« Les Grands Squelettes », de Philippe Ramos
Qu’est-ce qui peut bien occuper l’esprit des gens que l’on croise parfois dans la rue, assis sur un banc ou dans un autobus, le regard dans le vague ?
À quelles secrètes introspections s’adonnent-ils ? De quels tourments sont-ils la proie ? Vers qui ou quoi tournent-ils leurs pensées ? Quelles idées les travaillent ?
C’est à ces questions a priori sans réponse, c’est-à-dire ouvertes à une infinité de possibles, que le réalisateur Philippe Ramos (Capitaine Achab, 2007) s’est attelé pour son cinquième long-métrage dont le titre, Les Grands Squelettes, traduit la volonté de mettre à nu, de percer un peu du mystère de l’être, de franchir les limites de l’enveloppe protectrice.
Treize personnages en quête de sens et d’amour
Un homme d’affaires abattu. Un postier amoureux. Une adolescente paresseuse. Un vieux promeneur. Une nageuse triste. Un clochard céleste. Et cetera. Ils sont en tout treize personnages qui, tour à tour, apparaissent à l’écran. Treize hommes et femmes qui, seuls dans la rue et à un moment de la journée, se livrent à quelque débat intérieur, la voix off.
Un souci souvent les guide, un problème sentimental ou sexuel qui précipite les doutes, les angoisses. Beaucoup ont l’esprit tendu vers l’objet de leur désir – ou de leur dégoût. Qui est une épouse, un amant, un flirt, un inconnu, une voisine… Leur réflexion, accaparée de questions, est sinueuse, et intime. Libre, capricieuse, tyrannique. Et douloureuse parfois.
Les mots et les images les dessinent à la pointe sèche. Des histoires s’ébauchent, des vies se profilent à l’ombre de la parole qui dit bien ce qu’elle veut… L’on sait les faux-semblants et les vraies pudeurs du monologue, fût-il intérieur.
Images fixes
Philippe Ramos a choisi un format singulier sinon radical pour rendre compte des réflexions intimes de ses personnages. Partant du principe que la pensée intérieure est du temps suspendu, oubli de soi et absence au monde, il a fait le pari de l’image fixe comme expression plastique du regard figé sur les choses, une forme, un visage.
La lecture de son film n’en est pas moins dynamique. L’œil, à l’écoute des mots, fouille activement le cadre qui se donne à voir comme un tableau dont le sens s’élargit avec le temps de pause.
La voix du « penseur » est toujours située au premier plan des images. Lente, patiente, posée. Réfléchie. Toute à elle-même, elle repousse les bruits de la ville qui, assourdis, se dissipent parfois dans le lointain du cadre et de la pensée.
Des images en mouvement, comme le « retour au monde » de la conscience, s’intercalent quelquefois dans le montage des plans fixes (superbe travail de cadrage et de la lumière). Des images mentales apparaissent aussi, produites par un mot, un nom ou une idée, et se mêlent à celles subjectives du regard. Et inversement, les choses vues ou le proche voisinage (la présence d’un tiers, le jeu d’une ombre sur une chaise, la réalité de son propre corps) exigent un commentaire, détournent ou relancent le discours.
C’est une pensée en action qui se développe à l’écran. Chacun des personnages se définit par les mots qu’il prononce autant que par ce qu’il regarde.
Des monologues et du dialogue
Ramos s’est efforcé d’éviter l’exercice de style (le discours n’est pas ou peu motivé par l’état ou la profession du locuteur). Les Grands Squelettes s’apparente davantage à une variation sur le thème de la vie et de l’amour. Et il est intéressant d’entendre comment s’exprime le sentiment amoureux, comment enflent le désir ou l’angoisse, les doutes et les regrets.
Nous sommes ici au cœur de l’humanité sensible, fragile, émouvante. Chacun des personnages est une fenêtre ouverte sur un monde d’émotions inquiètes. Et tout fait sens. L’œil de Ramos est attentif. Il nous apprend à revoir le monde, à lui retrouver du sens, à lui redonner une existence.
L’image fixe oblige à regarder et à entendre les mots. C’est alors un passant, une chaise, un bout de trottoir, un morceau de paysage ou de ciel, une fenêtre, une main, sa propre main, qui deviennent des univers, des mondes de sens agrandis.
La forme narrative des Grands Squelettes se situe quelque part entre La Jetée de Chris Marker (1962) et Dieu seul sait quoi de Jean-Daniel Pollet (1995). Entre la dramaturgie du roman-photo cinématographique et l’aplat étourdissant des choses scrutées avec le regard du poète. Entre les mots et les images du film se noue un riche dialogue, nourri de beaux extraits de Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, qui enchantent l’œil et l’esprit du spectateur.
Philippe Leclercq