamment de cette lutte présentée comme ancestrale contre les Germains, les Prussiens, les « casques à pointe », comme on les appelait familièrement alors. C’est-à-dire que l’on fait référence non seulement aux invasions germaniques mais aussi à la Maison d’Autriche et à Louis XIV, etc.
Cela permet de revisiter toute l’histoire de France à travers la guerre actuelle. Et ce que l’on constate massivement dans les cahiers d’élèves – je pense aux travaux d’Olivier Loubes [7] –, c’est que cela a été fait dans les classes. C’est-à-dire que la dimension patriotique souffle sur l’école, y compris chez les maîtres qui en 1914 pouvaient se sentir plus proches de Jaurès que des bellicistes. Mais la guerre est engagée, les élèves ont des pères ou des grands-pères qui sont sur le front, on ne peut pas faire comme si elle n’existait pas.
Dans la formation des maîtres, les écoles normales sont elles aussi concernées et mobilisées. D’abord parce qu’il ne faut pas oublier que beaucoup d’élèves d’écoles normales sont destinés à rejoindre l’armée très vite et il y a nécessairement une sorte d’émulation patriotique qui s’installe, ou de résistance à certains endroits, même si celle-ci se manifestera surtout un peu plus tard, vers 1916-1917. Ce sentiment patriotique, passé l’enlisement des combats, se manifeste en classe de façon très nette en 1918 pour célébrer la victoire, entre fierté, joie et surtout soulagement devant la fin des combats.
L’École est donc au cœur du dispositif, avec une mobilisation à tous les échelons. Notamment sans doute aussi parce que la défaite de 1870-1871 était attribuée par les élites républicaines au fait que la France avait une école qui n’était pas à la hauteur de l’enseignement allemand, et pas à la hauteur du peuple allemand plus organisé et discipliné, et mieux éduqué. Pour beaucoup, la défaite de 1870 a été expliquée par le fait que l’école française ne diffusait pas assez l’esprit scientifique des Lumières : la science, la technique, la cartographie, mais aussi et surtout l’esprit patriotique. Sur tout cela, les Allemands semblaient supérieurs. L’insistance à impliquer l’école en 1914 s’explique aussi par cela, par la défaite de 1870.
Mais la guerre est aussi l’expérience brutale du deuil qu’impose les premières offensives. C’est ce que montre très bien Emmanuel Saint-Fuscien dans ses travaux consacrés aux rapports complexes entre l’école et la guerre [8]. Comme il le rappelle justement, « le premier tué français le 2 août 1914, André Peugeot, était fils d’institutrice et élève de l’École normale de Besançon [9]. »
C’est la mort de la guerre qui fait irruption dans l’enceinte scolaire, par la disparition des proches (frères, oncles, pères), mais aussi de ceux de la communauté scolaires : famille de l’enseignant, famille des camarades de classe. Jay Winter [10] et E. Saint-Fuscien parlent ainsi d’une « communauté de deuil », au sein d’une douleur vécue, partagée et dite collectivement ou en aparté, dans l’intimité de la relation pédagogique, devenue plus proche, moins autoritaire. Le deuil unit. Albert Sarraut, très tôt, l’inscrit dans sa circulaire du 30 septembre 1914 :
« La leçon du maître sera simple et forte. Elle devra convenir à l’âge de ses auditeurs, les uns enfants, les autres adolescents. Chacune de nos écoles a envoyé sur la ligne de feu des combattants, professeurs, ou élèves, et chacune, je le sais, porte déjà la douleur de ses deuils. La parole du maître dans la classe évoquera d’abord le noble souvenir de ces morts, pour exalter leur exemple, en graver la trace dans la mémoire des enfants. »
• Le lien entre l’armée et l’École reste-t-il prégnant, comme au temps des « bataillons scolaires » en 1882 ?
Ils n’ont pas duré très longtemps mais il y a cette idée que le corps participe aussi, et que ce qu’on appelle aujourd’hui l’éducation physique et sportive, les cours de gymnastique tout simplement, sont nécessaires : mens sano in corpore sano devient une phrase inscrite aux tableaux noirs des écoles républicaines, à côté de la carte de France, amputée, et grisée, de sa partie est.
• Il fallait en quelque sorte alors dresser les corps en même temps qu’instruire les élèves ?
Oui, en tout cas mobiliser toute cette jeunesse pour ne pas apparaître comme un peuple sans énergie face à la puissance allemande. Le souvenir de la défaite de Sedan est intact. Dans les classes, la présence de la guerre s’observe dans toutes les disciplines. Il faut dépouiller les cahiers d’élèves pour le savoir. Ce que l’on y découvre est très éclairant. Le chant, la musique, le dessin y concourent – on dessine par exemple volontiers des cartes des Dardanelles en 1915, mais aussi des soldats en armes dès 1914.
Les supports d’apprentissage sont adaptés à la guerre car il convient que la guerre imprègne tous les contenus d’apprentissage. L’histoire évidemment – mais c’est l’histoire en direct, et c’est aussi une particularité, on fait l’histoire du temps présent avant même que l’on ait inventé le concept. De la géographie aussi, et du français bien entendu. Parmi les auteurs mobilisés, on trouve bien sûr Victor Hugo, Le Chant du départ de Chénier, Charles Péguy (surtout son poème « Ève » de 1913, avec ces vers exaltants la patrie en arme : « Heureux ceux qui sont morts… »), ou Aristide Briand – parce que l’on continue à vanter la paix : la France est attaquée et elle se défend cette fois-ci vaillamment –, Jean-Jacques Rousseau, La Fontaine… Cette liste est bien sûr loin d’être exhaustive.
Dans l’économie des apprentissages de la classe, jusqu’à la calligraphie, aux phrases de morale inscrites sur le tableau, cet esprit patriotique souffle largement. On peut citer un florilège des phrases inscrites au tableau : « Dans les guerres, les soldats doivent être inutilement cruels », « Les enfants eux-mêmes doivent comprendre que la guerre cause des deuils et de graves soucis » ou encore « La France combat pour son indépendance, pour sa sécurité et la liberté des peuples, petits ou grands, amis ou ennemis » (octobre 1915).
Même dans la guerre, même dans l’esprit patriotique, il y a cette tension permanente avec l’universalisme français. L’esprit de la « patrie des droits de l’homme » se distingue du nationalisme allemand et du pangermanisme. La revendication nationale s’incarne dans l’idéal de Valmy d’une nation qui doit se défendre. Et qui sait vaincre.
• On va d’ailleurs retrouver dans les cartes postales, produites en grand nombre entre 1914 et 1915, la figure du barbare associé à l’Allemand, du soldat de la bataille de Valmy et de la République. La Grande Guerre semble s’inscrire alors directement dans le « récit national » ou le « roman national », si l’on peut dire [11]...
Je préfère, avec Olivier Loubes, le terme de « récit patriotique républicain », qui correspond bien à la finalité de l’enseignement de l’histoire au début de la IIIe république. Avec l’idée très prégnante de Valmy et de la République qui éclairent le monde, les enseignants s’inscrivent ainsi majoritairement dans l’Union sacrée, malgré les tensions politiques. Le témoignage de Maurice Agulhon montre bien ces tensions existant à l’intérieur même des familles, notamment d’instituteurs. Néanmoins, ils s’accordent massivement sur l’Union sacrée et les résistances qui existent sont souvent uniquement intellectuelles et prennent très peu souvent la forme de la rébellion.
• En quoi la guerre a-t-elle pu aussi désorganiser très concrètement l’École ?
La guerre désorganise l’école sur les zones de combat marquées par la violence du conflit. Les territoires sont envahis, les écoles détruites par les bombardements ou réquisitionnées. Les enfants sont rapatriés vers des établissements moins exposés, les maîtres partis au combat doivent être remplacés, souvent par des jeunes filles encore dans les Écoles normales et également par des retraité(e)s. Cela engendre une féminisation accrue du corps enseignant, alors qu’à l’époque la masculinité est encore très affirmée dans l’école élémentaire. En même temps, dans certaines communes rurales, les classes ont pu, ponctuellement et sur un laps de temps très réduit, être confiées à des « grands » qui ont déjà fait la classe et possèdent un certificat d’études.
La question de la mobilisation des instituteurs touche l’ensemble de la France. Dans certaines régions, dont le Sud-Ouest, un grand nombre d’instituteurs sont morts au combat. Au sortir de la guerre, il faudra donc très vite remplacer cette génération d’instituteurs morts pour la France.
• Cette histoire peut aujourd’hui être utile à réactiver dans le corps enseignant. Comment transmettre l’épaisseur de l’histoire aux jeunes enseignants qui arrivent aujourd’hui dans les écoles ?
En formation des maîtres, j’ai passé près de quinze ans à rappeler cette histoire-là pour justement dire à quelle culture primaire les nouveaux entrants pouvaient se rattacher, comme on incorpore une histoire du métier dense et humainement chargée. Une dimension me semble essentielle à transmettre : l’école primaire est celle de la polyvalence et des Lumières. Ce que Charles Péguy avait su dire avec émotion à la fin de son De Jean Coste : l’instituteur est
« le seul et l’inestimable représentant des poètes, des artistes, des philosophes et des savants, des hommes qui ont fait et maintiennent l’humanité. Il doit assurer la représentation de la culture [12]. »
Les instituteurs de la Grande Guerre étaient dans cette école-là, au moins dans l’idéal proclamé, investis par l’esprit encyclopédique du XVIIIe siècle. L’engagement pour la France se faisait au nom de la Révolution française et de la République, de manière indissociable.
Une autre dimension essentielle à transmettre aujourd’hui est que les instituteurs, qui ont défendu la Patrie et appris aux élèves avant-guerre à la défendre, vont non seulement regretter leurs condisciples morts au champ d’honneur, leurs propres corps abîmés et leurs membres amputés, les personnes de leur familles disparues, mais aussi les élèves morts au combat. Cela représente un vrai traumatisme dans la conscience enseignante d’avoir engagé, par leur discours patriotique, leurs élèves dans la guerre. C’est ce qui va nourrir le tournant pacifiste des instituteurs dans les années 1919-1930, voire jusqu’à Munich en 1938, ce qu’analyse très finement Olivier Loubes [13].
• Puisque nous commençons à évoquer l’après-guerre, l’étude de la Grande Guerre entre-t-elle d’emblée dans les programmes scolaires à partir de 1919 ? Quelle est alors sa traduction dans les manuels scolaires ?
La guerre est, de fait, étudiée pendant la guerre elle-même, et bien sûr aussi après-guerre, lors du temps de la célébration des héros. La Grande Guerre entre ainsi dans les programmes de 1923 qui sont renouvelés, avec un grand débat dans le monde de l’Instruction publique. Le Syndicat national des Instituteurs (SNI), composé de nombreux anciens combattants, à l’image de la profession elle-même, est très partagé sur la nécessité de maintenir un enseignement de l’histoire à des enfants, car celle-ci est un long et pénible (et incompréhensible) récit de guerres, de haines, de larmes et de sang.
Les travaux d’Olivier Loubes montrent ces dissensions internes : Gaston Clémendot, dirigeant du SNI, demande ainsi en 1921 l’arrêt de l’enseignement de l’histoire, parce que, selon lui, l’ensemble des instituteurs portent la responsabilité de la boucherie de la Grande Guerre [14]. L’histoire serait patriotique, belliciste. Cette proposition n‘est pas acceptée, et l’enseignement de l’histoire n’a jamais cessé depuis, à l’école primaire, jusqu’à aujourd’hui. La question se reposera également à la Libération, pendant les travaux de la Commission Langevin-Wallon, sans que la proposition soit retenue.
Mais il y a une autre particularité : c’est le fait que l’enseignement de l’histoire se déploie des origines aux temps présents. Ceci est d’ailleurs une particularité française, sauf après 1945 où il faut attendre 1960 pour que le temps présent soit abordé explicitement, comme si le trauma de la Seconde Guerre mondiale, notamment la Shoah, avait été si fort que l’on se sente en difficulté pour dire le temps présent. Mais après la Première Guerre mondiale, le temps présent est intégré dans les programmes qui s’arrêtent à la signature de l’Armistice le 11 novembre 1918. C’est Rethondes qui solde la fin des programmes. Et c’est ce qu’apprennent les élèves dès 1919-1920.
• Après la guerre, les manuels présentent-ils une inflexion sur le sens de l’engagement patriotique ?
On reste dans un esprit patriotique que cela soit dans les manuels scolaires de l’école publique ou privée. Dans le livre d’école fourni gratuitement après-guerre par la ville de Paris aux écoles primaires, pour le cours moyen, la leçon se termine par ces phrases :
« La Paix ne fut signée à Versailles qu’un an après, en juin 1919. L’Alsace-Lorraine nous était restituée et la réparation de nos dommages nous était promise. Mais la France, toujours à la peine et à l’honneur sur tous les fronts, avait perdu 1.500 000 de ses enfants, 10 départements avaient été envahis, pillés, incendiés. Grandie moralement aux yeux du monde elle sortait de l’épreuve exsangue et déçue [15]. »
La leçon se termine par la création de la SDN, espoir de la France d’une paix durable. Mais c’est aussi dans l’organisation de la leçon que s’ancre cet esprit dans l’après-guerre : il y a les causes (les Allemands sont responsables, « le parti militaire conduit par le kronprinz devenait tout-puissant [16] », « l’Allemagne avait en effet, plus qu’aucun autre peuple, une mentalité impérialiste et belliqueuse [17] »), le déroulement (mouvements, tranchées, mouvements) et la résolution de la guerre (la victoire). Ce triptyque est d’ailleurs encore en vigueur aujourd’hui. C’est peut-être le sujet même qui s’y prête avec un découpage chronologique assez simple à faire et à penser.
Après-guerre, l’on sait que c’est en 1914 que l’on meurt le plus. Aujourd’hui, dans les manuels scolaires, ce savoir intime (issu de l’expérience des familles et des communes) a tendance à s’estomper au point qu’il n’est pas rare que les enseignants (et donc les élèves) pensent que les jours les plus meurtriers de la guerre sont liés à la bataille de Verdun, symbole patrimonial de cette guerre, lieu de mémoire scolaire par excellence.
Mais dans les pratiques, un écart va se creuser entre la génération des élèves qui ont connu la guerre, qui ont pu en souffrir directement par les combats et les morts de très proches, et celle des élèves, nés après-guerre, ou nouveau-nés à la fin de celle-ci. Ceux-ci intègrent l’école à la fin des années 1920, où la ritualisation de la cérémonie du deuil que représente le 11-Novembre, par exemple, ne revêt plus la même charge symbolique et affective que pour les générations précédentes. C’est bien sûr vrai.
Mais il faut aussi prendre en compte le rejet extrêmement fort du patriotisme chauvin, belliciste qui traverse toute la génération des enfants du feu, celle de 1904-1905 pour Sirinelli, c’est-à-dire celle de Jean Zay ou Pagnol : ils seront très violemment pacifiste par rejet du pathos patriotique – accusé d’avoir produit la boucherie de 14 – de leurs jeunes années : leur pacifisme se nourrit de l’overdose de patriotisme en guerre. Même si l’École, au travers de des leçons effectuées par les maîtres, perpétue cette mémoire de guerre.
L’émotion que suscite, dans une école algérienne, le maître de Jacques (Albert Camus) en lisant le Feu de Barbusse, est de ce point de vue caractéristique d’une expérience humaine (et scolaire) partagée entre un maître revenu du front et un orphelin de père. Ce sentiment s’estompera certainement progressivement, du moins dans son intensité, dans les années 1930.
• On évoque donc la présence de la Grande Guerre dans les manuels scolaires dès la sortie de guerre. Le Centenaire propose une chronologie revisitée du conflit, puisqu’on tend à montrer que la guerre ne se finit pas en 1918, année des traitées de paix. Elle se prolonge à l’Est jusqu’en 1923. Cela permet d’expliquer la violence qui s’exprimera dans les années suivantes, notamment en Pologne ou en Ukraine. Peut-on de ce point de vue saisir de grandes fluctuations dans l’apprentissage de la Grande Guerre à l’école primaire de 1921 (pourquoi 1921, si c’est pour la référence aux nouveaux programmes de Lapie, la bonne date est 1923 [18] à aujourd’hui ?
Dans ma thèse, je distingue trois grandes périodes que l’on retrouve aussi dans d’autres dimensions mémorielles, comme a pu le montrer Serge Barcellini, président général du Souvenir français.
De 1921 jusqu’aux années 1960, les manuels scolaires s’ancrent principalement dans une dimension patriotique [pour les manuels les changements interviennent à la marge dès 1919 – ajouts de textes voire d’un chapitre, sur la Grande Guerre – et en profondeur après 1926 : la fin de l’histoire devient la SDN après congrès et pression des instituteurs syndiqués, relayés par les éditeurs, hors de toute action institutionnelle ; c’est une chronologie qui dit l’adaptation par le bas, par le mouvement de la société, vers la pratique en classe. Même si, dans les pratiques, celle tension patriotique doit être fortement nuancée dans la mesure où celle-ci a pu s’être très largement estompée, après 1945, et même parfois avant même la Seconde Guerre mondiale.
En effet, l’esprit patriotique qui souffle des années 1920 aux années 1960 n’est pas totalement cohérent sur l’ensemble de la période. En même temps, il y un timide effacement du récit national, avant tout sous l’effet du pacifisme. Dans les rédactions scolaires que l’on retrouve dans les cahiers d’écoliers, le mot guerre est remplacé par celui de paix, marquant un progressif recul de l’esprit patriotique. On ne vante plus la guerre contre les Allemands, mais le temps de la paix, en citant Aristide Briand. Mais pour autant, la commémoration du 11-Novembre est déjà installée dans l’espace public, en associant fortement les écoles dans les années 1920.
Des années 1960 aux années 1990, on observe un réel effacement de la guerre de 1914-1918, qui correspond à un déclin du « récit national », sauf à l’occasion d’activités d’éveil lorsqu’il s’agit pour un maître de rendre compte de la cérémonie autour du monument aux morts ou des commémorations de la Grande Guerre. Mais cela reste assez superficiel dans la globalité des pratiques. À cette époque, les manières de raconter l’histoire sont profondément bouleversées, l’héroïsation de la guerre n’est plus tenable dans les années 1960. Dans le « Grand Duduche » de Cabu, le personnage de l’ancien combattant avec sa canne, caricaturé et moqué, témoigne de cette période. Cette bande dessinée est assez symptomatique d’une nouvelle génération qui refuse une éducation à la citoyenneté par la guerre des poilus et la violence. Les anciens combattants qui ont désormais autour de 60 ans représentent ce que l’on rejette en priorité, au nom du pacifisme. Ainsi, les années 1960 et 1980 marquent un véritable effacement où l’éducation civique ne passe plus par l’enseignement de la guerre. C’est le temps d’un esprit critique contre la guerre, la guerre capitaliste des puissants contre les peuples.
De plus, une autre mémoire vient obstruer les débats et les consciences de la Grande Guerre : c’est celle de la Seconde Guerre mondiale qui occupe enseignants et élèves désormais. La résurgence de la mémoire de la Shoah a lieu dans les années 1970-1980, notamment avec l’ouvrage de Robert Paxton sur la France de Vichy publié en France en 1973 [19] et les travaux de Raul Hilberg sur la Shoah [20].
Le troisième temps est celui de la patrimonialisation de la Grande Guerre, son ancrage comme patrimoine national à défendre et à sauvegarder, d’autant plus avec la disparition des derniers Poilus [21]. À l’École, il y a bien eu un moment « disparition du dernier poilus » avec la figure de Lazare Ponticelli, décédé le 12 mars 2008. Cette patrimonialisation a été précédé par des retours de mémoire.
Dans le début des années 1990, émergent les premières revendications pour évoquer les mutineries lors de la Grande Guerre dans les écoles. En parallèle, c’est le moment où l’on interroge le fait que les troupes coloniales ne sont jamais évoquées dans les manuels scolaires. Cela fait référence aux travaux universitaires de Marc Michel qui réinvestissent le terrain colonial et la place des tirailleurs dans la guerre [22], notamment dans des outils pédagogiques pour mener des séances en classe (Textes et documents pour la classe [23], Documentation photographique [24], etc.). Il y a donc une remise en cause du cadre national du récit de l’histoire, au profit d’un délitement du récit patriotique de la Grande Guerre.
Dans cette troisième période, la façon de considérer la guerre change de nature, comme le montre la place du 11-Novembre qui devient jour d’hommage à tous les morts de la guerre. Ce jour de commémoration devient quelque chose de plus consensuel et plus universel. Dans les manuels scolaires, c’est l’humanité en souffrance qui est pointée face à l’absurdité de la guerre partout où elle sévit, dans les tranchées sur le front Est comme sur le front Ouest ou encore à la frontière italo-autrichienne. C’est aussi sur ces morts en commun que s’est fondée l’Europe avec la première idée de la Société des Nations (SDN) qui ancre un idéal européen. La poignée de main entre Kohl et Mitterrand en 1984 patrimonialise le consensus autour de la Grande Guerre, ce que l’on retrouve dans les manuels scolaires.
• Cela renvoie bien à l’idée que la Grande Guerre devient un « lieu de mémoire » comme l’a défini Pierre Nora. Pour en revenir à l’évolution de la place de la Grande Guerre dans les manuels scolaires, que peut-on noter à propos de la période de la Révolution nationale lors de la Seconde Guerre mondiale ?
Lors de la « Révolution nationale », il n’y a pas de réel renouvellement des manuels scolaires, en raison de la pénurie de papier. Les cahiers d’écoliers montrent que l’apprentissage de la Grande Guerre est le même, qu’on soit juste après la Grande Guerre ou sous le régime de Vichy, avec l’exaltation de la France et du patriotisme. La figure du général Pétain permet cette continuité, du fait de son aura lors la Grande Guerre, ce qui n’est pas sans influence sur l’adhésion d’un certain milieu d’instituteurs au régime de Vichy.
Dans un des rares ouvrages d’instruction civique et morale publié sous Vichy [25], le chapitre consacré à « servir la patrie » passe en revue le « génie de la France », la « civilisation française » et « sa majesté, la langue », le poème « Aux morts pour la patrie » de Victor Hugo, issu des Chants du Crépuscule. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, si Jeanne d’Arc et Napoléon sont donnés en exemple aux enfants de France, les Soldats de l’An II également (grâce à un poème de Victor Hugo encore une fois). Le mot République n’est pas cité, et le devoir de servir le Chef de l’État affirmé comme un devoir patriotique. Rien n’évoque la gloire des combats de 1914-1918, sans doute pour ne pas aller contre la susceptibilité de l’occupant, mais en revanche, la défense du pont de Château-Thierry le 9 juin 1940 l’est.
C’est dans l’absence de la Grande guerre (que Pétain symbolise officiellement) que l’on doit lire ce livre pour les classes des « enfants de France », comme une absence-présence aveuglante. Du reste, il aurait très difficile, voire impossible, de faire une histoire patriotique de la Grande guerre aux élèves sous Vichy, car tout le monde savait qu’il ne pouvait y avoir une unanimité scolaire sur les belligérants en guerre. Difficile de mobiliser les élèves sur les souffrances ou l’héroïsme de l’Allemagne et/ou de l’Angleterre en même temps, voire de la France victorieuse…
Ainsi, l’héroïsation de la nation française à l’occasion de l’évocation de la Grande guerre, sous Vichy, n’est pas sans ambivalence, et peut-être appréhendée comme une sorte de résistance intérieure au régime de Vichy et aux Allemands. On sait du reste que le 11-Novembre est resté un objet politique fort avec la mobilisation des étudiants et des lycées le 11 novembre 1940 dans un premier geste de résistance.
• La question de la contrainte et du consentement de la société face à la Grande Guerre traverse l’historiographie, notamment française depuis une vingtaine d’années, l’École reflète-t-elle les débats qui animent les historiens ?
Dans le secondaire, les débats historiographiques ont un écho très fort, et notamment ceux en lien avec les travaux sur la brutalisation et sur le consentement de la société. Ces débats historiographiques sont mêmes devenus des objets de débat, avec l’intégration, dans les manuels scolaires, de double pages consacrées aux différents courants historiographiques. Il s’agit de montrer aux élèves qu’il n’y a pas une seule et unique lecture de l’histoire de la Grande guerre [26].
L’école élémentaire ne s’est pas confrontée (directement du moins) à ces débats, en proposant souvent une synthèse équilibrée entre les différents points de vue, à la manière d’Antoine Prost dans son ouvrage La Grande Guerre expliquée à mon petit-fils [27]. De plus, les enseignants de l’école élémentaire n’ont pas nécessairement de formation spécifique sur l’épistémologie de l’histoire ou l’historiographie. C’est souvent une histoire traditionnelle qu’ils gardent en mémoire de leurs années de classes secondaires : les raisons de la guerre, son déroulement et sa conclusion à Rethondes. Par ailleurs, il convient de ne pas oublier que l’apprentissage de la Grande Guerre à l’école élémentaire arrive dans la seconde partie de l’année de CM2, ce qui ne laisse que peu de temps à son approfondissement. Cependant, le 11-Novembre est la seule date expliquée aux élèves dès le CP, voire dès la fin de l’école maternelle, où l’on retrouve un discours très simplifié, pointant la guerre et la souffrance des combattants, et la nécessité de ce souvenir d’eux.
• L’enseignement de la Grande Guerre a-t-il été identique dans le secondaire ?
Pas tout à fait, car le niveau secondaire a longtemps appartenu tout d’abord à une élite jusque dans les années 1960-1970. À cette époque, ce sont au maximum 18 % d’une classe d’âge qui avait le baccalauréat général. Ce « secondaire d’élite » a toujours été fortement rattaché à l’université, donc plus en lien avec la recherche universitaire et les débats historiographies. Les thématiques abordées ont suivi les débats historiographiques comme je le disais tout à l’heure.
Les thématiques comme le débat autour de la contrainte et le consentement, ou sur la culture de guerre et la brutalisation de la société se sont imposés dans les années 1990, en lien direct avec les publications et les controverses qui les ont accompagnées. Pourtant, de manière générale, le triptyque causes / déroulement / dénouement du conflit que l’école élémentaire décline, est tout à fait repris en classe de troisième et encore en première, même si de récente modifications des programmes du collège vient réinscrire la grande guerre dans un continuum historique plus large que le strict récit des événements [28].
• Comment envisagez-vous une possible transformation du paradigme de l’enseignement de la Grande Guerre à l’école primaire ? Doit-on rester dans un discours et des rituels hérités des années 1920 ? Comment cet enseignement peut-il s’appuyer sur une approche pluridisciplinaire avec un ancrage dans l’environnement proche des élèves ?
Dès les années 1960, les instituteurs se sont attachés à travailler à partir des monuments aux morts de proximité, du nom des rues, des traces de la Grande Guerre inscrites dans la géographie urbaine. Il ne faut pas oublier que s’ouvre, à la même époque, un renouvellement de l’enseignement de l’histoire lors de la période d’éveil qui tend à réinterroger le passé à l’aune du présent [29]. Le mouvement de rénovation pédagogique n’est donc pas à faire. Les pratiques de l’école ont gardé en mémoire, largement, les traces de l’éveil.
Aujourd’hui, dans ce moment commémoratif du Centenaire, je plaiderais volontiers pour l’alliance de la tradition mémorielle de l’enseignement de la Grande Guerre aux pratiques pédagogiques contemporaines.
La tradition s’ancre dans la polyvalence mobilisée par les maîtres pour mettre en relation différentes approches de la guerre : par les arts, la littérature, l’histoire, la géographie. Cet ensemble de dispositifs pédagogiques permet de réinvestir le sujet en ne lui conférant pas nécessairement la dimension patriotique, mais rappelle les événements et souligne l’importance de la mémoire.
La modernité serait de prendre en compte les ajouts historiographiques : l’histoire des femmes, l’histoire coloniale, le débat autour du consentement et de la contrainte, mais aussi la place singulière du génocide arménien [30]. Il s’agit finalement d’interroger les enfants sur les débats historiographiques contemporains en les rendant accessibles à leur compréhension. Comme le rappelle Marc Bloch, faire de l’histoire doit aussi passer par une traduction en langage d’enfant. Lavisse utilisait d’ailleurs ce même terme de « traduction » en langage d’enfant pour l’apprentissage de l’histoire à l’école.
Cependant, nous ne pouvons considérer l’école comme un lieu de commémoration. L’école est fondamentalement un lieu d’apprentissage et de savoirs, adossés à des disciplines et à des didactiques repérées et aux références assurées. La commémoration comme exaltation du passé à sentiment patriotique n’a pas sa place à l’école élémentaire. Cependant, si la commémoration devient une donnée incluse dans la transmission de connaissances et la diffusion des derniers acquis historiographiques, cela correspond bien à l’idée de l’école élémentaire qui est par définition dans la polyvalence et la transversalité des apprentissages.
• Je partage tout à fait votre point de vue sur la place des commémorations à l’École. Cela me permet d’effectuer la transition vers la question suivante sur l’action pédagogique menée lors de ce Centenaire qui tend à sortir des stéréotypes liés à la Grande Guerre, comme partir la fleur au fusil, ou des rituels de commémoration hérités des années 1920, encore empreints d’une certaine fascination de la guerre. Comment amener les élèves à une réflexion sur une culture de paix ?
Il faut encore renforcer la culture de paix des années 1920 et 1930 dans les apprentissages. Par exemple, il est dommage qu’Aristide Briand soit peu connu dans l’école élémentaire et que la SDN soit aussi peu traitée. À ma connaissance, il n’y pas encore d’étude sur l’impact du centenaire de la Première Guerre mondiale sur sa transmission scolaire. Cependant, je relève que l’histoire de la Grande Guerre intéresse tout particulièrement les professeurs parce qu’elle peut s’appuyer sur l’histoire et la vie locales.
De nombreuses recherches sont aujourd’hui menées à travers les archives, les fiches de renseignement des combattants, pour retrouver la trace des personnes disparus. Des familles retrouvent encore aujourd’hui du grand-père ou du grand-oncle, mort pendant la Grande Guerre. Ils peuvent ainsi trouver la date et le lieu de son décès et y compris, comme cela se passe parfois, construire une stèle à leur mémoire en présence d’un journaliste du journal local ou des édiles communales. Les professeurs se saisissent ainsi de cet engouement pour l’histoire locale. À partir des témoignages, des archives et des sources locales, il me semble que l’approche de la Grande Guerre a été renouvelée dans les écoles.
• De ce que j’observe à partir de la Mission du Centenaire, j’ai cette même intuition de renouvellement de l’histoire par l’approche locale. Dans le cadre du concours des Petits Artistes de la mémoire proposé par l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG), une école de Montpellier a monté un projet autour de la redécouverte de la tombe d’un soldat de la commune des Matelles. Avec le Souvenir français, une cérémonie a été organisée devant sa tombe l’associant une lecture de ses lettres par les élèves.
Les lettres de poilus sont en effet très mobilisées par l’école élémentaire. Un autre exemple, à Marseille, une lettre d’un poilu de 24 ans, Jean Soulagnes qui allait mourir quatre jours plus tard, a été retrouvée en janvier 2018. Lors de la cérémonie en l’honneur de Jean Soulagnes devant le monument aux morts du quartier marseillais des Camoins où son nom est inscrit, cette lettre a été remise à son arrière petit-neveu, retrouvé grâce à une forte mobilisation médiatique. Les professeurs des écoles peuvent s’appuyer sur ces archives de l’histoire locale.
• Il me semble que le Centenaire a été l’occasion de la découverte ou la redécouverte des archives en lien avec ce travail local.
En effet, l’enseignement de l’histoire était très codifié entre les monuments aux morts, le 11-Novembre et les noms de rue. Je ne suis pas sûr que le 11-Novembre dégage une émotion intense chez les élèves pour qui le sens de la cérémonie peut paraître lointain. En 2015, après les attentats contre Charlie-Hebdo, dans un retour patriotique aux commémorations, certaines communes ont remis au goût du jour la présence des élèves lors du 11-Novembre. Mais là encore, au regard des photos et des émissions, je ne suis pas sûr que les élèves comprennent totalement et entièrement pourquoi ils étaient là et surtout qu’ils aient fait le lien entre le passé et le présent.
En revanche, passer par l’étude des lettres touche quelque chose de l’ordre du sensible. Cela s’ancre parfaitement dans le cadre de l’enseignement morale et civique (EMC), où quatre dimensions sont soulevées dont la sensibilité, ce qui permet aux professeurs d’effectuer un travail de compréhension et d’incarnation de l’histoire.
• Passer de l’émotion à la compréhension est en effet un réel enjeu dans l’enseignement de l’histoire. Les débats autour de la place de la Shoah à l’École interrogent bien cette part de l’émotion dans l’enseignement, et du sens que l’on peut en tirer. Vous évoquez d’ailleurs cette question dans un article du « Monde diplomatique » [31]. Sur la Première Guerre mondiale, de quelle manière capitaliser sur ce retour d’expériences que l’on vient d’évoquer lorsque le Centenaire sera clôt ? Comment poursuivre sur cette dynamique ?
Pour ne pas en rester à la dimension purement commémorative et inscrire cette dynamique sur la durée, je formule le vœu que l’action pédagogique de la Mission du Centenaire ne disparaisse pas en 2019 [32]. La Mission du Centenaire permet en profondeur la mutualisation des ressources sur la Grande Guerre. Il est nécessaire de toujours actualiser les dispositifs pédagogiques en fonction des débats historiographiques contemporains. Cela permet d’interroger notre rapport à la violence de la guerre et à la difficile paix dans les équilibres internationaux, ce qui est un réel enjeu civique au sens propre du terme.
• Dans le cadre de la polyvalence, de l’interdisciplinarité, le Centenaire n’a-t-il pas aussi été l’occasion de réfléchir aux pratiques pédagogiques en classe, notamment à la pédagogie par projet ?
Je pense que la pédagogie par projet et la pédagogie pluridisciplinaire ont toujours existé, particulièrement dans l’école élémentaire. Le centenaire de la Grande Guerre a fourni un cadre singulier à ces pédagogies en rajoutant une forte dimension à la fois civique et sensible. Ce n’est pas le même paradigme pour le collège ou le lycée où la division disciplinaire rend plus difficile cette approche. Le cadre du Centenaire a pu encourager des professeurs du secondaire à travailler ensemble.
Ceux qui ont le souci d’aller voir ce qui se passe dans l’école élémentaire sont souvent impressionnés par le travail incroyable menés par les professeurs des écoles, bien qu’il ne soit souvent pas pensé. Dans l’école élémentaire, l’approche transversale est beaucoup plus naturelle : le sujet est envisagé sous toutes ses facettes, dans une interdisciplinarité que permet la polyvalence des maîtres, surtout dans le cadre d’un projet, tandis qu’un professeur d’histoire-géographie sur la Grande Guerre va se concentrer sur son thème à lui. L’école élémentaire et l’école secondaire ont réellement deux cultures différentes, fruit de l’histoire. L’école française en porte la marque encore aujourd’hui.
Notes
[1]. Stéphane Audoin-Rouzeau et Dominique Congar (éd), Yves Congar. Journal de la Guerre (1914-1918), Éditions du Cerf, 1997.
[2]. Anne-Marie Chartier, « La guerre telle qu’on l’enseigne à l’école primaire», intervention pour la journée d’études « L’enfant et la guerre », ENS-Paris, en partenariat Laboratoire Lila-ENS et SHE, sous la direction de Deborah Levy-Bertherat (ENS) et Mathilde Lévêque (Paris XIII).11 juin 2008
[3]. G. Bruno, Les enfants de Marcel, instruction morale et civique en action : Livre de lecture courante, cours moyen, Paris : Vve E. Belin et fils, 1887, p.71.
[4]. Albert Sarraut, Circulaire du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, 30 septembre 1914, relayée dans l’ensemble des départements français et reprise dans les conférences pédagogiques des inspecteurs départementaux.
[5]. Alain Corbin, Les conférences de Morterolles, hiver 1895-1896. À l’écoute d’un monde perdu, Paris, Flammarion, 2011
[6]. Cahier de notes prises lors de conférences pédagogiques, canton de Monêtier-les-Bains, 1896-1924 (fonds privé). Télécharger les pages du cahier citées.
[7]. Olivier Loubes, L’école et la patrie. Histoire d’un désenchantement 1914-1940, Belin, 2001.
[8]. Emmanuel Saint-Fuscien, « Enfants, sauvez les tombes de nos morts » : Deuil de guerre et monde scolaires (1914-1939) », Société d’études jaurésiennes, « Cahiers Jaurès », n° 225, pp. 65-87.
[9]. Emmanuel Saint-Fuscien, op.cit., p. 68.
[10]. Jay Winter, Sites of Memory. Sites of mourning. The great war in European Cultural History, Cambridge, Cambridge university Press, 1995.
[11]. Suzanne Citron, Le mythe national. L’histoire de France revisitée, Paris, L’Atelier, 2008.
[12] Charles Péguy, De Jean Coste, coédition Actes Sud/Labor/L’Aire, 1993, pp. 94-95
[13] Olivier Loubes, L’école, l’identité, la nation. Histoire d’un entre-deux-France (1914-1940), Belin, 2017.
[14]. Olivier Loubes, « À contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste (1904-1952) », Histoire@Politique, n° 3, 2007. [En ligne]. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2007-3-page-13.htm
[15]. Vial-Mazel et Cusset, Histoire de France, Cours Moyen, Les presses universitaires de France, Paris, 1926.
[16]. Vial-Mazel et Cusset, ibid.
[17]. Malet et Isaac, Histoire de France et notions d’histoire générale de 1852 à 1920, enseignement primaire supérieur, Librairie Hachette, 1930. Pour une lecture fine de l’évolution des Malet et Isaac, voir Rémy Cazals, « Les versions successives du Malet-Isaac », in R. Cazals et C. Barrera (dir.), Enseigner la Grande guerre, Actes du colloque Abbaye-école de Sorèze, 21-22 octobre 2017, éditions midi-pyrénéennes, Portet-sur-Garonne, 2018, pp. 51-57.
[18]. Olivier Loubes, « D’un roman national, l’autre. Lire l’histoire par la fin dans les programmes de 1923 et de 1938 », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 21, septembre-décembre 2013 [en ligne, www.histoire-politique.fr] [issu d’une intervention devant le Groupe d’enseignement et de recherche sur l’enseignement scolaire de l’histoire, Sciences Po, Paris, 14 mars 2012].
[19]. Robert Paxton, La France de Vichy 1940-1944 [« Vichy France : Old Guard and New Order, 1940-1944 », 1972], Éditions du Seuil, « L’Univers historique », 1973.
[20]. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, 1961 ; Fayard, 1988, et Gallimard, « Folio histoire », deux volumes, 1991 ; troisième édition, trois volumes, Gallimard [archive], « Folio histoire », 2006.
[21]. La Grande Guerre dans les manuels scolaires. Entretien avec Nicolas Offenstadt, INRP, 2006, http://ecehg.inrp.fr/ECEHG/enjeux-de-memoire/histoire-et-memoire/reflexion-generale/offenstadt.pdf
[22]. Marc Michel, Les Africains et la Grande Guerre : l’appel à l’Afrique (1914-1918), Paris, Karthala, 2003.
[23]. Centre de documentation pédagogique (CNDP), puis Réseau Canopé.
[24]. La Documentation française.
[25]. L. P. Renaud, Notre morale : « servir » (cours moyen et second cycle des écoles primaires), collection « enfants de France », Charles-Lavauzelle et Cie éditeurs, Paris, Limoges-Nancy, 1943.
[26]. Tristan Lecoq, La Grande Guerre. De l’histoire à l’histoire enseignée. Historiographie, histoire, enseignement, Eduscol, 2015.
[27]. Antoine Prost, La Grande Guerre expliquée à mon petit-fils, Éditions du Seuil, 2005.
[28]. BO spécial du 26 novembre 2015, « L’Europe, un théâtre majeur des guerres totales (1914-1945) » avec un premier sous-chapitre intitulé : « Civils et militaires dans la première guerre mondiale ».
[29]. Benoit Falaize, L’Histoire à l’école élémentaire depuis 1945, PUR, Rennes, 2016.
[30]. Pascal Mériaux, Benoit Falaize, Le Génocide arménien à l’école, Rapport INRP, novembre 2006.
[31]. Benoit Falaize, « Peut-on encore enseigner la Shoah ? », Le Monde diplomatique, mai 2004. [En ligne]. Disponible sur : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/05/FALAIZE/11188 ; Voir aussi Corbel, Laurence, Falaize, Benoit, « L’enseignement de l’histoire et des mémoires douloureuses du XXe siècle, Revue française de pédagogie, INRP, avril-mai-juin 2004.
[32]. Voir sur ce site : « À l’Est la guerre sans fin, 1918-1923 ». Aux racines du siècle présent, par Norbert Czarny.
Voir sur ce site
• Commémorations du 11-Novembre :
questions-réponses à l’usage des enseignants.• Pourquoi commémorer la Grande Guerre.
• 1918-1919 : de l’armistice à la paix.
• Qu’est-ce qu’un monument aux morts.
Projets pédagogiques et culturels.
• Lire et étudier «Ceux de 14».
Hommage à Maurice Genevoix, cent ans après.• « Le Feu », d’Henri Barbusse : une approche pluridisciplinaire au collège et au lycée.
Et les nombreux articles publiés dans
l’École des lettres