Les lauriers de la honte – Richard Millet
Prenez un écrivain estimable, reconnu de ses pairs, apprécié pour sa belle écriture, publié chez un éditeur célèbre où il occupe, de surcroît, des fonctions importantes attestant une bonne connaissance des choses de la littérature, mais qui, parallèlement, souffre d’une insuffisante «couverture médiatique» et d’une relative ignorance de la part du grand public. Il reste à cet obscur bien que brillant créateur une solution efficace : défendre l’indéfendable, valoriser l’horreur, célébrer l’ignominie et gagner par le scandale ce qui n’a pu être obtenu par le talent.
Voilà sans doute, conscient ou non, le calcul de Richard Millet quand il a fait paraître, le 22 août dernier, aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, en appendice à son essai Langue fantôme, un Éloge littéraire d’Anders Breivik. Car on n’ose croire que cet intellectuel respecté, bien qu’un peu mythomane, voire mégalomane, ait pu se lancer de bonne foi et sincèrement dans l’apologie de la barbarie au nom d’une prétendue croisade en faveur de la pureté de la race blanche.
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« Personne ne m’écoute »
Présenter les soixante-dix sept innocentes victimes de la tuerie de l’île d’Utoya en Norvège, froidement et méthodiquement assassinées par ce monstre effrayant le 22 juillet 2011, comme «de futurs collaborateurs du nihilisme multiculturel» serait perçu comme un inquiétant symptôme pathologique chez un esprit dérangé. Chez un penseur reconnu, auteur de plusieurs livres de belle facture sinon de saine inspiration, cela relève de la pure provocation. Curieusement revendiquée par l’intéressé lui-même d’ailleurs qui avance une justification honorable : «Quand je parle de façon diplomatique, personne ne m’écoute.»
L’argument a quelque chose de désarmant : pour être entendu des foules, il suffit de déverser à ses pieds des immondices de contre-vérités. Le parler juste ou mesuré, parce qu’il ménage la raison et le bon sens, n’a aucune chance de se faire entendre. Les satiristes et pamphlétaires du passé ou du présent, qui ont su toujours fixer eux-mêmes des limites aux excès de plume, savent que la surenchère et l’obscénité discréditent leurs auteurs.
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Les lauriers de la honte
Mais elles attirent les projecteurs et les micros. Richard Millet, en cette rentrée, est devenu une véritable vedette du paysage culturel, ce qu’aucune de ses publications antérieures n’avait pu réussir à faire. Pas un hebdomadaire ou un talk show où il ne soit question de son ignoble défense du criminel. L’audacieux Millet est, sinon invité, du moins commenté partout. Des tribunes paraissent ici et là pour exprimer l’indignation des gens équilibrés et la condamnation des écrivains dignes de ce nom.
Dans un numéro récent du journal Le Monde (11 septembre), Annie Ernaux déclare son «dégoût» pour ce «mépris de l’humanité» et mobilise la signature de ses confrères. Patrick Besson et Bernard-Henri Lévy, dans Le Point, avaient montré la voie, et Jean-Marie Gustave Le Clézio, prix Nobel de littérature, se dit écœuré par « l’élucubration lugubre de M. Millet» (Le Nouvel Observateur, 6 septembre). Plus la polémique augmente, plus l’auteur du scandale gagne en notoriété et récolte les lauriers de la honte.
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Un discours usé et populiste
Reste à dire un mot du contenu de cet atterrant éloge qui reprend un discours usé et populiste sur la décadence de l’Europe, le fantasme de l’islamisation, l’invasion des étrangers, et en particulier des Noirs, les menaces sur l’identité. Ce couplet démagogique a des chances, en ces temps incertains, d’attirer des sympathies à Millet et d’augmenter ses tirages. Sous la plume d’un intellectuel des beaux quartiers, ce réquisitoire est à la fois indigne et sot. Tellement indigne et tellement sot que toute réponse est inutile.
À moins de la demander, posthume, à tous ceux qui ont souffert dans leur chair de l’intolérance, du racisme et de la violence aveugle. Nous pensons à Robert Antelme, Primo Levi, Jorge Semprun, Charlotte Delbo, Varlam Chalamov et tous les anonymes qui, à la différence de ces rescapés témoins, ne sont pas revenus d’Auschwitz, de Buchenwald, de Ravensbruck ou du Goulag.
Tant que des Millet seront capables d’écrire de telles abjections, il nous faudra rappeler que la haine de l’autre jointe au culte des meurtriers fous conduisent inévitablement aux camps d’extermination et aux génocides.
Yves Stalloni
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• Annie Ernaux, Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature, « Le Monde », 10 septembre 2012.
• J.-M. G. Le Clézio, La lugubre élucubration de M. Millet, « Le Nouvel Observateur », 7 septembre 2012.
J’applaudis des deux mains, et me permets de vous renvoyer à une analyse publiée sur https://www.t-pas-net.com/libr-critique/?p=4906
Je trouve votre mise au point magnifique et hautement nécessaire. Et je souscris, ô combien, à votre conclusion, les ignominies que vous décrivez m’étant, pour des raisons d’histoire familiale…, insupportables.
Je n’étais pas au courant de l’existence de ce Richard Millet et vais regarder de près ces écrits. Une question me démange, au-delà de la réprobation que l’on peut ressentir en de telles circonstances, est celle de savoir pourquoi de tels écrits jouissent, si rapidement, d’une telle audience dans notre pays. Il convient, je crois, d’étudier de près les mécanismes qui régissent les réactions, la formation de l’opinion aujourd’hui – pour mieux prévoir et prévenir la catastrophe…
Votre texte est le plus juste et le plus posé que j’aie lu, même si la colère argumentée d’Annie Ernaux me semble aussi juste que bien formulée.
Je crois surtout que ce romancier qui supportait mal l’ombre a trop cherché la lumière. Et de quelle manière. Qui lira ses textes littéraires sans penser qu’il est aussi ce pamphlétaire de café du commerce (au style élevé, certes) ? Bientôt, il disparaîtra de tous les écrans, on ne parlera plus de lui, et comme Renaud Camus après son journal de l’année 2000, il devra trouver autre chose. Et en la matière, l’exemple prouve que la pente est rapide.
Merci pour cet article qui remet les choses à leur vraie place. Si pour vendre et passer à la télé, il faut en arriver à de telles bassesses et à un tel degré de provocation, il ne faudra pas s’étonner que le négationnisme l’emporte, que la pornographie morale soit si répandue et que la boue ait plus de succès que la vraie littérature.
Il est affligeant de penser que quelque minutes d’antenne donnent plus de notoriété que le jugement sain des lecteurs. Loft, exhibition et déballages en tout genre, faut-il vraiment être prêt à tout pour augmenter les tirages? Le Clezio et Modiano n’en ont pas eu besoin, que je sache.
Ces « lauriers de la honte » nous disent sans équivoque que dans notre monde superficiel les lauriers sont devenus, pour beaucoup, plus importants que la honte. Je vais faire confiance à Mme Ernaux, M. Le Clézio et M. Stalloni et ignorer l’opus de Richard Millet, puissions-nous (la confraternité des lecteurs) être nombreux à faire de même.