« Les Frères Lehman », de Stefano Massini, Prix Médicis Essai 2018
Dans la danse avec les frères Lehman
En donnant un chant épique qui se déroule sur un air de piano mécanique, Stefano Massini saisit la trépidation de l’Amérique à travers le destin d’une dynastie, celle des banquiers Lehman.
Du rythme avant toute chose, semble nous dire Stefano Massini dont le livre à peine ouvert saisit son lecteur, le prend par la main pour l’entraîner dans la ronde de la vie des frères Lehmann.
Tout se passe comme si le premier arrivant passait son bras sous le vôtre pour ne plus vous lâcher avant le terme de cette aventure, la fin de la partie et celle de la musique.
La danse du texte
Stefano Massini, avant tout dramaturge, a su trouver voire ressusciter une forme ancestrale de récit à mi-chemin entre oralité et écrit, soient de courtes phrases qui forment des strophes, des laisses, plutôt que des paragraphes enchaînant les répétitions, les formules rituelles empruntées au yiddish à l’hébreu et à l’anglais des Américains.
Les refrains scandent des séquences de récit qui déroulent le destin des frères Lehman interrompues de temps à autres par des listes dont celle, ahurissante, des cent vingt mantras que doit réciter chaque jour le pauvre Sigmund, héritier partiel de la banque et trop tendre pour cette activité :
« 79 Qui se limite s’ampute, Sigmund !
80 Prend ce qui te revient, Sigmund.
81 Se montrer fort Sigmund vaut mieux que se dire fort.
82 La ruse Sigmund, vaut mieux que la bonté.) »,
liste que l’impétrant doit réciter chaque jour face à son miroir et qui s’achève par ce commandement :
« Sigmund Lehman s’écrit en majuscules ».
C’est donc un roman-ballade, comme le définit son auteur, un récit qui parle de sa propre voix dans une tradition littéraire continue héritée du roman médiéval.
Amerike
Le résultat est saisissant, l’histoire des frères Lehman devient très vite celle de l’Amérique moderne qui va de la vente de coton en Alabama à celle du sucre, du sucre au charbon, au café, aux chemins de fer, au pétrole jusqu’à la banque d’affaires qui s’écroule en 2008. Mais il n’y a jamais de pesanteur démonstrative chez Stefano Massini ; tout se passe comme si chaque action entraînait naturellement la suivante, y compris lorsque la fratrie s’arrête pour délibérer sur la meilleure marche à suivre, le refrain ponctue la réflexion, lui enlève son caractère de temps mort et le récit repart.
L’Histoire de l’Amérique devient alors une question de point de vue, celui de ces immigrants qui gardent leur culture, qui continuent de vivre l’année en suivant l’ordre des fêtes de leur enfance mais qui savent comment parler aux hommes d’affaires et devenir maîtres du temps, inventent la Bourse, les obligations, la finance.
Débuter dans le coton aide à se métisser culturellement, se tisser avec ce nouveau pays dans sa course à la modernité.
L’histoire c’est l’économie
Avec l’énergie d’un Dos Passos et son sens du réalisme qui fait intervenir la réalité directement dans le texte, Stefano Massini descend le fleuve de l’activité économique du coton au sucre, du sucre au café et aux chemins de fer avant les grandes inventions de la seconde génération Lehman, de la banque à la Bourse, au crédit et à la spéculation.
L’invention du repas d’affaires, l’intérêt pour l’art ou le cinéma ainsi que les mariages, aménagent les rives de ce fleuve qui passe par des rapides avant de se diriger vers la chute. L’auteur ne juge jamais ; sa voix jaillit de temps à autre à travers celle du récit, s’interroge sur un personnage, le considère le soupèse dans la logique même de l’histoire : Mayer Lehman reçoit le surnom de Patate, parce qu’une patate allemande est à la fois résistante nourrissante, elle s’interpose entre le Cerveau et le Bras et fait ainsi tenir la fratrie. Ou bien à propos de Philip :
« C’est bien le fils d’un bras.
On dirait un poignet ayant le don des mots
Et de surcroît/il a ce zéro-virgul
d’astuce new-yorkaise
parfois sadique.
Pour ne pas dire cruelle. Oui:
Philip est peut-être la dernière carte à jouer. »
L’Histoire des États-Unis y entre peu et ses grands ébranlements, s’ils sont inévitables, n’apparaissent qu’à l’aune de la vie économique et familiale, ainsi de la guerre de Sécession qui interrompt la route du coton et renforce la partie new-yorkaise de la fratrie, de la prohibition qui contraint les cousins à s’entendre sans verre quotidien de bourbon ou de la crise de 1929 qui sert essentiellement de toile de fond aux rapports père-fils d’une nouvelle génération et dont le principe, n’aider aucune banque à se sauver, sera lourd de conséquences en 2018.
Dynasty
Le titre original du livre nous le rappelle Qualcosa sui Lehman (Quelque chose à propos des Lehman). L’histoire de la famille est au centre du texte mais l’auteur déjoue là aussi les pièges de la pesanteur biographique. Le présent permanent qu’il utilise nous place au bord du fleuve temps sans jamais offrir de retour en arrière, les générations se suivent, se transmettent ou refusent de participer mais on ne perd pas de temps.
Quant à la famille à proprement parler, elle est la matière même du récit : au début comme une cellule dont les choix en matière d’activité équilibrent les conflits personnels et dont le principal souci est de rompre définitivement avec la Bavière originelle. La seconde génération verra l’autocratisme s’imposer, et avec lui l’obsession de l’argent pour l’argent. Fini les gains à zéro virgule quelque chose, comme le répète le récit, il s’agit à présent de mettre quelque chose devant la virgule, de multiplier sans acheter ni vendre des marchandises mais en promettant des profits, en vendant de l’argent et des rêves d’enrichissement. Sans attendre. La dernière génération est comme écrasée par son propre destin.
La ténacité familiale, si elle change d’objet, installe une constance d’opiniâtreté au sein du texte. Que ce soit pour les affaires ou pour la façon dont les Lehman parviennent au mariage avec des femmes qui ne leur sont pas destinées (ils reviennent chaque semaine voire leur promise jusqu’à ce qu’elle ou la famille cède), leur vie se tend sans cesse vers un objectif et fait avancer le texte.
L’opiniâtreté fait avancer également dans les rangs de la synagogue à New York. Les Lehman sont au vingt et unième et ils n’auront de cesse de gagner le premier, celui des Goldmann. Et les arrangements familiaux se font parfois en grinçant des dents, parfois restent en suspens mais jamais bien longtemps. On devient juge ou homme politique, on condamne la finance mais on reste un héritier de la banque, il est impossible de gagner contre elle sans tout quitter, littéralement s’effacer, disparaître.
Être un Lehman signifie y prendre sa place et refuser d’y siéger relève de l’hérésie, les parents se servent de la culture biblique pour y amener leurs enfants mais parfois ceux-ci résistent, opposent une fin de non-recevoir à la Bartleby. Les enfants de la seconde génération pousseront les parents vers la sortie.
Le départ le plus significatif sera sans doute celui de Dreidel Lehman de la seconde génération, qui relève et compte les mots depuis son enfance et note qu’on est passé de « profit, rapport, encaisser » à la génération « bénéfice, intérêt » et qu’on a remplacé « obtenir, réussir, concurrence » par « nous étendre, contrecarrer, ennemi, arme ». Et, conclut le récit :
« Après quoi
Dreidel se tut.
La nuit était bien avancée
Il ouvrit la porte
et disparut dans le long couloir désert.
Depuis ce jour-là
chez Lehman Brothers
plus personne ne l’a vu. »
En se dénaturant la banque sombre et l’auteur a ce dernier trait de génie de réunir une ultime fois l’ensemble des Lehman dans la même pièce, chacun réagissant suivant sa pente, le trait de caractère que lui a conféré, en le répétant, le récit.
Puis ils se retirent tous ensemble à l’annonce de la mort de leur affaire et entrent dans la période de stricte observance du deuil religieux. Le lecteur demeure pour sa part étourdi au sortir de cette danse, quittant ses partenaires à regret, il n’a pas vu le temps passer.
Frédéric Palierne
• Stefano Massini, « Les Frères Lehman », traduit de l’italien par Nathalie Bauer, éditions Globe, 2018, 848 p.
• Avant d’être ce « chant épique », Stefano Massimi écrivit « Chapitres de la chute : saga des Lehman brothers » en 2012. La pièce fut montée en 2013 et 2016 au théâtre du Rond-Point, à Paris. Extraits.
• Le site des éditions Globe.
• La saga des Lehman Brothers de Stefano Massini a fait l’objet d’un feuilleton en dix épisodes sur France Culture en 2018 : Chapitres de la chute.