Les apparitions de Mark Rothko
à la fondation Louis-Vuitton

Les célèbres tableaux abstraits de l’artiste américain ont été précédés d’une peinture figurative dans les années 1930 et plus tragique dans les années 1940, avant un cycle multiforme et une vraie percée de la lumière et de la couleur.
Par Philippe Leclercq, critique

Les célèbres tableaux abstraits de l’artiste américain ont été précédés d’une peinture figurative dans les années 1930 et plus tragique dans les années 1940, avant un cycle multiforme et une vraie percée de la lumière et de la couleur.

Par Philippe Leclercq, critique

Des apparitions. C’est un peu comme cela que l’on peut voir les toiles du peintre américain Mark Rothko (1903-1970), dont une large rétrospective se tient actuellement à la fondation Louis-Vuitton, à Paris*. Il faut, de fait, du temps pour en apprécier les nuances infinies, bandes de couleur quasi unies sur fond monochrome. Il faut être patient ; leur découverte se mérite. Si tel est le cas, la joie de l’expérience sera ici doublée du plaisir d’apprendre qu’il y a eu un Rothko avant Rothko. Que les fameux tableaux abstraits, aujourd’hui largement connus et appartenant à la période dite classique de l’artiste (1949-1970), ont été précédés d’une première peinture située dans les années 1930. Le parcours simplement chronologique de l’exposition offre de commencer par aller à sa rencontre.

Rothko, première manière

L’artiste, alors âgé d’une trentaine d’années, observe la vie quotidienne de New York où il vit. Son attention va à des sujets sociaux, à la ville d’en bas qu’il explore jusque dans les escaliers et sur les quais du métro (The Subway, 1937). Sa peinture est alors figurative, souvent narrative, le trait expressionniste. Des foules se mêlent dans une sorte de chaos ; les visages disparaissent dans le vague, le flou de l’anonymat. Les couleurs assourdies et les formes simplifiées évoquent l’hébétude du quotidien. La touche est allusive, la palette en demi-tons dépeint une atmosphère ouatée, engluée dans un silence étouffant. Entre les piliers du métro, les fines silhouettes obéissent à la géométrie stricte des lieux. Comme la ville en surface, les espaces y sont fortement compartimentés. Les lignes horizontales et verticales composent des zones sévèrement délimitées, fermées à la communication, qui apparaissent comme les premiers indices de l’œuvre à venir.

Mythologie et monstres surréalistes

Au tournant des années 1940, l’artiste, insatisfait de cette figuration désenchantée de l’ordinaire, s’oriente vers ce qu’il nomme bientôt le sentiment du tragique universel. Plutôt que de représenter l’enveloppe de l’homme (un exercice qui lui semble vain et limité), il s’attache à en exprimer l’intériorité psychique. Lecteur d’Eschyle et de Nietzsche (celui du Naissance de la tragédie), il puise son inspiration aux sources de la mythologie pour traduire les antiques obsessions tapies, selon lui, dans le cœur des hommes (Sacrifice d’Iphigénie, 1942 ; The Omen of the Eagle (L’Augure de l’aigle), 1942 ; Tiresias, 1944).

D’un point de vue plastique, cette deuxième période du peintre doit non seulement à Picasso (et ses figures massives), mais aussi et surtout aux surréalistes (Masson, Tanguy, Matta, Miro, Ernst, etc.), réfugiés à New York depuis le début de la guerre. De nouveaux éléments – organiques – peuplent ses toiles. On distingue ici un bras, là des yeux, qui dessinent des figures hybrides, mi-animales, mi-végétales, évoquant une sorte de vie primitive et violente (on songe à Francis Bacon) dont les formes vont aller en s’allégeant. Quant aux formats des tableaux, ils s’élargissent, comme si le peintre cherchait à donner de l’ampleur aux visions qui s’agitent en lui. Ce faisant, sa peinture absorbe et digère peu à peu les influences du surréalisme.

La transition vers l’abstraction

Dès 1947, Rothko abandonne toute expression calligraphique et tout contour dessiné pour organiser sa toile sous forme d’espaces colorés. Les titres des œuvres sont remplacés par des numéros. Durant deux années, il entame un cycle nommé « Multiformes », d’où surgissent des formes plus ou moins géométriques, aux contours flous, qui semblent flotter dans l’espace. Comme en apesanteur. Le grand œuvre est en gestation. L’immense salle où se trouvent ces toiles, que l’on dirait « de l’entre-deux », est, sans nul doute, la plus émouvante. Elles révèlent quelque chose du processus créateur ; on y perçoit le génie au travail, occupé à chercher sa voie, à hésiter, à tâtonner même. La lumière, qui fera bientôt la singularité de la peinture de l’artiste, n’apparaît pas encore derrière les à-plats de vives couleurs impures.

La lumière sous la couleur

La suite de l’exposition, consacrée à la période de la maturité, est éblouissante. Les toiles sont comme des pans de mur de couleurs stratifiées. Une première couche de peinture dépasse sur les bords, se joue des nuances et fait vibrer la surface. La qualité de l’éclairage permet ici d’en apprécier l’aspect éthéré, les reflets soyeux et veloutés, les bordures vaporeuses d’où naît le relief des à-plats. Les couleurs sont denses et saturées. Le grand format des œuvres invite le spectateur à s’y plonger, à faire corps avec elles. « Un grand tableau est une transaction immédiate ; on y entre de plain-pied, déclare l’artiste, avant d’ajouter : « Je voulais créer un lieu. » Qu’elles soient de couleurs éclatantes ou de tons assourdis, la plupart de ces toiles exercent un puissant pouvoir d’attraction, une fascination hors du commun, comme une sorte d’espace vide ou de gouffre vertical qui attire et aspire.

Enfin, après la « Rothko Room » aux tons lie-de-vin, prêtée par la Tate Gallery de Londres, la dernière salle surprend non seulement par la rareté des œuvres exposées, mais aussi par l’austérité de la composition et de la palette retenue par l’artiste. Voisinant avec deux sculptures de Giacometti (que Rothko admirait), la série Black and Grey (1969-1970), une commande initialement prévue pour le nouveau siège de l’Unesco à Paris, est une variation autour de deux rectangles noir et gris superposés. Outre le bel écho chromatique (la couleur des œuvres de Giacometti aurait inspiré Rothko), l’épure des unes et le minimalisme des autres se livrent là un fameux dialogue sur la question de la présence au monde et de la tentation à la disparition.

P. L.

*L’exposition Mark Rothko se tient à la fondation Louis-Vuitton à Paris (16e) jusqu’au 2 avril 2024. Mercredi et jeudi de 10h à 20h ; vendredi de 10h à 23h ; lundi, samedi et dimanche de 9h à 21h.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq