Les Feux de l’amour et du hasard :
y a-t-il un Marivaux dans le placard ?
Par Pascal Caglar, professeur de lycée (Paris)
Si Marivaux semble un peu daté (le marivaudage est un raffinement réputé indigeste), la Comédie Presque Française le rend beaucoup plus accessible et contemporain dans sa version très personnelle et décalée du Jeu de l’amour et du hasard. S’inspirant des Feux de l’amour, série télévisée américaine (1973), cette troupe réussit le tour de force de conserver le texte de Marivaux presque intégralement et de le plonger dans une ambiance parodique de feuilleton sentimental. Le parallèle est d’un comique irrésistible, irrévérencieux et plein d’intuitions.
Le génie de la troupe consiste à comparer l’intrigue de Marivaux (l’échange de rôle entre maîtres et valets pour mieux découvrir son promis) à un imbroglio à l’eau de rose et à suspense. L’histoire est transposée dans une famille de riches Américains (la famille de Bob Flanagan), écho de la somptueuse demeure du seigneur Dorante, et joue de l’ambiguïté entre scènes pour le théâtre et scènes pour la télé, marivaudages à moitié obscurs et à moitié idiots.
Dès lors, la pièce est un festival de procédés comiques : les anachronismes sont permanents, la régie interrompt sans cesse l’action, les acteurs quittent leur personnage (Bob Flanagan est aussi « le monsieur de chez Carglass »), les problèmes personnels interfèrent avec les rôles (déception amoureuse, alcoolisme), les incidents imprévus s’accumulent, et surtout les dialogues jouent constamment du choc entre le français classique et maniéré de Marivaux et le français prosaïque et cru d’aujourd’hui. Comme si la dégradation de la langue suivait celle du sentiment amoureux.
Source de suspense et de philosophie
En effet, dans Les Feux de l’amour et du hasard, la psychologie n’est plus comme chez Marivaux une fine analyse des contradictions du cœur et de la vanité, mais un catalogue de postures amoureuses stéréotypées. Le jeu devient une succession de clichés, Sylvia et Dorante miment les tourments de leur cœur avec un excès caricatural (expressivité du visage, emphase des gestes et des manières), et ce qui est subtilité dans le langage de Marivaux devient énormité sur la scène du tournage télé.
Certains pourront ne voir dans la pièce qu’une parodie de séries télé, et en reconnaitre les procédés mécaniques et les intrigues à peine croyables, mais d’autres, connaisseurs de Marivaux, pourront se délecter de cette concordance des temps, si inattendue et en même temps si pertinente, où ce qui est source de suspense dans les séries (une action artificiellement dramatique) est cause de philosophie chez Marivaux (une action qui explore progressivement les vérités du moi).
Si le spectacle est une vraie réussite, c’est aussi parce qu’emmenée par Béatrice de La Boulaye, la troupe de la Comédie Presque Parfaite n’en est pas à son premier essai. D’autres grands classiques ont déjà été détournés avec brio, comme Dom Juan les Pins (Don Juan au camping) et L’École des naans (Arnolphe à la sauce Bollywood). Retour de l’esprit potache, où l’impertinence et la dérision de ceux qui ont un peu de culture et beaucoup d’humour fait la joie d’un public complice.
Ce spectacle, programmé tout l’été à la Comédie de Paris, est un divertissement bien en phase avec la saison, tournée vers la détente mais si possible intelligente. Il y a fort à parier que les profs de français, les étudiants de lettres ou même les élèves (qui ont Marivaux à leur programme) soient les premiers à rire de cette réécriture loin de n’être qu’une farce.
Les plus érudits se souviendront du théâtre de foire du XVIIIe siècle, spécialisé dans les parodies de pièces classiques, où certains des plus grands comiques ont fait leur premier pas… comme Marivaux et Beaumarchais.
P. C.
Les Feux de l’amour et du hasard, au théâtre de la Comédie de Paris, jusqu’au 1er septembre 2023. Avec Lucile Marquis ou Béatrice de La Boulaye, Nicolas Guillot ou Philippe Bérodot, Benjamin Gauthier ou Éric Peucheu, Cédric Moreau ou Mathias Van Khache, Diana Laszlo, Valentin Papoudof.
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