Les Larmes de Chalamov, de Gisèle Bienne :
tracer une route dans la neige

L’auteure française relate sa rencontre avec les textes de Varlam Tikhonovitch Chalamov, écrivain soviétique déporté sous Staline qui a passé dix-sept ans en Kolyma, dans un camp du Goulag. Elle lui rend un bel hommage et poursuit la réflexion sur l’écriture de témoignage.
Par Norbert Czarny, critique littéraire

L’auteure française relate sa rencontre avec les textes de Varlam Tikhonovitch Chalamov, écrivain soviétique déporté sous Staline qui a passé dix-sept ans en Kolyma, dans un camp du Goulag. Elle lui rend un bel hommage et poursuit la réflexion sur l’écriture de témoignage.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Les lecteurs de l’école des loisirs connaissent bien Gisèle Bienne, auteure de La Petite Maîtresse (2003), de La Chasse à l’enfant (2009) et de Retrouver le petit frère (2015). Une bonne dizaine de romans sont ainsi parus. Elle a aussi écrit La Ferme de Navarin (Gallimard, 2008) évoquant Blaise Cendrars, ou Katherine Mansfield dans la lumière du sud (Actes sud, 2011).

Sorti en avril dernier, Les Larmes de Chalamov est un récit qui emporte, émeut, et donne à penser. Il porte sur Varlam Tikhonovitch Chalamov, écrivain soviétique né en 1907 et mort en 1982. Un grand témoin du passé qui a sa place aux côtés d’Evguenia Guinzbourg, auteure du Vertige et du Ciel de la Kolyma (tous deux chez Points), et de Julius Margolin, l’écrivain du Voyage au pays de Ze-ka (Le Bruit du temps). Soit des textes nés dans les confins glaciaux de l’Union soviétique à l’époque stalinienne. La stature de Chalamov, sa droiture, son refus de toute compromission, de tout commandement sur les autres, le distingue.

L’actualité donne tout son poids aux Récits de la Kolyma, de Varlam Chalamov. La guerre en Ukraine, menée par une dictature qui fait des références explicites à Staline, a commencé quand le tyran a interdit à l’association Mémorial de rendre justice aux innombrables victimes des purges. Il a empêché de bâtir la mémoire sans laquelle les mêmes erreurs et mêmes crimes se répètent : « Notre époque a réussi à faire oublier à l’homme qu’il est un être humain », écrivait Chamalov en 1956.

Gisèle Bienne est depuis toujours une lectrice de Chalamov. Chaque jour, elle relit des passages de sa prose, ses poèmes, sa correspondance. Ces Larmes de Chalamov sont pourtant plus que la lecture attentive d’un écrivain, c’est une méditation sur notre époque, et le récit d’un compagnonnage.

Gisèle Bienne cherche les témoins, comme Primo Levi, comme Semprun. Elle évoque Margaret Buber-Neumann, militante communiste allemande enfermée dans le Goulag avant d’être livrée aux nazis, au moment du pacte germano-soviétique. À Ravensbrück, elle s’était liée d’amitié avec Milena Jesenska, la dernière fiancée de Kafka. À elles deux, elles concentrent un siècle de cauchemars. Autre témoin : Elena Lvovna Vladimirova, qui a écrit des milliers de vers à la Kolyma sans qu’un mot entier n’apparaisse sur le papier. Elle apprenait par cœur ce qu’elle composait, comme le faisait Nadejda Mandelstam transmettant les poèmes d’Ossip, son époux[1].

Débarcadère de l’enfer

Avec Chalamov, elle revient sur Magadan, « débarcadère de l’enfer », qui donne accès aux camps de la Kolyma, dans l’extrême est de la Russie. C’est un défilé interminable de bannis ayant voyagé pendant des mois à fond de cale. Ils traversaient une ville construite en peu de temps pour le transit vers le camp. Le territoire soviétique a connu vingt millions de déportés, six millions de prisonniers entre les années 30 et 50. Sur le portail du camp de Kolyma est inscrit : «Le travail est affaire d’honneur, de gloire, de vaillance et d’héroïsme.» À Buchenwald, à la même époque, on pouvait lire « Jedem das seine »: « À chacun son dû ».

Kolyma, rappelle Chalamov, c’est d’abord « la faim du crevard » et le froid. Les déportés travaillaient par moins 50 degrés. On creusait dans les mines pour en extraire de l’or. Ceux qui ne tenaient pas étaient abattus. On respectait des quotas, là comme ailleurs. Les dents en or étaient arrachées aux cadavres. Il fallait rembourser la dette contractée pendant la guerre auprès de l’allié américain.

Le Goulag était aussi le monde du crime. Les maîtres ont droit de vie et de mort sur les détenus. Leur cible privilégiée, c’était les « Ivan Ivanovich », les intellectuels, savants et autres artistes qui remplissaient les baraquements. Les truands étaient les alliés les plus fiables des chefs de camp. Il n’existait qu’une règle parmi les détenus, et il semble que tout le monde la respectait : ne pas voler le pain d’un autre. Pour le reste, ce monde amoral, que l’actuel dictateur russe apprécie tant pour sa langue « fleurie » et son cynisme, faisait ce qu’il veut. Les animaux n’étaient pas mieux considérés que les humains.

Un monde littéraire construit sur des débris

Primo Levi insistait sur le « filtrage » qu’opère le témoin en écrivant. Pour convaincre, il faut être le plus transparent possible, s’inscrire dans une tradition rationaliste, scientifique, et rendre les faits. Chalamov a lui aussi des partis pris. Avant d’être déporté par deux fois, il a écrit, notamment des poèmes. Mais à son arrivée au camp, il a compris que la littérature telle qu’il l’a découverte chez Tolstoï ou d’autres grands était impuissante : « La seule prose contemporaine qui vaille pour lui est celle de Faulkner, celle du ‘‘roman brisé’’, du ‘‘roman en pièces’’. Un monde littéraire fort se construit à partir de débris. Pas de lissage, de toilettage, de descriptions, de considérations psychologiques, ni de didactisme ni commentaire, rien qui procède de la tradition littéraire et moins encore d’une théorie de l’écriture ». Cette vision de la prose le distingue d’écrivains qu’il admirait, voire adulait, mais avec lesquels il était en débat. C’est le cas avec Soljenitsyne et également Pasternak dont il a lu, parmi les premiers, Le Docteur Jivago. Il n’était pas convaincu par la langue dans laquelle parlent les gens du peuple chez le grand romancier et poète.

Dans le camp, Chalamov n’écrivait pas, trop occupé à tracer sa route dans la neige vierge. Tout naîtra dans l’appartement qu’il a occupé seul à Moscou à partir de 1953. Il criait ses phrases, il les pleurait dans cette solitude à la fois désirée et imposée. Sa fille, née juste avant sa seconde déportation, l’a renié. Elle était fidèle au Parti et dans le pays, selon un proverbe russe « Les parents ont des enfants, mais les enfants n’ont pas de parents. » Son épouse l’exhortait à revenir à « une vie normale », à oublier. Il ne le pouvait ni le voulait. Ce que rapporte Gisèle Bienne fait entendre la voix de tous les déportés : « Renoncer à écrire, à ‘‘témoigner’’ serait mourir une nouvelle fois à soi-même. C’est malgré tout ce que de nombreuses familles ont attendu de ceux qui sont revenus des guerres, des camps, des prisons : le silence du revenant, son adaptation rapide à une nouvelle vie. Chalamov a interrogé d’anciens détenus : ‘‘Y eut-il dans leur vie un seul jour où ils ne se soient pas souvenus du camp ?’’ La réponse était invariablement : non. »

Iouri Dimitriev, un des historiens de Mémorial emprisonné depuis 2012 a, à sa façon, poursuivi l’œuvre de Chalamov. « Un homme ne devrait pas disparaître sans laisser de traces, a-t-il écrit. Il devrait avoir une tombe. La mémoire, c’est une des choses qui fait qu’un homme est un homme, qu’un peuple est un peuple, et pas uniquement une population. » Le très beau récit de Gisèle Bienne contribue à cette mémoire commune.

N. C.

Gisèle Bienne, Les Larmes de Chalamov, Actes sud, 224 p. 22,50 €.

Note

[1] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-fictions-avignon/by-heart-de-tiago-rodrigues-7711235

Norbert Czarny
Norbert Czarny