« Les Aventures de Pinocchio », de Luigi Comencini
On connaît tous l’histoire. Un petit village de Toscane, à la fin du XIXe siècle. Un pauvre menuisier. Une bûche magique. Une marionnette intrépide ou les aventures de Pinocchio.
Le célèbre conte de l’écrivain-journaliste Carlo Collodi (1826-1890) est à nouveau adapté au cinéma. Le réalisateur italien Matteo Garrone en est l’auteur, et il précède de peu les versions de Ron Howard (avec Robert Downey Jr., produit par Warner), de Guillermo del Toro (animation, Netflix) et de Robert Zemeckis (avec Tom Hanks, Disney), toutes trois annoncées (avant confinement) cette année, au plus tard en 2021. Le bicentenaire de la naissance de l’auteur toscan avant l’heure, en quelque sorte.
Manque de chair
La surprise est de taille. Rien ne laissait, en effet, présager l’auteur de Gomorra (2008) et de Dogman (2018) aux commandes d’un tel projet. C’est, selon lui, le travail qu’il a dirigé en 2015 lors du tournage de son huitième long-métrage, Tale of Tales, qui l’a conduit au texte de Collodi.
« Avec Tale of Tales, confie-t-il dans le dossier de presse de Pinocchio, j’ai commencé mon voyage dans le surnaturel, des histoires où le réel se mêle au fantastique […] À la fin de ce film, j’ai réalisé qu’il y avait encore des marges d’exploration dans un territoire que j’avais à connaître. À ce moment-là, j’ai commencé à chercher une autre histoire et j’ai relu Pinocchio. Ce fut l’occasion d’un voyage dans l’Italie paysanne de la fin du XIXe siècle, à travers les photos d’Alinari, les peintres Macchiaioli, les grands illustrateurs comme Enrico Mazzanti [le premier à avoir illustré Pinocchio en 1883, ndr], le plus ancien, mon guide. »
« Le » Pinocchio de Matteo Garrone est une honnête illustration de la fable collodienne, fidèle à l’esprit comme à la lettre, qui cependant manque de chair, si l’on peut dire, de vibrations, d’émotions sincères. Roberto Benigni a, cette fois, choisi le bon rôle. Après avoir incarné le héros éponyme dans sa propre version du conte en 2002, il donne ici corps à Geppetto et se montre moins cabotin qu’à l’accoutumée. La photographie du film (Nicolaj Bruel) est soignée, l’usage des effets spéciaux mesuré. Mangiafuoco (l’ogresque Mangefeu) est une réussite. Le Chat et le Renard également. L’arbre rempli de pièces d’or est du plus bel effet visuel. En revanche, le formidable épisode du Requin-baleine est expédié, et le personnage de la Fée manque de substance.
La simiesque représentation du juge trahit, à vrai dire, toutes les limites de la proposition de Garrone, plus artisan qu’artiste-exégète d’une œuvre face à laquelle il paraît souvent démuni, en tout cas peu enclin à en tirer une interprétation personnelle, pénétrante et renouvelée, à l’image de son illustre prédécesseur Luigi Comencini qui, en son temps, en conçut un chef-d’œuvre, sculpté à même le prosaïsme merveilleux du conte. C’est pourquoi on aura d’autant plus de plaisir à revenir à cette version inoubliable, fruit du remontage des six épisodes (de 55 minutes chacun) de la minie-série que Comencini tourna (en 35mm et en couleurs) pour la télévision française en 1972, et qui sortit sur les écrans nationaux en 1975.
La version de Comencini s’affranchit de l’esprit sermonneux du texte tout en en respectant globalement la trame. Elle est d’une beauté âpre et déchirante, et son Pinocchio à ce point moderne qu’un critique de l’époque voyait en lui « une incarnation de la liberté anarchique, de l’instinct libertaire, face à un monde adulte inaccompli, rétrograde et béatement inepte » (Robert Benayoun, Positif, mai 1974).
Trajectoire édifiante
Carlo Collodi publie Storia di une buritano en feuilleton dans une revue pour enfants entre 1881 et 1883. Les récits à but pédagogique sont alors à la mode en Italie, et l’auteur, par ailleurs traducteur des Contes de Charles Perrault, remporte un tel succès que ses jeunes lecteurs, contrariés de se voir « abandonnés » au pied du Grand Chêne où est pendu Pinocchio, exigent de lui qu’il leur offre une suite à ce chapitre 15 sur lequel il pensait clore son histoire. Le héros « tête de bois » se remettra donc de cette dernière péripétie et connaîtra d’autres aventures. Celles-ci furent ensuite regroupées en 1883 en un volume sous le titre Le avventure di Pinocchio. Sa deuxième édition de 1886, illustrée par Carlo Chiostri, retiendra notamment l’attention de Luigi Comencini qui s’en inspirera au moment de la conception des décors, des costumes et du générique de son film.
Les Aventures de Pinocchio de Collodi repose sur une structure narrative simple, parfaitement linéaire, composée de courts chapitres (d’une grande économie de détails) qui s’épaississent au fur et à mesure de la progression du récit. L’action, toujours signifiante et riche de rebondissements, converge vers une morale du mérite et de l’obéissance à l’autorité. L’effort au travail (scolaire) y est dûment valorisé, et les adultes, garants de l’ordre, en font un éloge si fréquent que Pinocchio lui-même, héros pourtant prompt à céder à l’attrait du merveilleux, en conçoit une forme de culpabilité. Peu à peu tourmenté, le pantin se lamente de son infortune, s’adresse des reproches et déplore son incapacité à persévérer. À l’exact inverse de l’ardent personnage comencinien, jamais dévoré de remords…
Parti-pris réaliste
Auteur de Tu es mon fils en 1957 et de L’Incompris en 1967, deux longs-métrages aux côtés desquels Les Aventures de Pinocchio forme une trilogie de l’enfance douloureuse, Luigi Comencini (1916-2007) entreprend dès juillet 1969 de porter, déclare-t-il, le « livre magique […], extraordinaire » de Collodi à l’écran. Soit peu après le printemps 69 italien (réplique transalpine du « Mai-68 » français), et à l’heure du grand chambardement idéologique et de la critique des différentes formes de pouvoir.
Comencini ne mésestime pas la tâche qui l’attend ; il sait la richesse de l’œuvre originale et l’ampleur des difficultés – narratives, visuelles, morales, philosophiques – à surmonter pour le passage à l’image. Le résultat est une réussite, modèle de transposition filmique entre respect de la poésie de l’œuvre originale et lecture personnelle.
Les images liminaires du film renseignent d’emblée sur le parti-pris de la mise en scène. Comencini a décidé d’accentuer le réalisme du conte au détriment du merveilleux (et du bestiaire qui lui est attaché). On ne croisera, par conséquent, ni faucon, ni serpent, ni caniche-postillon, ni pigeon-voyageur… Les personnages du Chat, du Renard et de la Limace seront pris en charge par des acteurs. Comme le héros éponyme lui-même, vite incarné par l’inoubliable et pétillant Andrea Balestri (à peine âgé de sept ans au moment du tournage). Ce choix d’écriture permet à la fois d’esquiver les problèmes de trucages et de consolider l’unité esthétique du film.
De l’humour
Le réalisme de l’œuvre s’appuie sur une Toscane hivernale, rude, austère, hostile. De nombreux détails, à commencer par l’intérieur de la masure de Geppetto, soulignent la misère dont souffrent les habitants de la région (où l’on est, comme Pinocchio, souvent sujets à la faim). Cette immense pauvreté durcit les rapports et pousse les êtres à l’indifférence, à l’image de ceux qui assistent impassiblement à la noyade de Geppetto, puis à celle de Pinocchio.
Comencini accorde une large place au pittoresque ; l’humour grotesque l’emporte souvent sur le fabuleux. L’avare et soupçonneux Maître Cerise, dont Comencini tire un bon parti, apparaît comme un double inversé et comique de Geppetto. Même son acte compassionnel (don de sa vieille pèlerine) ne semble flatter que son ego. Le Chat et le Renard ne sont, dans la peau respective de Franco Franchi et Ciccio Ingrassia, que des « pantins » hystériques, mus par leurs seuls instincts. Manipulateurs et dupes à la fois, les deux compères sont attachés à Mangiafuoco et à l’univers forain du spectacle et de l’illusion.
Personnages troubles à mi-chemin de l’homme et de l’animal, ils apparaissent comme le fruit d’une synthèse entre le réalisme et la féérie, entre la tradition théâtrale de la commedia dell’arte et les mirages du réel. Leurs courses-poursuites après Pinocchio, tournées en léger accéléré et accompagnées d’un motif musical, forment un clin d’œil au cinéma burlesque américain (comme celle de Geppetto dans la grand-rue du village lors de la première escapade de son « enfant »).
L’humour, apport spécifique de Comencini au récit collodien, permet de désamorcer tout ce que la misère d’un Geppetto peut avoir de pathétique. « Regarde comme il est tard », lance ce dernier à Pinocchio, en désignant sa vieille horloge dépourvue d’aiguilles, ou « Béni soit l’inventeur du lit ! », alors qu’il n’a pour toute couche qu’une planche de bois. Livrant une version quelque peu édulcorée du personnage, Comencini fait de Geppetto un homme bon, docile jusqu’à la soumission – une figure sacrificielle par excellence.
Pinocchio incarné
À la fin du récit collodien, la Fée transforme la marionnette en garçonnet pour le récompenser de sa sagesse. « Petit homme » admis dans le monde, Pinocchio est ravi de répondre – de se soumettre – aux exigences des adultes.
Comencini a, pour sa part, une autre idée du personnage et du sens de la narration. Avec sa scénariste Suso Cecchi d’Amico, il supprime le 36e chapitre et place le prodige de la Fée au début de son film. En inversant ainsi la chronologie de la narration, il permet la rapide métamorphose de son personnage à qui il offre de connaître un destin de petit garçon bien vivant. Lequel se trouve d’autant plus poussé à agir, à s’affirmer et à se défendre que la réalité qui l’entoure est hostile, et la Fée sévère avec lui.
Outre que ce reversement du schéma narratif s’accorde parfaitement au réalisme des images et qu’il évacue la crainte du manque d’intérêt du public pour les tribulations d’une marionnette pendant près de six heures (dans la première version télévisuelle), il permet de donner chair à l’esprit de résistance du personnage, de rendre prégnant tout ce que le héros de papier et de bois contient d’énergie, et de faire à la fois du jeu du jeune acteur un puissant moteur de mise en scène ainsi que l’instrument d’une profonde empathie.
La méchante Fée
Portant les nobles traits de l’actrice Gina Lollobrigida, la Fée a parfois l’allure d’une dame patronnesse, engagée dans des œuvres de bienfaisance (la soupe populaire). Gardienne des valeurs morales, elle est une pédagogue exigeante, froide et distante avec Pinocchio, loin de la douce Fée-fille/femme du récit collodien. Peu disposée à aider l’enfant dans sa quête pour retrouver son père, elle lui tient porte close quand celui-ci, poursuivi par deux fripons (le Chat et le Renard), lui demande un asile protecteur. Et ne se décide à intervenir qu’après que le garnement a été rudement puni (pendu).
Piquée plus tard que l’enfant, pleurant sur sa tombe, soit distrait de son chagrin par la faim, elle lui inflige une nouvelle punition, qui n’est alors rendue possible qu’au prix d’une nouvelle inversion de l’épisode collodien du chien Mélampo, après et non avant la découverte de la sépulture. Quand les deux personnages se retrouvent enfin, la Fée feint un moment de ne pas reconnaître Pinocchio (une scène qui, chez Collodi, s’opère sous le signe d’un amour réciproque). Aussi, pour solder la supercherie et prévenir la défaite de la Fée, l’enfant malicieux de Comencini raille la cruelle en ces mots : « Je savais bien que tu n’étais pas morte. »
Privé de chapitre 36, le récit comencinien s’achève sur un ultime rendez-vous manqué entre La Fée et Pinocchio. L’humiliant repas en carton, servi par la Limace, précipite la révolte de Pinocchio qui, après avoir tout cassé, s’enfuit au Pays des Jouets en compagnie de Lucignolo (Lumignon). Le projet éducatif de la Fée, qui a confondu sévérité et cruauté, la poigne de fer sans le gant de velours, a échoué. Elle ne peut dès lors plus rien pour Pinocchio qui, devenu un âne dans un cirque, finit par refuser la pauvre et tardive douceur qu’elle prétend lui offrir.
Lucignolo, l’insoumis
Tout oppose la Fée au compagnon d’échappée de Pinocchio, Lucignolo, que Comencini a choisi de développer par rapport à l’original, voyant en lui une puissante ligne de force au service du drame. Jeune flibustier de l’existence rencontré sur une plage, Lucignolo est un tentateur qui fascine d’emblée Pinocchio. Ce dernier voit en lui un double, un frère fugueur comme lui (mais en plus grand, plus délié, plus accompli), un modèle d’indépendance absolue, affranchi de la peur et de l’autorité (famille, école, police), qui lui fausse d’ailleurs compagnie à la première occasion !
Comencini l’observe sans le juger, et ses rares apparitions à l’écran sont l’occasion d’une détente dans le douloureux apprentissage de Pinocchio. Cependant, seule la scène des beignets, à l’inverse du voyage au Pays des Jouets et loin des sanctions de la Fée, se termine bien. La « vraie » vie est toujours préférable aux illusions du merveilleux, nous dit Comencini qui préfère « oublier » pudiquement sur le bord romanesque de la narration celui qui aura représenté un beau rêve d’insoumission pour Pinocchio, et en escamoter la fin pathétique.
Père et fils retrouvés
Entre son départ pour l’école et son arrivée dans le ventre du Requin-baleine, Pinocchio n’aperçoit plus guère Geppetto qu’au moment fugitif de sa noyade. Pour autant, le lien entre le père et le fils n’est jamais complètement rompu. Comencini appuie son récit sur un montage parallèle des images, partagées entre l’errance de l’un et les mésaventures de l’autre. Cette structure en miroir, propice à la tension dramatique, jette un éclairage sur les efforts des deux personnages tendus l’un vers l’autre, lancés dans le même trajet initiatique à la découverte l’un de l’autre.
Les cinq apparitions à l’écran de Geppetto (après la fugue de Pinocchio) sont autant d’étapes sur le chemin d’une déchéance trouvant sa conclusion dans la mort symbolique du personnage à l’intérieur du ventre du squale duquel Pinocchio le sortira pour renaître à la lumière.
Le père et le fils enfin rassemblés achèvent leur traversée à dos de thon sur le rivage d’un nouveau départ. Leur riche expérience respective sera leur viatique pour surmonter les obstacles du monde, par ailleurs, inchangé. La plage, frontière entre terre et mer, est alors l’annonce du franchissement pour Pinocchio d’un cap décisif : l’adieu douloureux à l’enfance et le passage à l’âge adulte. Pantin parvenu à l’humanité chez Collodi, Pinocchio, poussé par la faim (encore), s’élance alors avec appétit aux côtés de son père retrouvé vers l’autre grande aventure de la vie.
Philippe Leclercq
Voir sur ce site :
• « Pinocchio » à l’écran, par Anne-Marie Baron.
• « Les Aventures de Pinocchio », de Carlo Collodi, ou les métamorphoses d’un pantin, par Yves Stalloni.